Claude le Liseur a écrit :
(...)
La Syrie m'apparaissait donc comme l'exemple chimiquement pur d'un pays où un enseignement de masse du français, et un contact avec les cultures francophones, se maintenait, sans que cela fût dû au passé colonial ou à d'autres facteurs contingents, donc l'exemple chimiquement pur d'une tradition francophile encore vivante. Et cela était d'autant plus intéressant que, pour des raisons aussi obscures que probablement sordides, cette tradition réelle et bien vivante de la Syrie n'est jamais évoquée, alors que l'on s'étalera sur la prétendue francophilie de tel ou tel pays où à peu près personne ne lit en français depuis des générations et des générations.
J'ajoute encore que, dans le cas du chiffre des "apprenants" de français, il s'agit de données brutes, et non pas de données que l'Organisation internationale de la Francophonie peut manipuler, comme celui des locuteurs. Pour préciser ce que je veux dire, il suffit d'imaginer une région d'un pays A où le français est obligatoire à l'école parce qu'il est la langue officielle d'une autre région du pays, tandis qu'il existe dans cette région non francophone une solide tradition de culture francophone et un intérêt pour l'apprentissage des langues. On aboutit à une situation où 100% de la population de la région non francophone du pays A a étudié le français à l'école, et où 30%de la population totale (30% de la population qui a eu des cours de français) en ont acquis la maîtrise et resteront jusqu'à la fin de leur vie capables de tenir une conversation en français. Imaginons maintenant un pays B où un passé rejeté par la population a abouti à ce qu'on impose encore le français comme 2e langue étrangère à 40% de la population scolaire, mais dans le cadre d'un enseignement obsolète, d'une absence totale de motivation des élèves et d'une solide francophobie de la population dans son ensemble, ce qui fait que seuls 2,5% de la population ayant eu des cours de français en ont acquis la maîtrise. Vous avez bien, dans la réalité, 30% de locuteurs du français dans la région non francophone du pays A, et 1% de locuteurs du français dans le pays B. Et bien, dans le monde merveilleux de la Francophonie, on décrètera, si des besoins aussi mystérieux qu'impérieux l'exigent, que le taux de maîtrise du français par ceux qui l'ont étudié dans le pays B est de 60% (au lieu de 2,5% dans la réalité), et l'on vous trouvera 24% de locuteurs du français dans le pays B (au lieu d'1% dans la réalité), vous le rendant presqu'aussi francophone que le pays A. Il suffit de partir d'une donnée brute (le nombre des "apprenants") et de la manipuler au moyen d'un facteur arbitraire (le taux de succès de l'apprentissage) pour arriver à une donnée déconnectée de la réalité (le nombre des locuteurs). C'est ainsi que les statistiques publiées par la Francophonie dans son rapport 2006-2007 arrivent à l'aberration statistique de ne pas trouver un seul francophone en Algérie (10 à 20 millions de locuteurs du français en réalité!) ou en Syrie, pays qui n'ont pas jugé bon d'adhérer à l'organisation en question, et à en inventer des millions dans des pays qui n'ont aucune tradition francophone, ni même francophile, mais qui ont adhéré à l'organisation pour des raisons de pur opportunisme politique. Dieu merci, l'OIF publie aussi les statistiques des "apprenants" de français, y compris dans les Etats qui n'ont pas adhéré à l'organisation, et l'on est tout à coup surpris de découvrir des millions d'"apprenants" de français en Syrie ou en Algérie - pays où, comme je viens de l'écrire, l'OIF ne nous trouve aucun francophone... - et des effectifs squelettiques dans tel ou tel des nouveaux pays membres où l'OIF s'évertue à nous multiplier par cent le nombre des francophones. Même en dehors des étranges statistiques de l'OIF, un décalage entre les lieux communs et la réalité amènera le discours dominant à inventer une tradition francophone et/ou francophile dans tel ou tel pays où même l'OIF a renoncé à la parthénogenèse statistique des locuteurs du français, et à ignorer superbement la réalité partiellement (mais solidement) francophone et francophile d'un pays peu médiatisé et peu favorisé par la rumeur populaire comme la Syrie.
Tout ceci pour expliquer pourquoi je suis parti du chiffre des apprenants publié par l'OIF - seule donnée non susceptible de manipulation - et de l'exemple de la Syrie, très révélateur quant à l'ignorance obstinée de certaines réalités et à la répétition lassante de certaines affirmations sans fondement dans la réalité.
En relisant ce message, je dois faire mon mea culpa. J'ai en effet confondu la francophilie des gouvernements et la francophilie (ou du moins l'intérêt pour la langue française et les cultures qu'elle véhicule) des peuples.
Et, en fin de compte, ce qui mesure cette francophilie des peuples, c'est le taux d'acquisition de la langue dans l'enseignement, c'est-à-dire la mesure dans laquelle la langue étrangère (imposée par les gouvernants) est acquise par le public scolaire.
On sait qu'en Suisse, par exemple, les francophones sont moins nombreux que les francisants, c'est-à-dire les Suisses de langue allemande, italienne ou romanche qui ont appris le français comme langue étrangère à l'école et se le sont appropriés. Il y a à peu près 20% de francophones et 30% de francisants. En supposant que 90% de la population de la Suisse non francophone a eu des cours de français à l'école, on se rend compte que le taux d'acquisition est de plus de 40%.
En Belgique, le taux d'acquisition du français par les Belges non francophones qui l'ont appris à l'école approche des 60%.
Ce sont sans doute, avec le Luxembourg, les taux les plus élevés pour des régions où le français est enseigné comme langue étrangère. Certes, on peut douter que les Flamands soient francophiles (encore qu'ils ne reportent pas forcément sur les autres francophones leur conflit avec les Wallons), mais il n'en reste pas moins que, dans ce contexte, le français apparaît comme une langue étrangère utile qui véhicule une culture familière.
En Russie, il semble que 0,5% de la population ait eu des cours de français langue étrangère à l'école, car le pourcentage était plus élevé à l'époque soviétique qu'à l'heure actuelle où il est tombé aux alentours de 0,2%. Si nous mettons en rapport ce chiffre avec l'estimation du nombre de francisants en Russie (environ 30'000), nous pouvons constater que le taux d'acquisition, le taux de réussite de cet enseignement, est de 4%. (J'ai une personne dans mon entourage qui fait partie des 96% à qui cet enseignement n'a rien apporté: cinq ans de cours de français langue étrangère à l'époque soviétique,e t pas un seul mot, même pas bonjour.)
En Roumanie, nous avons à peu près 0,8% de francisants alors que à peu près 40% de la population a eu des cours de français. Cela fait un taux d'acquisition de 2%.
Si l'on compare la situation, on constate donc que le gouvernement roumain est autrement plus francophile que le gouvernement russe, vu les moyens qu'il a déployés en faveur de l'enseignement de la langue française, mais que la population russe est sans doute plus francophile que la population roumaine si on mesure cet intérêt à travers le taux de réussite de l'enseignement.
L'exemple le plus significatif de la dichotomie entre l'intérêt manifesté par un gouvernement pour une langue étrangère et l'intérêt manifesté par la population nous est donné par l'Allemagne, ou à peu près 10% de la population a eu des cours de français, mais où le nombre des francisants ne dépasse pas les 40'000. Cela veut dire que 0,5% des élèves qui ont eu des cours de français langue étrangère ont acquis quelques notions de cette langue, et que, pour 99,5% d'entre eux, cela n'a servi à rien et il n'en reste rien. C'est sans doute l'un des taux les plus bas du monde et l'on pourrait considérer que les Länder ont vraiment jeté de l'argent par les fenêtres en maintenant coûte que coûte un enseignement de masse du français pour qu'au final seule une proportion dérisoire des apprenants en aient conservé quelques notions. On pourrait raisonner ainsi si l'on pensait que cet enseignement avait été vraiment voulu pour que les élèves apprissent le français. Il n'en est bien sûr rien. L'enseignement du français langue étrangère n'est maintenu en Allemagne que pour des raisons de politique étrangère, qui sont d'ailleurs dépassées (pourquoi maintenir un enseignement du français qui était destiné à faire gober à la France l'idée d'une réconciliation franco-allemande maintenant que le pli est pris et que le président Hollande, dès son entrée en fonction, n'a rien eu de plus pressé que d'aller faire allégeance à Berlin?). On a donc une opposition totale entre des autorités qui maintiennent à grands frais l'enseignement du français langue étrangère et une population qui le subit comme un pensum et qui, dans une certaine mesure, vote avec ses pieds, puisque moins d'un élève sur 200 en retiendra quelque chose. La comparaison avec la Suisse alémanique, où la population est aussi de langue allemande mais où le taux de réussite de l'enseignement du français est 80 fois supérieur, montre bien que l'échec de cet enseignement ne vient pas de la difficulté que la langue française représente pour un germanophone, mais de la différence de perception et de motivation entre Suisse germanophone (français = langue parlée par des compatriotes, que l'on peut être amené à utiliser souvent, dans la vie professionnelle comme dans les loisirs) et Allemagne (français = obligation scolaire). Inutile de dire que l'enseignement de l'allemand en France, bien que ne touchant pas un public plus élevé que l'enseignement du français en Allemagne, obtient de bien meilleurs résultats, grâce à la différence de perception (allemand en France = langue utile qui permet de trouver un travail et, pour une petite fraction de la population, langue de la philosophie). Mais là encore, l'enseignement du français en Allemagne, maintenu pour des raisons de politique étrangère, n'a pas d'autre but que sa propre existence et, à la limite, le taux de réussite pourrait tomber à zéro sans que cela ne changeât rien.
D'ailleurs, l'action culturelle de la France à l'étranger (pour ne pas parler des autres pays francophones qui n'ont plus aucune velléité dans ce domaine) semble, elle aussi, n'avoir pour but et justification que sa propre existence, ou du moins les salaires de ceux qu'elle fait vivre, avec son budget de 1,4 milliard d'euros (trop peu pour faire quelque chose d'efficace, mais encore trop élevé par rapport au gaspillage qui en est fait). On se souvient de ce personnage, qui après avoir touché un salaire comme responsable de l'action culturelle de la France dans une mégapole nord-américaine, se fit ensuite, après avoir changé de métier, le propagandiste de l'abandon du français au profit du
globish. On imagine quel zèle il devait avoir déployé dans ses précédentes fonctions.
Au vu de tout cela, et en prenant conscience de la différence parfois importante entre francophilie des gouvernements et francophilie des gouvernés, on constate en définitive que le nombre des francisants en Russie (30'000) n'est pas très éloigné du nombre des francisants en Allemagne (40'000) que l'enseignement du français langue étrangère a concerné 11 fois plus d'élèves en Allemagne qu'en Russie.
Appliqué à la comparaison que je faisais entre Russie et Syrie, cela veut dire que le gouvernement syrien, lorsqu'il donnait à l'enseignement du français en Syrie une place 176 fois supérieure à celle que cet enseignement avait en Russie, se montrait certes très francophile (il en a été récompensé par le soutien de l'inepte François Hollande à la rébellion islamiste qui vient d'enlever notre évêque d'Alep). Cela ne veut pas dire pour autant qu'il y aura à la fin une proportion de francisants 176 fois supérieure à celle de la Russie: le chiffre final dépendra de la francophilie des gouvernés, du public visé, et du taux d'acquisition de la langue enseignée qui en est l'indicateur. Si, par exemple, le public syrien se montre tout aussi réticent que le public allemand, il n'y aura à la fin qu'une proportion 22 fois supérieure de francisants en Syrie qu'en Russie, et uniquement grâce à l'investissement exceptionnel du gouvernement syrien en faveur de cette langue. Si, en revanche, le public syrien se montre aussi motivé que le public suisse alémanique, la proportion de francisants en Syrie se retrouvera 1'760 fois supérieure à celle de la Russie.
Tout ceci pour dire qu'il ne faut pas confondre, comme je l'avais fait dans ce précédent message, francophilie ou intérêt pour la langue française des gouvernants et francophilie ou intérêt pour la langue française des peuples.