Anne Geneviève a écrit :Je reconnais d'autant plus volontiers mon erreur que, entre temps, j'ai lu des travaux de recherche sur le bön qui rejpoignent tout à fait ce que vous dites.
Chère Anne-Geneviève,
Permettez-moi de vous féliciter de votre sincérité et de votre honnêteté intellectuelle. De toute façon, tant de calomnies ont été répandues en Occident sur le Bœun depuis le livre d'Alexandra David-Neel qu'il faudra encore bien des publications scientifiques pour venir à bout des préjugés.
Je voudrais ajouter qu'il y a une grande leçon que les orthodoxes devraient donner, qu'ils ne donnent pas, et que les bœunpo, eux, arrivent à donner. C'est celle de l'indifférence pour ce que René Guénon appelait "le règne de la quantité".
Il ne doit plus guère y avoir qu'un demi-million d'adeptes de la tradition bœun à travers le monde. L'écrasante majorité de ceux-ci vivent sous l'emprise d'un régime qui réalise l'idéal de l'idéologie mondialiste et euromondialiste, puisqu'il est à la fois adepte du capitalisme sauvage sur le plan social et du communisme rigide sur le plan religieux. Or, les bœunpo savent aussi bien que nous que, comme me le disait un ami serbe, "aucune tradition ne peut survivre au communisme". Ils savent que leur tradition est à peu près condamnée. Baissent-ils pour autant les bras? Que nenni! Si le lama Tenzin Wangyal Rimpoché - qui est né en Inde, de parents ayant fui le communisme, et qui n'a jamais vécu au Pays des Neiges - écrit les livres que j'ai mentionnés, c'est qu'il a la bénédiction de ses supérieurs pour divulguer à un maximum de personnes les enseignements philosophiques du Bœun dont les représentants les plus autorisés de cette tradition considèrent qu'ils seront perdus à jamais,vu les circonstances adverses de l'époque, si on continue à les répandre comme autrefois de maître à disciple et avec une certaine confidentialité. Et, sans esprit de prosélytisme - et d'ailleurs, quel sens aurait du prosélytisme de la part de ceux qui se considèrent comme dépositaires de la
lex perennis ? -, les dépositaires du Bœun apportent leur aide à tous ceux qui la leur demandent, sans être obsédés par la faiblesse de leurs effectifs à travers le monde.
En ce sens, et seulement en ce sens, ils ne sont pas différents des adeptes d'une religion beaucoup plus fantaisiste, mais bien de chez nous puisqu'elle n'existe que dans des pays francophones: l'antoinisme si longtemps et si durement persécuté par l'Eglise catholique romaine en Belgique. Le desservant antoiniste se doit d'apporter son aide à tous ceux qui souffrent et qui font appel à lui, et il n'est pas freiné dans cette tâche par la considération qu'il n'y a plus que 20'000 ou 30'000 antoinistes à travers le monde.
Il est intéressant de comparer cette attitude avec celle qu'a eue le clergé orthodoxe émigré de certains pays où le communisme soumettait l'Eglise à des persécutions telles que le monde n'en avait jamais vues. Au lieu de voir que la Providence avait permis leur exil pour qu'ils rapportent la foi orthodoxe à des pays qui avaient jadis apostasié la Vérité, ils se sont de plus en plus repliés sur leur tribalisme (traduction littérale du terme phylétisme), car il s'agit bien là de tribalisme (les liens du sang) et non pas de nationalisme (l'Etat-nation qui peut être multiethnique ou plurilingue - le nationalisme suisse ne passe-t-il pas pour l'un des plus forts d'Europe alors que le pays a quatre langues nationales?). Ce clergé-là a systématiquement refusé toute forme de traduction ou de transposition dans les conditions de l'exil du patrimoine dont il était dépositaire, il a fermé la porte aux hétérodoxes qui voulaient rejoindre l'Eglise, il a souvent fait des efforts acharnés pour chasser le petit nombre de ceux qui s'étaient convertis.
Mais, en même temps, ce clergé-là - chez qui le tribalisme a déraciné la vie sprituelle et a fait disparaître jusqu'au sentiment de la παρρησία, cette confiance absolue que le chrétien orthodoxe a en Dieu - est, contrairement aux antoinistes ou aux bönpo évoqués plus haut, obsédé par le règne de la quantité, par l'obligation de faire du chiffre. En réalité, ce clergé-là n'est plus guère le disciple de saint Jean de Cronstadt ou de saint Nicolas Planas, mais bien de Joseph Staline, qui ramenait les questions spirituelles à la simple question: "Le Vatican, combien de divisions?"
Alors oui, ce clergé veut aligner des divisions - fussent-elles imaginaires. Tel évêque, à vrai dire surtout chargé de questions diplomatiques, affirmera d'un côté qu'il est hors de question que l'Eglise orthodoxe ait la moindre action pastorale auprès des autochtones du "territoire canonique" (?) du "patriarcat de Rome", mais n'hésitera pas, dans des réunions oecuméniques, à doubler par rapport à la réalité le nombre des baptisés qui relèvent de son patriarcat, heureux de trouver des interlocuteurs catholiques et protestants assez crédules pour croire que le communisme ne laisse pas de trace. Tel pays dont tous ceux qui le connaissent un tant soit peu sait qu'on y compte au moins 60% d'athées et que, dans la minorité de la population qui a encore une religion, le jéhovisme y taille des croupières à l'Eglise orthodoxe, sera présenté comme orthodoxe à 98,5% et juif à 1,5%, et l'interlocuteur "occidental", qu'il faut leurrer à tout prix dans cette partie de bonneteau, sera assez naïf pour le gober.
Ailleurs, on s'efforcera d'aligner des divisions imaginaires par réception de micro-sectes et d'ecclésioles, quitte à expulser tous ces Occidentaux plus ou moins convertis lorsque la levée des restrictions en matière de visa et la reprise de l'immigration permettent d'aligner des divisions plus réelles (enfin, pour le moment).
Incapable de la moindre pastorale, envoûté par son tribalisme, n'ayant que haine et mépris (mais mépris basé sur le complexe d'infériorité) pour le pays d'accueil dont il a pourtant adopté les salaires et le passeport, tel prêtre n'hésitera pas à harceler par téléphone ceux de ses compatriotes immigrés qui ne veulent plus mettre les pieds dans sa paroisse - non pas parce qu'ils n'ont plus la foi orthodoxe, mais, bien au contraire, parce qu'ils estiment qu'il est préférable pour la préservation de leur foi de ne plus participer au théâtre de marionettes du phylétisme, de ne fréquenter que les paroisses de leur pays quand ils y retournent pour les vacances, et de se contenter de lire les acathistes et les offices à la maison quand ils sont dans l'émigration. L'avenir montrera d'ailleurs à quel point les facilités accrues pour se déplacer d'un bout à l'autre de l'Europe, en donnant aux fidèles émigrés la possibilité de garder le contact avec de vrais pères spirituels et de vraies paroisses dans leur pays d'origine, aura sonné le glas de ces paroisses phylétistes où l'on n'hésite pas à inviter des choeurs pentecôtistes à chanter après la liturgie - "puisqu'ils sont de même origine que nous".
Car le corollaire de l'absolu tribalisme, c'est aussi que ce clergé-là, pour qui les mots "mission", "pastorale" et "conversion" sont des injures, se croit propriétaire des âmes de ses compatriotes. Sur ce plan-là, ce clergé vit encore au VIe siècle (le rêve d'uniformité religieuse et politique), comme sur d'autres il vit au XIXe (les Eglises nationales sur modèle anglican ou luthérien, la haine à l'égard du Patriarcat oecuménique de Constantinople, la déshellénisation, le moralisme extérieur factice sur modèle des ligues de vertu anglo-saxonnes, le culte de l'Etat). Il faudrait encore y ajouter la troisième couche qui caractérise la vision du monde de ce clergé, la couche 1968 (l'extrême complaisance pour les idéologies collectivistes, l'hostilité à l'égard du libéralisme politique et économique, le sentimentalisme, la recherche des émotions collectives factices au lieu de la sobriété de la vie spirituelle, le bricolage liturgique, l'adogmatisme et le philocatholicisme).
Il ne faut d'ailleurs pas se leurrer: dans ces milieux, où l'on est unanimement adepte de l'idéologie œcuméniste, il n'y a aucun désir d'union avec quiconque - pas plus avec les protestants ou la Papauté qu'avec les orthodoxes d'une autre nationalité. L'adhésion à l' œcuménisme n'y est qu'un prolongement de la politique, puisque l'on croit ainsi pouvoir jouer un rôle dans l'évolution du sacro-saint Etat que l'on sert (même si l'on a pris par opportunisme la nationalité du pays d'accueil), et l'on sera bien désarçonné quand l'Etat en question sera complètement sécularisé, sans même se rendre compte du rôle que l'on aura soi-même joué dans cette sécularisation. Comment croire à ces grandes manifestations d'amour envers les luthériens, calvinistes, papistes, etc., quand on sait par ailleurs le mépris extraordinaire - et que rien sur le plan des performances économiques ou du développement culturel et social ne justifie - qui est en même temps professé pour les pays d'origine, les langues et les cultures de ces interlocuteurs luthériens, calvinistes, papistes, etc.?
Au XVe siècle, celui qui avait un vrai désir d'union, c'était saint Marc d'Ephèse, opposant à la fausse union de Florence. Et à l'heure actuelle, ceux qui ont un vrai désir d'union, ceux qui n'ont pas la haine envieuse des pays d'Europe occidentale, ceux qui ont l'amour de leur prochain, ce sont bien les moines de l'Athos signataires de la déclaration du 30 décembre 2006.
Les choses seraient tout de même plus simples si ce clergé assumait jusqu'au bout son tribalisme et son racisme, s'il était capable de s'affranchir en même temps de l'illusion du nombre et de l'obsession de "faire du chiffre", et de prendre au moins modèle sur les bœunpo, les antoinistes ou les Juifs, qui ne se soucient pas d'avoir de faibles effectifs, plutôt que de continuer à aligner des statistiques fantaisistes. Ce serait au moins un moyen d'assumer la situation que ces clercs ont eux-mêmes créée, par l'obstination à refuser de transmettre une tradition si précieuse et si menacée.