Publié : jeu. 27 avr. 2006 15:30
Si vous me permettez de citer, légèrement revu, ce que j’ai écrit dans un autre contexte :
Innocent III et les conséquences de la théorie des deux glaives
La théorie des deux glaives et la vision pyramidale de l’Eglise naissaient chez Grégoire VII. Un autre pape va passer à l’acte. Il se nomme Lothaire de Segni, et prend à son élection en 1198 le nom d’Innocent III, un universitaire spécialisé dans le droit canon, qui entretient des liens étroits avec l’ordre templier et avec Clairvaux. Il a fait siennes les théories ecclésiologiques de Grégoire VII. C’est un homme difficile à saisir, un de ces êtres qui n’ont aucune vanité personnelle mais l’orgueil de et pour leur fonction, une sorte d’orgueil impersonnel au delà des passions, ce qui, spirituellement parlant, est peut-être le pire des pièges. Souvenons nous de la troisième tentation du Christ au désert. Ou bien imaginons un prophète Elie empli de zèle, mais qui n’écouterait pas Dieu, qui voudrait construire seul “pour la plus grande gloire de Dieu”. Agir pour Dieu sans Dieu, mais en croyant que “pour” suffit ; ne pas demander le conseil divin, mais par humilité personnelle. Au fond, il n’a manqué qu’une chose à Innocent III pour devenir un saint, une seule chose, mais c’est ce dont saint Paul dit que, sans elle, rien ne sert : la Charité.
La gloire de Dieu se confondant pour lui avec celle de l’Eglise, et d’une Eglise selon les vues de Grégoire VII, Innocent III va pousser jusqu’à ses ultimes conséquences la théorie des deux glaives. Egaux, ces glaives ? Impossible : un roi n’est qu’un laïc. Même un roi sacré ne serait l’équivalent que d’un diacre, ou à la rigueur d’un demi évêque, sans le pouvoir d’ordonner ni de consacrer l’eucharistie. Or les évêques pléniers sont au dessous des patriarches, et ces derniers encore au dessous du patriarche romain. Donc, le pape doit être, selon la terminologie médiévale, le suzerain des rois qui tiennent de lui, en droit, leur royaume et lui doivent le serment d’hommage. Le syllogisme est formellement parfait. Mais, comme tout syllogisme, il ne vaut que ce que valent ses prémisses et, dans le cas présent, il s’agit de cette conception pyramidale ou “impériale” de l’Eglise, fort douteuse. Innocent III est le premier pape à se prétendre vicarius Christi, seul vicaire du Christ. Jusque là, ce terme s’appliquait à l’empereur, censé gérer le “royaume de Dieu”, tout un programme (1)... De même, le juriste Isaac de Stella commence alors à parler de l’Eglise, mais surtout de sa hiérarchie, comme corps mystique du Christ, ajoutant ce terme mystique à la terminologie paulinienne (2) . En fait, il s’agit d’une innovation de juristes, lesquels puisent pour toutes ces nouvelles définitions dans les Novelles ou recueil de lois de l’empereur Justinien.
Un seul roi va accepter ce raisonnement, le frère et successeur du Cœur de Lion, Jean sans Terre. Tous les autres, sans exception, le refusent. Mais, prisonniers eux aussi de la théorie des deux glaives, ils ne remettent pas en cause en profondeur l’ecclésiologie de Grégoire VII. Ils lui opposent un argument tout aussi suspect, basé sur le dialogue du Christ et de Pilate : la royauté de droit divin. En d’autres termes, un roi tire son pouvoir et sa légitimité de l’élection divine et d’elle seule.
La quatrième croisade
L’empereur Henri IV tient à reprendre l’expédition avortée par la mort de son père, Frédéric Barberousse. Mais très vite, les choses se gâtent. Les Allemands partis en 1197 pour Acre rembarquent l’année suivante. Une armée composite (Francs, Flamands et Italiens) se rassemble à Venise avec pour but l’Egypte. Les Vénitiens en profitent pour exercer un chantage militaire : ils assureront le transport si les croisés commencent par se mettre à leur service. C’est ainsi qu’en 1202, ils délivrent le port vénitien de Zara, sur la côte dalmate, assiégé par les Hongrois. Quelqu’un regarde cela d’un œil intéressé : l’ancien empereur de Byzance Isaac II Ange, détrôné par son frère Alexis. Il propose en 1203 un prix considérable (35 000 marcs d’or) pour que cette armée “croisée” l’aide à reprendre sa capitale. Les occidentaux acceptent et, de fait, en juillet, Isaac est rétabli sur son trône. Il retient les “croisés” sur place pour assurer sa sécurité. Lorsqu’il meurt en 1204, comme son héritier refuse de payer la somme promise, “croisés” et Vénitiens s’emparent de Constantinople le 12 avril, et mettent la ville à sac. Innocent III n’a pas planifié ce détournement. Mais, devant le fait accompli, il le cautionne. Le 9 mai, moins d’un mois après le sac de la ville impériale, selon sa théorie de la suzeraineté papale il désigne un empereur latin : Baudouin de Flandres.
Cette fois, c’est la rupture définitive. Les Latins s’emparent progressivement de presque toute la Grèce, dont ils se partagent les territoires comme autant de fiefs. De l’empire de Byzance, il ne reste que deux états croupions, l’un à Trébizonde où règne un Comnène et le plus important à Nicée où Théodore Lascaris devient empereur en exil. Avec lui a fui le patriarche de Constantinople. Les Latins tentent de refaire en Grèce ce qu’a fait Henri Plantagenêt en Irlande : imposer les rites et les usages romains à l’Eglise locale. Les moines appellent aussitôt à la résistance. Pour les Grecs, le traumatisme est terrible. Depuis la “querelle” des icônes, ils n’ont pas connu de massacres sur leur territoire ; ils perdent d’un coup leur puissance, eux les héritiers légitimes de l’empire romain, et ce de la main des “barbares” ; ils se retrouvent à la fois sous domination étrangère et sous persécution religieuse, car la “romanisation” s’accompagne de violences légales. Les griefs théologiques remontent : on évoque l’hérésie du filioque ; on s’indigne du pain azyme utilisé pour l’eucharistie et du jeûne du samedi. Innocent III parachève le désastre en refusant le principe de l’autocéphalie et en sommant les évêques grecs de se soumettre ou de se démettre.
La croisade contre les Albigeois
Sur les terres relevant du royaume d’Aragon et du comté de Toulouse, existent plusieurs communautés chrétiennes non romaines. La plus importante est celle des cathares, c’est à dire des bogomiles dualistes, qui se partagent en deux tendances : dualisme radical (Dieu n’a créé que les esprits, le principe du mal a créé la matière, etc.) et dualisme modéré, assez proche de l’origénisme d’Evagre. Mais on trouve aussi des Vaudois et de petites communautés venues d’Arménie, tant monophysites qu’orthodoxes. De plus, la civilisation originale qui se développe dans ces régions cultive un sens aigu de la tolérance. Il n’est pas rare que des juifs ou même des musulmans venus du califat de Cordoue y occupent de hautes fonctions civiles.
Il y a deux “moyen âge classique”, celui du Nord, de la féodalité franque de droit coutumier et contractuel, obsédé par le rêve d’empire et d’unité ; et celui d’Aragon, de Toulouse et de Septimanie, héritier du droit wisigoth et ibère, c’est à dire de droit écrit, plus proche des structures de l’ancien empire romain et même de la très ancienne civilisation des bords de la mer Noire. D’un point de vue culturel, la distance est aussi grande entre le monde franc du nord de la Loire, d’Allemagne, de Flandres et le monde de la Méditerranée occidentale, qu’entre les Francs et les Byzantins. Ni la langue, ni les mœurs, ni le droit n’y sont les mêmes. Ni d’ailleurs la science, les gens du sud s’intéressant à des problèmes (astronomie, médecine, etc.) que ceux du nord ont tendance à délaisser et, réciproquement, les questions philosophiques qui valent au nord de fameuses querelles de clercs n’ont guère d’écho au sud. En fait, cette civilisation du sud ressemble davantage à celle de Byzance qu’au reste de l’occident.
A l’origine de la croisade, cette différence culturelle joue pleinement : on ne comprend pas au nord une culture pluraliste qui ne partage pas la conception totalitaire de l’unité héritée des clercs carolingiens. Il s’y ajoute une ambition d’homme : Arnaud Amaury, l’abbé de Cîteaux, est un cousin du comte de Narbonne. Il vise pour lui-même l’évêché de cette ville, histoire d’embêter le dit cousin tout en gardant pour le clan l’ensemble des structures de pouvoir locales. Enfin, comme Innocent III non seulement partage la vision carolingienne de l’unité, mais encore caresse pour la fonction papale des ambitions de suzeraineté universelle, lui non plus n’accepte guère la pluralité culturelle de cette civilisation. Le prétexte en sera l’assassinat à Avignonet d’un légat du pape envoyé auprès du comte de Toulouse Raimon VI. La rumeur accuse aussitôt le comte d’avoir commandité le meurtre. En fait, ce légat s’était montré assez cassant et odieux aux yeux des gens du sud pour que n’importe quel jeune noble un peu fougueux ait agi, sûr du soutien au moins tacite de ses pairs. Arnaud Amaury sera donc chargé de prêcher et de réunir une croisade contre les hérétiques, les juifs et leurs protecteurs du comté de Toulouse et de la vicomté de Béziers. Les croisés bénéficieront de la remise des dettes et de la protection canonique sur leurs biens. Raimon VI, conscient du danger, accepte une humiliante cérémonie de pénitence pour l’écarter et de se croiser lui-même pour protéger ses terres. Revirement imprévu. Reste la vicomté de Béziers, Albi et Carcassonne, dont le jeune seigneur, Raimon-Roger Trencavel, ne peut se résoudre à s’incliner devant le diktat d’Innocent III : démettre les juifs et les hérétiques des charges publiques, et persécuter les seconds. Avec lui, les comtes de Foix et les vicomtes de Minerve font chorus, ainsi que de nombreux seigneurs locaux. C’est, au fond, la même résistance qu’en Irlande ou en Grèce.
Cependant, la croisade n’a pas le succès escompté. Le roi Jean sans Terre, tout vassal nominal du pape qu’il est, se tient à l’écart. Le roi de France autorise du bout des dents ses vassaux à se croiser si ça leur chante, mais refuse toute participation officielle. Marie de Champagne envoie carrément les émissaires d’Arnaud Amaury voir ailleurs si la campagne est belle. L’empereur d’Allemagne se dit fort marri de la situation, mais s’aligne sur les positions du roi de France. C’est que le souvenir de la quatrième croisade est encore vif, on n’a pas fini de conquérir la Grèce ; les terres visées sont à l’Aragon dont le roi Pierre II vient de remporter une victoire décisive sur les califes espagnols : qu’il fasse donc le ménage chez lui, s’il y a vraiment du ménage à faire ! Et chacun sait qu’il y a des bogomiles et des vaudois dans toute l’Europe, que la plus forte communauté dualiste se trouve en Lombardie dans les propres états d’Innocent III. Finalement, Arnaud Amaury parvient à convaincre quelques grands seigneurs comme le duc de Bourgogne, le comte de Nevers et celui de Saint-Pol, mais surtout une masse de chevaliers pauvres et de seigneurs endettés, trop heureux du moratoire. La croisade doit durer 40 jours, pas un de plus.
Dans cette affaire, un élément dépasse les prévisions humaines et pose des problèmes d’un autre ordre que les passions politiques ou même la mentalité collective. Avec ces 40 jours de mobilisation et au vu des forces en présence, pour tous les observateurs d’époque, il ne s’agissait que d’un vaste montage d’intimidation destiné à préparer les négociations sérieuses. Or dès le départ, en juillet 1209, les événements dépassent les prévisions. Béziers, dont le siège aurait du occuper les croisés un bon mois, tombe en quelques jours : une sortie d’éléments incontrôlés côté assiégés est exploitée aussitôt, dans l’autre camp, par les ribauds, une piétaille de voleurs professionnels engagés comme mercenaires supplétifs, pendant que les chefs discutent sous leur tente. La population est massacrée avant que les dits chefs n’aient pu reprendre leurs troupes en main. Le siège mis en août devant Carcassonne aurait du aboutir aux pourparlers, Pierre II offrant ses bons offices. Là, c’est le climat qui s’en mêle, une sécheresse exceptionnelle, et la prise d’un faubourg privant les défenseurs d’eau potable. Raimon-Roger Trencavel vient parlementer et obtient que la reddition se fasse sans mort d’homme. Arnaud Amaury tente une manœuvre qui ne devrait être qu’une menace diplomatique : déclarer le vicomte déchu de ses droits sur le fief et offrir ce dernier à qui le veut. Il est évident qu’aucun seigneur ne voudrait créer un tel précédent. Pourtant, il s’en trouve un : Simon de Montfort, un vétéran de la quatrième croisade. Après ce coup d’éclat, les 40 jours s’achèvent. Simon n’a qu’une poignée d’hommes avec lui. Le combat devrait s’arrêter faute de combattants. Arnaud Amaury obtient l’évêché de Narbonne et s’emploie aussitôt à calmer le jeu. Peine perdue : Simon va trouver de nouveaux alliés et se lancer dans la conquête sanglante du pays. L’horreur est telle que Toulouse et Aragon s’allient contre lui : Pierre II est tué à la bataille de Muret. Mais cela fait déjà deux ans que les combats durent, avec la mise en coupe réglée de la population, les cathares vrais ou supposés brûlés ou lapidés par centaines... Et cela va durer, de moins en moins croisade et de plus en plus guerre de conquête, bientôt reprise à son compte par le roi de France Louis IX, jusqu’en 1244 (le bûcher de Montségur) et même au delà.
Le désastre de l’Eglise d’occident
Deux croisades contre d’autres chrétiens, et cela en moins de dix ans, dont l’une en occident même : il y avait de quoi poser des problèmes de conscience à plus d’un. Aussi, les mouvements les plus divers surgissent et s’étoffent, dans l’Eglise romaine ou hors d’elle, mais tous s’accordent à fustiger la richesse des structures ecclésiastiques et la non conformité des mœurs à l’Evangile. En Italie, François d’Assise crée un ordre monastique mendiant. En Aragon, Dominique crée aussi un ordre monastique original, dont les moines seront prêcheurs et pauvres. Pour lui, on ne lutte pas contre l’hérésie par les armes mais en menant une vie aussi ascétique et irréprochable que les cathares. Innocent III les accepte l’un et l’autre. Mais il va très vite détourner les Dominicains de leur vocation originelle pour en faire des juges ecclésiastiques chargés du procès des hérétiques. La structure se met en place progressivement, sans porter encore de nom. Quant aux Franciscains, après la mort de François, ils seront très vite suspects au même titre que les Vaudois et les autres mouvements de contestation.
Innocent III choisit, et ce ne peut être qu’en pleine conscience, son Eglise contre l’Evangile. C’est à dire qu’il interdit de traduire et copier la Bible en langue vulgaire, et aussi aux laïcs de lire et commenter les livres saints dans leur propre langue. Seules les versions latines, dans la traduction de saint Jérôme (la pire, du point de vue linguistique et théologique, la plus augustinienne [3]), sont autorisées ; et seuls les clercs autorisés pourront se livrer à l’exégèse, orale ou écrite. Il mise tout sur les Dominicains. Pour la plus grande gloire de Dieu, sans la parole de Dieu. C’est lui aussi qui institue la communion sous deux modes : sous les deux espèces pour les clercs majeurs et certains moines, et sous la seule espèce du pain pour le peuple. Le prétexte est d’en faciliter la distribution. Mais comme, dans la symbolique biblique, le sang est assimilable à la vie, c’est dire clairement que la vie du Christ est réservée aux clercs majeurs, et que les laïcs n’ont droit qu’à participer passivement au corps.
C’est lors de son concile du Latran de 1215 qu’apparaît pour la première fois dans les textes officiels le terme de transsubstantiation dans son canon 1 qui est un credo filioquiste.
Le canon 3 est des plus dangereux, d’autant qu’il justifie a posteriori les 2 croisades du règne : si un seigneur temporel, après avertissement papal, ne purge pas sa terre des hérétiques, il sera excommunié et ses vassaux déliés de leur serment de fidélité au bout d’un an.
Le canon 21 rend obligatoire la confession annuelle précédant la communion pascale, tout aussi obligatoire – et il faut que la confession soit faite au recteur de la paroisse ou avec son consentement car un autre prêtre ne pourrait « le lier ni l’absoudre »… !!!
Le canon 68 rappelle d’assez récents et fâcheux souvenirs : « Les juifs des deux sexes porteront quelque marque sur leurs habits qui les distinguera des chrétiens » et le canon 69 interdit de leur donner des charges publiques, pas plus qu’aux « païens », terme qui désigne principalement les musulmans.
Et dans les « annexes », on trouve cette mention terrible : « Comme les villes de plusieurs sièges épiscopaux de l’île de Chypre étaient en ruine, ces sièges furent réduits à quatre de quatorze qu’ils étaient ; mais on recommanda en même temps l’institution d’évêques latins au lieu des évêques grecs. »
La vision ecclésiale d’Innocent III est sans nul doute hérétique, mais on ne peut dire qu’elle manque de cohérence. Ses successeurs vont la suivre sans hésiter, jusqu’à institutionnaliser la structure chargée spécialement de la chasse aux hérétiques, dont le nom résonne encore de manière sinistre : l’Inquisition.
Le schisme
Le sac de Constantinople avait traumatisé les Grecs. La latinisation forcée qui s’ensuit dans un contexte où chacun voyait bien les déviances de la papauté fait déborder le vase. En 1216, le patriarche de Constantinople en exil, Gervais, lance l’excommunication collective sur ceux des Latins qui occupent la Grèce, et ceux qui les aident. Dont, au premier chef, le pape romain. La rupture est définitivement consommée entre les deux “grands” patriarcats. Entre Rome et les Russes, elle viendra un peu plus tard et dans des circonstances tout aussi dramatiques. A partir de 1223, les Tatars mongols, sous la conduite de Gengis Khan et de ses successeurs, déferlent à la fois sur la Russie et sur la Chine. Ce sont de redoutables conquérants, mais tolérants du point de vue religieux : Koubilaï aura au moins un ministre nestorien. Mais la Russie est politiquement exsangue, divisée en petites principautés, ce qui attise la convoitise du roi de Suède qui se souvient que les premiers princes de Kiev étaient varègues, donc suédois. Il va trouver le soutien du pape Grégoire IX qui, en 1241, lance encore une croisade contre les autres chrétiens : il excite contre la Russie deux ordres militaires allemands, les Chevaliers Teutoniques et les Porte-Glaive. C’est l’échec. Les princes de Novgorod, Iaroslav et son fils Alexandre Nevsky, vont stopper les Tatars, traiter avec eux, et remporter la victoire contre les occidentaux. C’est dans ce contexte que se place le schisme entre Rome et l’Eglise russe, et la rupture est le fait de Grégoire IX, non des Russes eux-mêmes. Novgorod apparaît plutôt comme un lieu de tolérance et de coexistence pluraliste des Eglises : nestoriens mongols, arméniens monophysites y vivent en bonne entente avec les orthodoxes. La conversion de nombreux Tatars à l’Islam ne changera pas grand chose.
Cela précisé, Claude à mon sens a oublié un nuisible dans sa liste : Boniface VIII et sa bulle Unam Sanctam. Cette bulle résume la perspective ecclésiologique pyramidale et l’augmente même de nouvelles exigences : par exemple, que tout homme, même païen ou hérétique, doit obéissance inconditionnelle au pape, et que le salut passe par cette obéissance : « Nous déclarons, nous proclamons et nous définissons qu’il est absolument nécessaire au salut que chaque créature humaine soit soumise au Pontife Romain. » C’est la dernière phrase de loa bulle. Jamais on n’avait osé aller aussi loin. Une phrase est particulièrement intéressante : « Poussé par la foi, nous devons croire en une seule Sainte Eglise catholique et apostolique (...) sans laquelle il n’y a ni salut ni rémission des péchés (...) qui représente le corps mystique dont la tête est le Christ, et la tête du Christ est Dieu. (4) » C’est moi qui souligne. Le subordinationisme de cette phrase saute aux yeux !
Mais on y retrouve aussi une diatribe contre les Grecs, après avoir rappelé le « Pais mes brebis » du Christ à Pierre, interprété dans le sens qu’on devine : « Si les Grecs ou d’autres affirment qu’ils n’ont pas été confiés à Pierre et à ses successeurs, ils doivent confesser qu’ils ne sont pas les brebis du Christ puisque notre Seigneur dit selon Jean : ‘il n’y a qu’un seul troupeau et un seul pasteur’. »
(1) Voir à ce propos le remarquable ouvrage d’Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, trad. J.P. et N. Genet, Gallimard NRF, Paris, 1989, pp. 81 et sq.
(2) L’apôtre Paul dit que l’Eglise est le corps du Christ. C’est aussi ce que dit l’évangéliste Jean quand le Christ déclare qu’il est le Cep et nous les sarments. Mais l’expression « mystique » renvoie aux Mystères et, lorsqu’on a parlé à l’origine de « corps mystique du Christ », il s’agissait de l’Eucharistie. L’expression remonte aux carolingiens, à Raban Maur et à Ratramnus de Corbie qui établit une différence entre le corps de chair du Christ incarné, mort et ressuscité qu’il appelle le « corps vrai » et son corps eucharistique, fait de pain et de vin. Déjà, cette distinction n’est pas très heureuse, elle tend à figer la vie et à rétrécir le mystère, mais bon… Lorsque chez les juristes des XIIe et XIIIe siècles, l’expression « corps mystique » va désigner l’Eglise, l’Eucharistie devient le « corps vrai » et on a la théologie de la transsubstantiation qui n’a de sens que dans une perspective aristotélicienne. Mais j’ai oublié d’écrire que l’Eglise, pour ce brave Isaac, ce n’est pas comme chez l’apôtre Paul l’ensemble des baptisés mais l’ensemble… du clergé !
(3) Dont nous savons désormais qu'elle fut altérée.
(4) Ernst Kantorowicz, op. cit. p. 146.
Innocent III et les conséquences de la théorie des deux glaives
La théorie des deux glaives et la vision pyramidale de l’Eglise naissaient chez Grégoire VII. Un autre pape va passer à l’acte. Il se nomme Lothaire de Segni, et prend à son élection en 1198 le nom d’Innocent III, un universitaire spécialisé dans le droit canon, qui entretient des liens étroits avec l’ordre templier et avec Clairvaux. Il a fait siennes les théories ecclésiologiques de Grégoire VII. C’est un homme difficile à saisir, un de ces êtres qui n’ont aucune vanité personnelle mais l’orgueil de et pour leur fonction, une sorte d’orgueil impersonnel au delà des passions, ce qui, spirituellement parlant, est peut-être le pire des pièges. Souvenons nous de la troisième tentation du Christ au désert. Ou bien imaginons un prophète Elie empli de zèle, mais qui n’écouterait pas Dieu, qui voudrait construire seul “pour la plus grande gloire de Dieu”. Agir pour Dieu sans Dieu, mais en croyant que “pour” suffit ; ne pas demander le conseil divin, mais par humilité personnelle. Au fond, il n’a manqué qu’une chose à Innocent III pour devenir un saint, une seule chose, mais c’est ce dont saint Paul dit que, sans elle, rien ne sert : la Charité.
La gloire de Dieu se confondant pour lui avec celle de l’Eglise, et d’une Eglise selon les vues de Grégoire VII, Innocent III va pousser jusqu’à ses ultimes conséquences la théorie des deux glaives. Egaux, ces glaives ? Impossible : un roi n’est qu’un laïc. Même un roi sacré ne serait l’équivalent que d’un diacre, ou à la rigueur d’un demi évêque, sans le pouvoir d’ordonner ni de consacrer l’eucharistie. Or les évêques pléniers sont au dessous des patriarches, et ces derniers encore au dessous du patriarche romain. Donc, le pape doit être, selon la terminologie médiévale, le suzerain des rois qui tiennent de lui, en droit, leur royaume et lui doivent le serment d’hommage. Le syllogisme est formellement parfait. Mais, comme tout syllogisme, il ne vaut que ce que valent ses prémisses et, dans le cas présent, il s’agit de cette conception pyramidale ou “impériale” de l’Eglise, fort douteuse. Innocent III est le premier pape à se prétendre vicarius Christi, seul vicaire du Christ. Jusque là, ce terme s’appliquait à l’empereur, censé gérer le “royaume de Dieu”, tout un programme (1)... De même, le juriste Isaac de Stella commence alors à parler de l’Eglise, mais surtout de sa hiérarchie, comme corps mystique du Christ, ajoutant ce terme mystique à la terminologie paulinienne (2) . En fait, il s’agit d’une innovation de juristes, lesquels puisent pour toutes ces nouvelles définitions dans les Novelles ou recueil de lois de l’empereur Justinien.
Un seul roi va accepter ce raisonnement, le frère et successeur du Cœur de Lion, Jean sans Terre. Tous les autres, sans exception, le refusent. Mais, prisonniers eux aussi de la théorie des deux glaives, ils ne remettent pas en cause en profondeur l’ecclésiologie de Grégoire VII. Ils lui opposent un argument tout aussi suspect, basé sur le dialogue du Christ et de Pilate : la royauté de droit divin. En d’autres termes, un roi tire son pouvoir et sa légitimité de l’élection divine et d’elle seule.
La quatrième croisade
L’empereur Henri IV tient à reprendre l’expédition avortée par la mort de son père, Frédéric Barberousse. Mais très vite, les choses se gâtent. Les Allemands partis en 1197 pour Acre rembarquent l’année suivante. Une armée composite (Francs, Flamands et Italiens) se rassemble à Venise avec pour but l’Egypte. Les Vénitiens en profitent pour exercer un chantage militaire : ils assureront le transport si les croisés commencent par se mettre à leur service. C’est ainsi qu’en 1202, ils délivrent le port vénitien de Zara, sur la côte dalmate, assiégé par les Hongrois. Quelqu’un regarde cela d’un œil intéressé : l’ancien empereur de Byzance Isaac II Ange, détrôné par son frère Alexis. Il propose en 1203 un prix considérable (35 000 marcs d’or) pour que cette armée “croisée” l’aide à reprendre sa capitale. Les occidentaux acceptent et, de fait, en juillet, Isaac est rétabli sur son trône. Il retient les “croisés” sur place pour assurer sa sécurité. Lorsqu’il meurt en 1204, comme son héritier refuse de payer la somme promise, “croisés” et Vénitiens s’emparent de Constantinople le 12 avril, et mettent la ville à sac. Innocent III n’a pas planifié ce détournement. Mais, devant le fait accompli, il le cautionne. Le 9 mai, moins d’un mois après le sac de la ville impériale, selon sa théorie de la suzeraineté papale il désigne un empereur latin : Baudouin de Flandres.
Cette fois, c’est la rupture définitive. Les Latins s’emparent progressivement de presque toute la Grèce, dont ils se partagent les territoires comme autant de fiefs. De l’empire de Byzance, il ne reste que deux états croupions, l’un à Trébizonde où règne un Comnène et le plus important à Nicée où Théodore Lascaris devient empereur en exil. Avec lui a fui le patriarche de Constantinople. Les Latins tentent de refaire en Grèce ce qu’a fait Henri Plantagenêt en Irlande : imposer les rites et les usages romains à l’Eglise locale. Les moines appellent aussitôt à la résistance. Pour les Grecs, le traumatisme est terrible. Depuis la “querelle” des icônes, ils n’ont pas connu de massacres sur leur territoire ; ils perdent d’un coup leur puissance, eux les héritiers légitimes de l’empire romain, et ce de la main des “barbares” ; ils se retrouvent à la fois sous domination étrangère et sous persécution religieuse, car la “romanisation” s’accompagne de violences légales. Les griefs théologiques remontent : on évoque l’hérésie du filioque ; on s’indigne du pain azyme utilisé pour l’eucharistie et du jeûne du samedi. Innocent III parachève le désastre en refusant le principe de l’autocéphalie et en sommant les évêques grecs de se soumettre ou de se démettre.
La croisade contre les Albigeois
Sur les terres relevant du royaume d’Aragon et du comté de Toulouse, existent plusieurs communautés chrétiennes non romaines. La plus importante est celle des cathares, c’est à dire des bogomiles dualistes, qui se partagent en deux tendances : dualisme radical (Dieu n’a créé que les esprits, le principe du mal a créé la matière, etc.) et dualisme modéré, assez proche de l’origénisme d’Evagre. Mais on trouve aussi des Vaudois et de petites communautés venues d’Arménie, tant monophysites qu’orthodoxes. De plus, la civilisation originale qui se développe dans ces régions cultive un sens aigu de la tolérance. Il n’est pas rare que des juifs ou même des musulmans venus du califat de Cordoue y occupent de hautes fonctions civiles.
Il y a deux “moyen âge classique”, celui du Nord, de la féodalité franque de droit coutumier et contractuel, obsédé par le rêve d’empire et d’unité ; et celui d’Aragon, de Toulouse et de Septimanie, héritier du droit wisigoth et ibère, c’est à dire de droit écrit, plus proche des structures de l’ancien empire romain et même de la très ancienne civilisation des bords de la mer Noire. D’un point de vue culturel, la distance est aussi grande entre le monde franc du nord de la Loire, d’Allemagne, de Flandres et le monde de la Méditerranée occidentale, qu’entre les Francs et les Byzantins. Ni la langue, ni les mœurs, ni le droit n’y sont les mêmes. Ni d’ailleurs la science, les gens du sud s’intéressant à des problèmes (astronomie, médecine, etc.) que ceux du nord ont tendance à délaisser et, réciproquement, les questions philosophiques qui valent au nord de fameuses querelles de clercs n’ont guère d’écho au sud. En fait, cette civilisation du sud ressemble davantage à celle de Byzance qu’au reste de l’occident.
A l’origine de la croisade, cette différence culturelle joue pleinement : on ne comprend pas au nord une culture pluraliste qui ne partage pas la conception totalitaire de l’unité héritée des clercs carolingiens. Il s’y ajoute une ambition d’homme : Arnaud Amaury, l’abbé de Cîteaux, est un cousin du comte de Narbonne. Il vise pour lui-même l’évêché de cette ville, histoire d’embêter le dit cousin tout en gardant pour le clan l’ensemble des structures de pouvoir locales. Enfin, comme Innocent III non seulement partage la vision carolingienne de l’unité, mais encore caresse pour la fonction papale des ambitions de suzeraineté universelle, lui non plus n’accepte guère la pluralité culturelle de cette civilisation. Le prétexte en sera l’assassinat à Avignonet d’un légat du pape envoyé auprès du comte de Toulouse Raimon VI. La rumeur accuse aussitôt le comte d’avoir commandité le meurtre. En fait, ce légat s’était montré assez cassant et odieux aux yeux des gens du sud pour que n’importe quel jeune noble un peu fougueux ait agi, sûr du soutien au moins tacite de ses pairs. Arnaud Amaury sera donc chargé de prêcher et de réunir une croisade contre les hérétiques, les juifs et leurs protecteurs du comté de Toulouse et de la vicomté de Béziers. Les croisés bénéficieront de la remise des dettes et de la protection canonique sur leurs biens. Raimon VI, conscient du danger, accepte une humiliante cérémonie de pénitence pour l’écarter et de se croiser lui-même pour protéger ses terres. Revirement imprévu. Reste la vicomté de Béziers, Albi et Carcassonne, dont le jeune seigneur, Raimon-Roger Trencavel, ne peut se résoudre à s’incliner devant le diktat d’Innocent III : démettre les juifs et les hérétiques des charges publiques, et persécuter les seconds. Avec lui, les comtes de Foix et les vicomtes de Minerve font chorus, ainsi que de nombreux seigneurs locaux. C’est, au fond, la même résistance qu’en Irlande ou en Grèce.
Cependant, la croisade n’a pas le succès escompté. Le roi Jean sans Terre, tout vassal nominal du pape qu’il est, se tient à l’écart. Le roi de France autorise du bout des dents ses vassaux à se croiser si ça leur chante, mais refuse toute participation officielle. Marie de Champagne envoie carrément les émissaires d’Arnaud Amaury voir ailleurs si la campagne est belle. L’empereur d’Allemagne se dit fort marri de la situation, mais s’aligne sur les positions du roi de France. C’est que le souvenir de la quatrième croisade est encore vif, on n’a pas fini de conquérir la Grèce ; les terres visées sont à l’Aragon dont le roi Pierre II vient de remporter une victoire décisive sur les califes espagnols : qu’il fasse donc le ménage chez lui, s’il y a vraiment du ménage à faire ! Et chacun sait qu’il y a des bogomiles et des vaudois dans toute l’Europe, que la plus forte communauté dualiste se trouve en Lombardie dans les propres états d’Innocent III. Finalement, Arnaud Amaury parvient à convaincre quelques grands seigneurs comme le duc de Bourgogne, le comte de Nevers et celui de Saint-Pol, mais surtout une masse de chevaliers pauvres et de seigneurs endettés, trop heureux du moratoire. La croisade doit durer 40 jours, pas un de plus.
Dans cette affaire, un élément dépasse les prévisions humaines et pose des problèmes d’un autre ordre que les passions politiques ou même la mentalité collective. Avec ces 40 jours de mobilisation et au vu des forces en présence, pour tous les observateurs d’époque, il ne s’agissait que d’un vaste montage d’intimidation destiné à préparer les négociations sérieuses. Or dès le départ, en juillet 1209, les événements dépassent les prévisions. Béziers, dont le siège aurait du occuper les croisés un bon mois, tombe en quelques jours : une sortie d’éléments incontrôlés côté assiégés est exploitée aussitôt, dans l’autre camp, par les ribauds, une piétaille de voleurs professionnels engagés comme mercenaires supplétifs, pendant que les chefs discutent sous leur tente. La population est massacrée avant que les dits chefs n’aient pu reprendre leurs troupes en main. Le siège mis en août devant Carcassonne aurait du aboutir aux pourparlers, Pierre II offrant ses bons offices. Là, c’est le climat qui s’en mêle, une sécheresse exceptionnelle, et la prise d’un faubourg privant les défenseurs d’eau potable. Raimon-Roger Trencavel vient parlementer et obtient que la reddition se fasse sans mort d’homme. Arnaud Amaury tente une manœuvre qui ne devrait être qu’une menace diplomatique : déclarer le vicomte déchu de ses droits sur le fief et offrir ce dernier à qui le veut. Il est évident qu’aucun seigneur ne voudrait créer un tel précédent. Pourtant, il s’en trouve un : Simon de Montfort, un vétéran de la quatrième croisade. Après ce coup d’éclat, les 40 jours s’achèvent. Simon n’a qu’une poignée d’hommes avec lui. Le combat devrait s’arrêter faute de combattants. Arnaud Amaury obtient l’évêché de Narbonne et s’emploie aussitôt à calmer le jeu. Peine perdue : Simon va trouver de nouveaux alliés et se lancer dans la conquête sanglante du pays. L’horreur est telle que Toulouse et Aragon s’allient contre lui : Pierre II est tué à la bataille de Muret. Mais cela fait déjà deux ans que les combats durent, avec la mise en coupe réglée de la population, les cathares vrais ou supposés brûlés ou lapidés par centaines... Et cela va durer, de moins en moins croisade et de plus en plus guerre de conquête, bientôt reprise à son compte par le roi de France Louis IX, jusqu’en 1244 (le bûcher de Montségur) et même au delà.
Le désastre de l’Eglise d’occident
Deux croisades contre d’autres chrétiens, et cela en moins de dix ans, dont l’une en occident même : il y avait de quoi poser des problèmes de conscience à plus d’un. Aussi, les mouvements les plus divers surgissent et s’étoffent, dans l’Eglise romaine ou hors d’elle, mais tous s’accordent à fustiger la richesse des structures ecclésiastiques et la non conformité des mœurs à l’Evangile. En Italie, François d’Assise crée un ordre monastique mendiant. En Aragon, Dominique crée aussi un ordre monastique original, dont les moines seront prêcheurs et pauvres. Pour lui, on ne lutte pas contre l’hérésie par les armes mais en menant une vie aussi ascétique et irréprochable que les cathares. Innocent III les accepte l’un et l’autre. Mais il va très vite détourner les Dominicains de leur vocation originelle pour en faire des juges ecclésiastiques chargés du procès des hérétiques. La structure se met en place progressivement, sans porter encore de nom. Quant aux Franciscains, après la mort de François, ils seront très vite suspects au même titre que les Vaudois et les autres mouvements de contestation.
Innocent III choisit, et ce ne peut être qu’en pleine conscience, son Eglise contre l’Evangile. C’est à dire qu’il interdit de traduire et copier la Bible en langue vulgaire, et aussi aux laïcs de lire et commenter les livres saints dans leur propre langue. Seules les versions latines, dans la traduction de saint Jérôme (la pire, du point de vue linguistique et théologique, la plus augustinienne [3]), sont autorisées ; et seuls les clercs autorisés pourront se livrer à l’exégèse, orale ou écrite. Il mise tout sur les Dominicains. Pour la plus grande gloire de Dieu, sans la parole de Dieu. C’est lui aussi qui institue la communion sous deux modes : sous les deux espèces pour les clercs majeurs et certains moines, et sous la seule espèce du pain pour le peuple. Le prétexte est d’en faciliter la distribution. Mais comme, dans la symbolique biblique, le sang est assimilable à la vie, c’est dire clairement que la vie du Christ est réservée aux clercs majeurs, et que les laïcs n’ont droit qu’à participer passivement au corps.
C’est lors de son concile du Latran de 1215 qu’apparaît pour la première fois dans les textes officiels le terme de transsubstantiation dans son canon 1 qui est un credo filioquiste.
Le canon 3 est des plus dangereux, d’autant qu’il justifie a posteriori les 2 croisades du règne : si un seigneur temporel, après avertissement papal, ne purge pas sa terre des hérétiques, il sera excommunié et ses vassaux déliés de leur serment de fidélité au bout d’un an.
Le canon 21 rend obligatoire la confession annuelle précédant la communion pascale, tout aussi obligatoire – et il faut que la confession soit faite au recteur de la paroisse ou avec son consentement car un autre prêtre ne pourrait « le lier ni l’absoudre »… !!!
Le canon 68 rappelle d’assez récents et fâcheux souvenirs : « Les juifs des deux sexes porteront quelque marque sur leurs habits qui les distinguera des chrétiens » et le canon 69 interdit de leur donner des charges publiques, pas plus qu’aux « païens », terme qui désigne principalement les musulmans.
Et dans les « annexes », on trouve cette mention terrible : « Comme les villes de plusieurs sièges épiscopaux de l’île de Chypre étaient en ruine, ces sièges furent réduits à quatre de quatorze qu’ils étaient ; mais on recommanda en même temps l’institution d’évêques latins au lieu des évêques grecs. »
La vision ecclésiale d’Innocent III est sans nul doute hérétique, mais on ne peut dire qu’elle manque de cohérence. Ses successeurs vont la suivre sans hésiter, jusqu’à institutionnaliser la structure chargée spécialement de la chasse aux hérétiques, dont le nom résonne encore de manière sinistre : l’Inquisition.
Le schisme
Le sac de Constantinople avait traumatisé les Grecs. La latinisation forcée qui s’ensuit dans un contexte où chacun voyait bien les déviances de la papauté fait déborder le vase. En 1216, le patriarche de Constantinople en exil, Gervais, lance l’excommunication collective sur ceux des Latins qui occupent la Grèce, et ceux qui les aident. Dont, au premier chef, le pape romain. La rupture est définitivement consommée entre les deux “grands” patriarcats. Entre Rome et les Russes, elle viendra un peu plus tard et dans des circonstances tout aussi dramatiques. A partir de 1223, les Tatars mongols, sous la conduite de Gengis Khan et de ses successeurs, déferlent à la fois sur la Russie et sur la Chine. Ce sont de redoutables conquérants, mais tolérants du point de vue religieux : Koubilaï aura au moins un ministre nestorien. Mais la Russie est politiquement exsangue, divisée en petites principautés, ce qui attise la convoitise du roi de Suède qui se souvient que les premiers princes de Kiev étaient varègues, donc suédois. Il va trouver le soutien du pape Grégoire IX qui, en 1241, lance encore une croisade contre les autres chrétiens : il excite contre la Russie deux ordres militaires allemands, les Chevaliers Teutoniques et les Porte-Glaive. C’est l’échec. Les princes de Novgorod, Iaroslav et son fils Alexandre Nevsky, vont stopper les Tatars, traiter avec eux, et remporter la victoire contre les occidentaux. C’est dans ce contexte que se place le schisme entre Rome et l’Eglise russe, et la rupture est le fait de Grégoire IX, non des Russes eux-mêmes. Novgorod apparaît plutôt comme un lieu de tolérance et de coexistence pluraliste des Eglises : nestoriens mongols, arméniens monophysites y vivent en bonne entente avec les orthodoxes. La conversion de nombreux Tatars à l’Islam ne changera pas grand chose.
Cela précisé, Claude à mon sens a oublié un nuisible dans sa liste : Boniface VIII et sa bulle Unam Sanctam. Cette bulle résume la perspective ecclésiologique pyramidale et l’augmente même de nouvelles exigences : par exemple, que tout homme, même païen ou hérétique, doit obéissance inconditionnelle au pape, et que le salut passe par cette obéissance : « Nous déclarons, nous proclamons et nous définissons qu’il est absolument nécessaire au salut que chaque créature humaine soit soumise au Pontife Romain. » C’est la dernière phrase de loa bulle. Jamais on n’avait osé aller aussi loin. Une phrase est particulièrement intéressante : « Poussé par la foi, nous devons croire en une seule Sainte Eglise catholique et apostolique (...) sans laquelle il n’y a ni salut ni rémission des péchés (...) qui représente le corps mystique dont la tête est le Christ, et la tête du Christ est Dieu. (4) » C’est moi qui souligne. Le subordinationisme de cette phrase saute aux yeux !
Mais on y retrouve aussi une diatribe contre les Grecs, après avoir rappelé le « Pais mes brebis » du Christ à Pierre, interprété dans le sens qu’on devine : « Si les Grecs ou d’autres affirment qu’ils n’ont pas été confiés à Pierre et à ses successeurs, ils doivent confesser qu’ils ne sont pas les brebis du Christ puisque notre Seigneur dit selon Jean : ‘il n’y a qu’un seul troupeau et un seul pasteur’. »
(1) Voir à ce propos le remarquable ouvrage d’Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, trad. J.P. et N. Genet, Gallimard NRF, Paris, 1989, pp. 81 et sq.
(2) L’apôtre Paul dit que l’Eglise est le corps du Christ. C’est aussi ce que dit l’évangéliste Jean quand le Christ déclare qu’il est le Cep et nous les sarments. Mais l’expression « mystique » renvoie aux Mystères et, lorsqu’on a parlé à l’origine de « corps mystique du Christ », il s’agissait de l’Eucharistie. L’expression remonte aux carolingiens, à Raban Maur et à Ratramnus de Corbie qui établit une différence entre le corps de chair du Christ incarné, mort et ressuscité qu’il appelle le « corps vrai » et son corps eucharistique, fait de pain et de vin. Déjà, cette distinction n’est pas très heureuse, elle tend à figer la vie et à rétrécir le mystère, mais bon… Lorsque chez les juristes des XIIe et XIIIe siècles, l’expression « corps mystique » va désigner l’Eglise, l’Eucharistie devient le « corps vrai » et on a la théologie de la transsubstantiation qui n’a de sens que dans une perspective aristotélicienne. Mais j’ai oublié d’écrire que l’Eglise, pour ce brave Isaac, ce n’est pas comme chez l’apôtre Paul l’ensemble des baptisés mais l’ensemble… du clergé !
(3) Dont nous savons désormais qu'elle fut altérée.
(4) Ernst Kantorowicz, op. cit. p. 146.