Steve G a écrit :Quelqu'un pourrait-il me dire en quoi le sacrifice offert (à qui, à quoi) amène Dieu a pardonner des morts qui n'ont pourtant plus accès au corps et au sang du Christ ?
Au fond, vous posez une importante question, qui est celle des sacrifices.
Il faudrait plusieurs longs messages pour aborder le sujet. En plus, nous nous heurtons au limite du discours; comme on l'a déjà souvent souligné ici, η Ορθοδοξία βιώνεται (l'Orthodoxie se vit), et j'ai bien peur de parler pour parler et que ces paroles ne vous soient de nulle utilité. Je sais que vous appartenez à une religion qui donne peu d'importance à la pratique par rapport au discours scolastique, et qui, par là même, a de plus en plus tendance à devenir adogmatique: en effet, les dogmes ne peuvent y jouer le rôle de garde-fous garantissant la validité de l'expérience, puisque l'expérience elle-même n'est plus recherchée. Mais vous devez comprendre le fait que, dans l'Orthodoxie, c'est différent, et que la pratique y a une plus grande importance que le discours. Vous noterez d'ailleurs que, si vous aviez assisté à une liturgie orthodoxe, vous ne poseriez pas la question en ces termes, puisque vous sauriez que la parcelle de pain utilisée pour la commémoration des morts n'est pas celle qui est offerte lors de la célébration eucharistique - si toutefois j'ai bien compris votre question, ce qui n'est pas certain. On voit donc une fois de plus que le présent forum ne peut pas offrir le dixième d'informations de ce qu'offrirait la participation à une seule liturgie.
Toutefois,
1. Je ne vois guère de religion sans sacrifices. (Dans le judaïsme, les sacrifices sont simplement suspendus en attendant la reconstruction du Temple).
2. La plupart des religions ont des sacrifices sanglants. Il n'y a que quatre religions, à ma connaissance, qui ont en abomination les sacrifices sanglants: le christianisme (ou les christianismes?), le bouddhisme (ou les bouddhismes?), le manichéisme (cf. le texte ouïghour que j'ai cité dans le fil sur l'ancienne présence orthodoxe en Asie centrale
viewtopic.php?p=13611#13611 ) et le Bön / Bönpo / Peumpo. (Ce sont d'ailleurs les Bönpo qui ont appris aux bouddhistes, en certaines régions, à remplacer les sacrifices sanglants par des offrandes de tormas, ainsi qu'ils l'avaient eux-même appris de Tonpa Shenrab Miwo, cf. Fabrice Midal,
Mythes et dieux tibétains, Le Seuil, Point Sagesses n° 152, Paris 2000, p. 116.) L'opposition entre les religions à sacrifices sanglants et à sacrifices non sanglants est beaucoup plus importante qu'on ne pourrait le penser, parce qu'en pratique, c'est cela qui va conditionner le dégoût et la répulsion entre les adeptes des religions à sacrifices sanglants et les adeptes des religions à sacrifices non sanglants. Une actrice française a expérimenté voici quelques années quelles étaient les limites de la liberté d'expression au "pays des droits de l'Homme" pour avoir exprimé ouvertement la répulsion que lui inspiraient les sacrifices de moutons à l'occasion de certaines fêtes musulmanes. Je suppose qu'à l'aune des critères de la République française, la Suisse est dès lors un affreux Etat nazi, puisque la loi suisse interdit l'abattage rituel des animaux (article 20 alinéa 1 LPA, RS 455: "L’abattage de mammifères sans étourdissement précédant la saignée est interdit"). Il me semble pourtant qu'après seize siècles de christianisme majoritaire, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une actrice française ou le législateur suisse éprouvent de la répulsion à l'égard des sacrifices sanglants.
Ce qui est moins connu, c'est que les adeptes des religions à sacrifices sanglants éprouvent la même répulsion à l'égard des sacrifices non sanglants; certains hindouistes voient dans la disparition des sacrifices non sanglants dans le bouddhisme le signe certain que celui-ci est une fausse religion. C'est ainsi que certains textes shivaïstes s'en prennent très violemment au bouddhisme, présenté comme la religion d'Arihat parce qu'il refuse les sacrifices sanglants: "Ils se mirent à proposer la plus absurde des doctrines. Dans un monde né du Sacrifice où rien ne peut survivre qu'en dévorant la vie, ils proclamaient: il ne faut tuer nulle créature vivante et se nourrir seulement de végétaux comme si les plantes n'étaient pas des créatures vivantes. (...) "Il est essentiel de sacraliser le sacrifice. L'homme ne vit qu'en sacrifiant la vie; qu'il soit végétarien ou carnivore, il tue. Il doit considérer cet acte comme un acte sacré. " (Alain Daniélou,
Le Destin du Monde d'après la tradition shivaïte, Albin Michel, Paris 1992, pp. 24 et 197.) Il y a pourtant certaines écoles hindouistes qui ignorent absolument les sacrifices sanglants.
3. Il est évident que le remplacement des paganismes par le christianisme comme religion dominante en Europe a eu pour conséquence évidente la disparition des sacrifices sanglants. Les églises ont remplacé les
mithraea (il reste un très bel exemple de
mithraeum à Martigny en Valais) et le sacrifice non sanglant a succédé au taurobole. Inutile de dire que ce fut une révolution religieuse, culturelle et sociologique de première importance, en particulier dans des régions où la consommation communautaire de l'animal sacrifié était l'acte cultuel par excellence. Souvenons-nous du cas du paganisme scandinave: "On dira la même chose des grandes fêtes religieuses. Qui reviennent toujours, semble-t-il, à un
blót, à un sacrifice d'animal, dont le sang,
hlaut , a une valeur toute particulière." (Régis Boyer,
Le Christ des Barbares, Le Cerf, Paris 1987, p. 54.) Est-il besoin de préciser que
blót est par ailleurs la même racine que
Blut ou
blood et relie ainsi le sacrifice au sang? Faut-il signaler que si, en Scandinavie, encore de nos jours, on ne trouve en principe pas de boucheries chevalines, c'est la conséquence d'un tabou lié à la christianisation parce que l'acte cultuel par excellence du paganisme nordique était la consommation de viande de cheval?
4. Il n'y a à ma connaissance qu'un seul peuple chrétien à avoir conservé des sacrifices sanglants, c'est le peuple arménien. Citons un savant arménologue français: "Le sacrifice d'animaux (
matagh) a une vénérable antiquité. Il semble une solennité païenne, un rite de fertilité, que Grégoire l'Illuminateur a réinstauré. Considéré comme une prière, le sacrifice est célébré en l'honneur de la Résurrection du Seigneur; aussi sa pratique est-elle admise les jours des fêtes dominicales et tous les jours des fêtes des saints et des martyrs. Ce rite est l'un des plus vivaces, particulièrement en Arménie où souvent baptême, mariage et tout pélerinage s'achèvent par un
matagh. L'animal est "purifié" au préalable par du sel béni et amené dans un endroit spécialement aménagé près de l'église, jamais dans son enceinte. Le canon comprend des psaumes (Ps 31,33, 50 et 64), ensuite des lectures (Lv 1, 1-17; 1 R 6, 17.19; Is 46, 7-10; He 10-17; Lc 14, 12-16). Ensuite le prêtre rappelle l'Ancienne loi et l'interdiction des holocaustes par la Nouvelle: "Mais nous, pécheurs et indignes que nous sommes, nous nous prosternons devant votre miséricorde et implorons la bonté dont vous avez usé envers vos pères qui vous ont été si chers. Ne refusez pas, Seigneur, notre offrande et recevez-la de nos mains comme des hosties de moutons et de taureaux, et de milliers de gras agneaux... Seigneur, nous vous le demandons par l'intercession des saints apôtres, des prophètes et des bienheureux martyrs qui ont versé leur sang pour vous, exaucez la prière de ceux qui vous offrent ce sacrifice et pardonnez-leur leurs péchés. Augmentez aussi les moutons, bénissez les champs et tous les biens de vos serviteurs. Répandez la pluie sur nos terres et donnez-nous des récoltes rémunératrices. Rendez nuls les pièges du démon, afin qu'après avoir vécu ici-bas selon votre bon plaisir, nous méritions de paraître devant vous en état de grâce au jour terrible où vous reviendrez pour rendre à chacun selon ses oeuvres..." La viande est cuite et distribuée aux pauvres. " (Krikor Beledian,
Les Arméniens, Brepols, Turnhout 1994, pp. 149 s.)
On le voit d'après ce texte du professeur Beledian, le
matagh (je suppose que ce mot doit dériver de la même racine indo-européenne que
matanza, le massacre en castillan) est strictement encadré dans l'Eglise apostolique arménienne, ce qui n'empêche pas que cette forme de sacrifice sanglant, unique dans le monde chrétien, suscitait dès l'Antiquité la plus vive réserve de la part des peuples chrétiens orthodoxes voisins des Arméniens monophysites. C'est ainsi que le canon 99 du concile In Trullo (Quinisexte, 692) contient, à l'usage des nombreux Arméniens qui rejoignaient l'Eglise orthodoxe (saint Grégoire de Narek aurait été l'un d'entre eux), ce qui me semble une allusion au
matagh: "(...) nous ordonnons qu'il est interdit à tout prêtre d'accepter des morceaux déterminés de viande de la part de ceux qui les offrent, mais se contenter des morceaux que l'offrant voudra bien leur donner, à condition que l'offrande se fasse hors de l'église" (traduction du RP Pierre-Périclès Joannou).
5. Et, en effet, on peut se demander quel est l'intérêt de maintenir des sacrifices sanglants, alors que Notre Seigneur, Dieu et Sauveur Jésus-Christ a appris à Son Eglise orthodoxe répandue à travers l'univers à célébrer le "culte spirituel et non sanglant".
6. Pour le reste, je voudrais vous demander de préciser le sens de votre question, car, en l'état, je ne suis pas sûr de bien comprendre où vous voulez en venir.
Votre message semble en effet faire suite à un message d'Hilaire qui citait un texte de saint Jean (Serguiev) de Cronstadt (1829-1908) à propos des parcelles retirées de la cinquième prosphore lors de la commémoration des morts au moment de la prothèse. Au passage, il est à noter que, pour des raisons que j'ignore, la prière dite à cette occasion est considérablement plus développée dans la version roumaine de la divine Liturgie que dans l'original grec ou dans les autres versions; ce texte n'ayant à ma connaissance jamais été traduit en français, il faudra bien que je fasse cette traduction à un moment ou à un autre.
Je ne comprends donc pas l'articulation entre les parcelles retirées au moment de la prothèse et le fait que les défunts ne peuvent pas communier, fait qui n'a d'ailleurs pas toujours été évident pour tout le monde puisque le concile Quinisexte contient un rappel à l'ordre sur ce point:
"Que personne ne donne la sainte eucharistie en communion au corps des défunts; il est en effet écrit: "Prenez et mangez"; or les cadavres des morts ne peuvent ni prendre ni manger." (Canon 83 du concile trullien.)
Une fois ces évidences rappelées, quel est exactement le sens de votre question?