Claude le Liseur a écrit : ↑sam. 14 oct. 2006 20:14
J’ai aussi mentionné la présence éphémère du christianisme dans le Sahel subsaharien jusqu’au Xe siècle. Pierre Alexandre mentionne la possibilité de communautés chrétiennes dans le sud de l’actuelle Mauritanie jusqu’à cette époque (op. cit., p. 178), mais dans tous les cas il s’agissait de communautés berbères, et non noires : « On peut penser que, comme le judaïsme, le christianisme berbère a dû essaimer jusqu’au Soudan occidental, par les pistes commerciales sahariennes, mais on n’en a aucune preuve, les gardes d’épée en forme de croix, parfois mentionnées comme vestiges d’une influence chrétienne, correspondant surtout à une nécessité fonctionnelle » (op. cit., p. 170). Voire, voire… D’autres auteurs sont bien plus affirmatifs que le professeur Alexandre. Pour l’archiprêtre Jean Meyendorff, de l’Eglise orthodoxe en Amérique, « à l’exemple des tribus nubiennes, on voit naître plusieurs autres centres chrétiens parmi les populations nomades du Sahara, presque jusqu’à l’océan Atlantique, comme l’attestent des vestiges archéologiques, des livres liturgiques (en grec et en nubien) et des restes de vocabulaire chrétien dans le langage des Touareg. La victoire totale de l’Islam dans tout le Sahara pourrait bien ne dater que du XVe siècle » (donc cinq siècles plus tard que dans l’estimation du professeur Alexandre, NdL) (RP Jean Meyendorff,
Unité de l’Empire, division des chrétiens, Le Cerf, Paris 1993, p. 138, traduit de l’anglais par Françoise Lhoest avec la collaboration de l’auteur).
En tout cas, les Touareg sont aujourd’hui de farouches musulmans ; la longue présence de Charles de Foucauld (un des pères des études touareg, au demeurant) parmi eux ne se traduisit par aucune conversion, même si l’assassinat du RP de Foucauld en 1916 est plus dû à des questions politiques (volonté de la Turquie de prendre la France à revers en suscitant des troubles dans le sud algérien) que religieuses.
On trouvera ici
https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal ... 9/document un article de Dominique Casajus "Le peuple du voile, le prêtre Jean et L’Atlantide. Variations sur quelques stéréotypes", à l'origine publié dans un recueil de mélanges paru aux Editions Karthala, Paris 2016: Dominique Casajus; Guy Barthèlemy ; Mercedes Volait ; Sylvette Larzul ;
L’orientalisme après la Querelle : Dans les pas de François Pouillon (pp. 141-157).
L'article est rédigé sur le ton faussement voltairien (et en réalité méprisant envers le christianisme et laudateur envers l'Islam) qui est de mise dans les milieux intellectuels français en ce début de IIIe millénaire, mais il a au moins le mérite de rappeler l'attachement farouche des Touareg à l'Islam que j'évoquais dans mon message du 14 octobre 2006 à 20h14, attachement encore montré par l'engagement récent de nombreux Touareg dans des mouvements salafistes et djihadistes en lutte contre les Etats malien et algérien, et de décortiquer les origines de cette croyance absurde selon laquelle les Touareg seraient de mauvais musulmans, qui remonte aux premiers contacts établis avec eux par des explorateurs français (publication du livre
Les Touâreg du Nord par Henri Duveyrier en 1864).
Dominique Casajus fait justice, comme Pierre Alexandre en son temps, des fausses opinions attachées aux gardes d'épée en forme de croix. Toutefois - et ceci est un élément à mette en rapport avec la citation du Père Meyendorff sur les "restes de vocabulaire chrétien dans le langage des Touareg" - il admet qu'au moins un mot de leur langue ne peut s'expliquer que par des lointains rapports avec le christianisme.
En effet, en tamasheq, le mot pour dire "ange" est
andjeloûs, "terme surprenant dans une langue où le vocabulaire religieux
est pour le reste d’origine arabe" (Casajus, p. 6).
Pour mémoire, le mot pour dire "ange" en arabe est
ملاك mâlak.
Andjeloûs sonne furieusement comme un
angelus latin, encore plus que comme un ἄγγελος grec. Il est évident que les Touareg ne peuvent avoir reçu ce substantif ni de l'Islam, ni du judaïsme.
Cela ne suffit pas pour en faire des musulmans tièdes (et,
a contrario, ce n'est pas parce que les orthodoxes de Syrie et du Liban utilisent exclusivement l'arabe dans leur vie religieuse qu'ils sont pour autant des chrétiens tièdes!).
En revanche, si l'on se place dans une perspective historique, cela indique qu'ils ont été, au moins en partie, christianisés, dans un passé impossible à dater plus précisément, et que le christianisme auquel ils ont été confrontés était d'expression latine. (Je ne vois pas tellement d'influence du grec liturgique ou du nubien liturgique comme évoqué par le Père Meyendorff.) Tout ceci nous renvoie directement à l'ancienne Eglise d'Afrique, laquelle n'a jamais eu le berbère comme langue liturgique (ce qui fut sans doute son erreur fatale, comme je le soutiens depuis 2006 et comme je suis loin d'être le seul à le soutenir).On notera que le fonctionnement cette ancienne Eglise d'Afrique, ce prestigieux siège de Carthage illustré par saint Cyprien, cette Eglise orthodoxe autocéphale de langue latine, a été magistralement analysée par un théologien roumain, le RP Nicolae Dură, dans un ouvrage directement publié en français à Bucarest en 1999,
Le régime de la synodalité selon la législation canonique conciliaire, œcuménique, du Ier millénaire.
Depuis maintenant plus de douze siècles, les populations berbères, seules autochtones au Maghreb et dans le Sahara, connaissent une situation de diglossie harmonieuse, mais que certains partis politiques islamistes voudraient aujourd'hui réduire à néant, entre l'arabe, langue de leur religion, de leur culture savante et de leur ouverture sur le monde, et le berbère, langue de la vie quotidienne et d'une culture populaire particulièrement riche (poésie, chant et fables notamment). Il est fort probable qu'en d'autres temps, ces mêmes populations ont connu une diglossie entre le latin, qui occupait les fonctions aujourd'hui dévolues à l'arabe, et le berbère. Il est aussi fort probable que cette diglossie latin-berbère a été moins harmonieuse que la diglossie arabe-berbère, en raison de l'éloignement plus grand des deux langues. Il est enfin fort probable, encore, que le christianisme eût survécu au Maghreb s'il avait eu comme langue liturgique celle que parlait le peuple, comme en Arménie, en Géorgie, en Egypte, en Ethiopie ou en Syrie, au lieu de rester une réalité impériale et romaine plaquée sur une autre réalité tribale et berbère.
Ce qui reste mystérieux, c'est à quelle époque et dans quel lieu les ancêtres des Touareg ont été, au moins en partie, christianisés, ou ont été influencés par des chrétiens dont le latin était la langue liturgique, mais qui étaient vraisemblablement berbères. On peut supposer que les ancêtres des Touareg ont, il y a très longtemps, vécu beaucoup plus au nord, beaucoup plus près du Maghreb utile, beaucoup plus près du
limes romain ou du
limes byzantin, mais l'on peut aussi supposer, comme le font Pierre Alexandre et le RP Jean Meyendorff, que, au premier millénaire, le christianisme est descendu très au sud, très loin du
limes.
Qu'il suffise de rappeler la conversion des Maures de Ghadamès sous Justinien ou des Garamantes du Fezzan sous Justin II, ou l'épisode, évoqué par Charles-Emmanuel Dufourcq, du cadi de Marrakech consultant, au XIIe siècle, Ibn Rushd (Averroès) sur le châtiment à infliger à un nouveau musulman soupçonné de pratiquer le christianisme en secret.. et chez qui on avait trouvé des livres en latin ( à lire en ligne ici:
https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-90 ... t_9_1_1287 ; Charles-Emmanuel Dufourcq, "La coexistence des chrétiens et des musulmans dans Al-Andalus et dans le Maghrib du Xe siècle", in
Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 1978, 9 , pp. 209-224 ; anecdote contée pp. 214-215) .
Je le répète, qu'on ne se méprenne pas sur ma démarche. Je ne marche pas sur les traces des explorateurs et militaires français du XIXe siècle qui ont cru que les Kabyles ou les Touareg de leur époque auraient été des musulmans tièdes. Et un tel fantasme trouverait encore moins d'aliments de nos jours, au vu du nombre de Kabyles, de Touareg et d'autres berbérophones qui ont égorgé, éventré, mutilé, abattu ou déchiqueté à l'explosif des non-musulmans depuis le 8 mai 1945 jusqu'à ce jour, en particulier en Algérie (jusqu'à la fuite éperdue de toute la population juive et chrétienne en 1962), au Mali, en France et en Belgique - pour ne pas parler de tous ceux qui sont allés brûler, égorger, fusiller, des musulmans hérétiques ou simplement modérés dans les rangs des glorieuses cohortes de Daesh en Iraq et en Syrie. Je veux juste souligner qu'une analyse dépassionnée de l'Histoire nous montre que le christianisme - orthodoxe ou donatiste - et la culture d'expression latine ont probablement, à une époque, rayonné sur tout le nord-ouest de l'Afrique, très au sud de l'ancienne province romaine d
'Africa.
Aujourd'hui, au contact direct de la République islamique de Mauritanie, une ville du nord du Sénégal porte encore un nom qui évoque le christianisme : Saint-Louis-du-Sénégal, fondation du colonialisme français en 1659. De nos jours, la ville est, comme le Sénégal lui-même, à majorité musulmane. Mais le Sénégal reste (encore) une république francophone, laïque, tolérante et négro-africaine. Le christianisme y est pratiqué librement, sans la persécution qui commence dès la Mauritanie et se poursuit au Maroc, en Tunisie, en Algérie, en Libye (et d'une autre manière en Egypte). Saint-Louis est toujours le siège d'un diocèse catholique romain. On sait que c'est non loin de là, en actuel territoire mauritanien, que s'élevait le ribat (couvent soufi fortifié) d'où le Berbère sanhadja Abdullah Ibn Yassin lança le vaste djihad qui, en mettant à bas les faibles royaumes de taifas, devait ravager l'Espagne chrétienne et aboutir au vaste Empire des Almoravides. Ceci se situait vers 1040.
Et bien, il me plaît à imaginer, moi, que trois ou quatre siècles avant Abdullah Ibn Yassin, ces parages du fleuve Sénégal, non loin de l'actuelle Saint-Louis dont le nom rappelle la vocation chrétienne, virent passer des Berbères chrétiens, missionnaires, marchands ou nomades, dont l'un ou l'autre devait bien porter avec lui un livre liturgique en latin, tout en chantant des poèmes qui ne devaient pas être très différents de ceux des berbérophones d'aujourd'hui. Ce que nous savons du passé des Touareg, et ce que nous savons du passé d'une ville de Marrakech, m'autorise à l'imaginer sans trop m'éloigner de la réalité. Cette histoire a été entièrement effacée de la mémoire des hommes, mais elle n'en est pas moins fascinante.
Il reste toutefois une question, qui n'a aucun rapport avec le christianisme, mais bien avec l'histoire des Berbères. Comment se fait-il que, seuls parmi tous les peuples berbérophones, les Touareg aient toujours gardé l'usage des tifinagh, cette écriture qui semble avoir été utilisée, dans les temps antiques, sur la côte méditerranéenne du Maghreb ? Ecriture, qui, longtemps recluse parmi les Touareg du Sahara, a connu une prodigieuse renaissance depuis les années 1960 grâce aux travaux de l'Académie berbère de Paris déjà évoquée sur ce forum et grâce à ceux du professeur Salem Chaker de l'INALCO, est aujourd'hui fréquemment utilisée dans la signalétique au Maroc et en Algérie, et est même enseignée à l'école au Maroc.