Recension: les origines du christianisme albanais
Publié : lun. 14 janv. 2008 20:19
NOTE DE LECTURE
Gottfried Schramm, Anfänge des albanischen Christentums. Die frühe Bekehrung der Bessen und ihre langen Folgen, 2e édition, Rombach, Verlag, Fribourg en Breisgau, 1999, 284 pages.
L’auteur, né en 1929, est un spécialiste de la linguistique et de l’histoire de l’Europe centrale et de la Russie. Il enseigne à l’université de Fribourg en Breisgau depuis 1965.
Ce livre, dont la première édition remonte à 1994, représente une contribution de première importance dans deux domaines : l’histoire des Balkans et l’histoire du christianisme.
L’auteur s’élève contre la thèse officielle qui fait des Albanais les descendants des Illyriens. En effet, toutes sortes d’arguments linguistiques s’opposent à ce que les Albanais aient toujours été présents dans le territoire qu’ils occupent. Le professeur Schramm s’appuie en particulier sur le fait que le vocabulaire albanais de la pêche et de la mer est constitué de mots empruntés aux langues romanes et slaves, alors que les Illyriens, ancêtres supposés des Albanais, étaient un peuple de marins et de pirates. Il est aussi frappant de constater que, alors qu’il y avait une présence grecque massive sur la côte de l’actuelle Albanie dès l’époque des anciens Illyriens, le vocabulaire albanais comporte infiniment plus de mots d’origine latine que de mots issus du grec ancien, et que le dialecte tosque, parlé dans le sud de l’Albanie, ne diffère pas sur ce point du dialecte guègue parlé dans le nord de l’Albanie et au Kosovo. Enfin, le recensement des toponymes d’origine slave montre que les Slaves sont arrivés dans les plaines d’Albanie dès le VIIe siècle, qu’ils ont largement pénétré dans les montagnes du sud de l’Albanie au IXe, mais qu’ils n’ont que faiblement pénétré dans les montagnes du nord, correspondant à l’ancien Arbanon dont il sera longuement question dans la suite du livre.
Si les Albanais ne sont pas les descendants des Illyriens, ils n’en demeurent pas moins un peuple dont la présence dans les Balkans est très ancienne, aussi ancienne que celle des Grecs et des Valaques et bien antérieure à l’arrivée des Slaves. Le professeur Schramm retrouve en effet, preuves linguistiques à l’appui, l’origine des Albanais dans une population thrace qui vivait dans les montagnes du centre des Balkans : les Besses.
Si les livres d’histoire ecclésiastique mentionnent l’évangélisation des Besses, à la fin du IVe siècle, par saint Nicétas, évêque de Remesiana, l’actuelle Bela Palanka, entre Niś et Pirot dans le sud de la Serbie, le professeur Schramm est sans doute le premier à rendre à ce fait toute son importance. Il traque les documents anciens relatifs à l’évangélisation des Besses par saint Nicétas et aboutit à un certain nombre de conclusions :
a) La conversion de ce peuple au christianisme a été massive et totale du vivant même de saint Nicétas ;
b) Saint Nicétas, suivant l’exemple de ce que l’évêque arien Ulfila avait fait pour les Goths, a utilisé le besse non seulement comme langue d’évangélisation, mais aussi comme langue liturgique ;
c) Le besse s’est ainsi trouvé, dès les premiers siècles chrétiens, langue liturgique à part entière, privilège qui n’était alors partagé que par le grec, le latin, le syriaque, le copte, l’arménien et le géorgien, auxquels s’ajouteraient le guèze, le slavon et le zyriane, et aucune autre langue avant la Réforme ;
d) Il y eut des moines et des monastères besses aussi loin qu’en Terre sainte.
L’auteur suppose même que saint Nicétas, là encore à l’exemple d’Ulfila, avait mis au point un alphabet spécifique pour transcrire la langue besse. Schramm croit retrouver la dernière trace de cette écriture dans l’alphabet dit de Todhri, que l’ecclésiastique orthodoxe albanais Théodore (Todhri) Haxhifilipi (vers 1730-1805) était supposé avoir importé de Moschopolis et dont l’autrichien Hahn découvrit l’usage parmi les Albanais d’Elbasan vers 1850 (pp. 88-92, pp. 253 ss.) On est donc loin de l’image traditionnelle des Albanais, supposés avoir été un peuple sans écriture jusqu’au congrès de Monastir en 1908.
Le professeur Schramm souligne dans une captivante digression (pp. 144-154) les bienfaits d’une langue liturgique pour la survie d’un peuple. C’est parce que son usage liturgique avait été maintenu dans l’Église orthodoxe au moins jusqu’au IXe siècle que la langue gotique a pu survivre en Crimée pendant tant de siècles. Les Besses, ancêtres des Albanais, offrent un autre exemple de longue résistance. Alors que les autres peuples « barbares » des Balkans n’ont pu survivre aux mouvement successifs qui les ont tous assimilés – hellénisation, romanisation, invasion des Slaves – les Besses, enracinés dans une foi qui s’exprimait dans leur langue et multipliait les monastères et les ermitages dans leurs montagnes inhospitalières, ont maintenu leur identité linguistique et leur foi chrétienne pendant que le paganisme slave submergeait les Balkans. À ce titre, ils présentent des points communs avec les Roumains, et le professeur Schramm souligne la symbiose qui a existé entre les ancêtres des Albanais et les ancêtres des Valaques.
C’est bien sûr un point crucial, pour l’examen de cette thèse, que de déterminer à quelle date et dans quelles circonstances les ancêtres des Albanais ont quitté le centre des Balkans pour arriver dans leur actuelle patrie. Pour Schramm, c’est à une époque de réaction païenne et de persécution des chrétiens dans l’Empire bulgare, vers l’an 820, que les Besses, alliés de l’Empire byzantin dont ils partageaient la religion, ont été appelés par les Byzantins pour constituer une marche défendant l’enclave que Constantinople contrôlait encore sur la côte autour de Dyrrachion, l’actuelle Durrës. Les partisans de la thèse illyrienne ont donc raison sur un point : si l’Histoire ne garde pas mémoire d’une « invasion » des Albanais dans leur actuelle patrie, c’est que ceux-ci y sont venus de manière pacifique, appelés comme fédérés de l’Empire. Ils s’installèrent dans le territoire de l’Arbanon, dans le nord de l’actuelle république d’Albanie, territoire dont ils devaient prendre le nom, oubliant le vieil ethnonyme de « Besses ». Le centre spirituel et temporel de l’Arbanon se trouvait à Krujë, qui devait être six siècles plus tard la citadelle du légendaire Skanderbeg et qui est encore aujourd’hui la titulature d’un des évêques de l’Église orthodoxe d’Albanie.
La symbiose entre Albanais et Byzantins, qui s’était traduite par le rôle important que les « Arvanites » avaient joué dans la défense de l’Empire, contre les Bulgares dans les Balkans, contre les Arabes et les Normands en Italie du Sud, prit fin avec la prise de Dyrrachion, qui allait devenir Durazzo, par les Croisés en 1203.
Car c’est une histoire tragique que celle que raconte le professeur Schramm. En effet, pas un seul manuscrit ne nous est parvenu pour témoigner de ce que fut l’Église besse. Schramm pense que la tradition besse s’est petit à petit dissoute dans le sein de la tradition grecque, présente à Dyrrachion et dans les autres villes de la côte, et qui jouissait d’un prestige incomparable et d’une situation matérielle supérieure. Mais le professeur Schramm suppose que la conversion forcée au catholicisme des Albanais dans la partie septentrionale du pays, tombée sous la domination de Venise en 1203, a sans doute eu pour conséquence la persécution de l’écriture besse (p. 204). C’est donc dans le sud de l’Albanie, resté entièrement orthodoxe jusqu’à l’islamisation massive et superficielle du XVIIIe siècle, ainsi que dans les colonies albanaises constituées en Italie du Sud et en Sicile à partir du XVe siècle, les fameuses communautés arbëresh, restées fidèles au rit byzantin bien qu’elles aient du progressivement adopter la foi catholique romaine, que Schramm traque les rares vestiges qui montrent que l’albanais a été une langue liturgique dans un passé lointain, bien avant une éclipse totale de trois ou quatre siècles avant la restauration de l’albanais liturgique grâce aux efforts opiniâtres de Mgr Fan (Théophane) Noli (1882-1965), l’évêque des Albanais orthodoxes d’Amérique, qui fut aussi brièvement chef du gouvernement albanais en 1924. On est donc loin du jugement méprisant que portait le prêtre catholique français Raymond Janin en 1955 à propos du travail de traduction des livres liturgiques que menait l’Église orthodoxe d’Albanie : « l’albanais est trop peu évolué pour se prêter facilement au rôle que l’on veut lui faire jouer » (RP Raymond Janin, Les Églises orientales et les rites orientaux, Letouzey & Ané, Paris 1997, p. 260).
Le professeur Schramm souligne aussi à quel point les Albanais ont été éprouvés par le destin à partir de ce qu’il appelle la « catastrophe de 1203 » (p. 265). À la division entre catholiques et orthodoxes provoquée par Venise est venue s’ajouter l’islamisation promue par les Turcs, puis la division des musulmans eux-mêmes entre sunnites et bektachis, l’exode d’une partie du peuple albanais vers l’Italie, puis l’un des régimes communistes les plus violents et qui plus est fanatiquement hostile à toute forme de religion (Schramm souligne l’interdiction par Enver Hoxha, non seulement du culte, mais de toute forme de pratique liée à une religion, « auch für die daheim geübte Frommigkeit », p. 198). Et pourtant, malgré toutes ces épreuves, le peuple albanais a conservé son unité, qui se retrouve à travers le droit coutumier commun à tout l’espace albanais, le Kanun de Lek Dukagjini du nord de l’Albanie ayant pratiquement le même contenu que le Kanun de Papazhuli du sud, son originalité et sa langue. Il est le seul peuple des Balkans que les divisions religieuses n’ont pas fait éclater. Pour Schramm, ce miracle s’explique dès lors que l’on comprend qu’à la base de l’identité albanaise, il y a ce demi millénaire englouti, y compris dans la mémoire actuelle des Albanais –, où ce peuple a pu forger son identité dans le cadre de la chrétienté besse fondée par saint Nicétas de Remesiana.
L’Histoire réelle du peuple albanais, telle que le professeur Schramm l’a reconstitué au terme de patientes recherches, ne satisfera sans doute guère les tenants du nationalisme à tous crins et du « protochronisme illyrien ». Elle est pourtant autrement plus glorieuse que le veulent les constructions idéologiques sous lesquelles on l’a ensevelie depuis un siècle. C’est l’histoire d’un peuple thrace, enraciné très tôt dans le christianisme orthodoxe, frère et allié de l’Empire des Romains, et qui a su, pendant huit siècles au moins, persister dans son choix initial, envers et contre tout, et même au prix de l’exil, avant que les invasions vénitiennes, puis turques, ne lui imposent un destin encore plus tragique.
Le livre se termine ensuite par la reproduction, la traduction en allemand et le commentaire des sources latines et grecques relatives à la chrétienté besse et à la fondation de l’Arbanon (pp. 207-249), par la reproduction de trois alphabets étroitement apparentés – l’alphabet copte, l’alphabet gotique et l’écriture de Todhri (pp. 250-254), ainsi que par des cartes très utiles (pp. 255-265).
Gottfried Schramm, Anfänge des albanischen Christentums. Die frühe Bekehrung der Bessen und ihre langen Folgen, 2e édition, Rombach, Verlag, Fribourg en Breisgau, 1999, 284 pages.
L’auteur, né en 1929, est un spécialiste de la linguistique et de l’histoire de l’Europe centrale et de la Russie. Il enseigne à l’université de Fribourg en Breisgau depuis 1965.
Ce livre, dont la première édition remonte à 1994, représente une contribution de première importance dans deux domaines : l’histoire des Balkans et l’histoire du christianisme.
L’auteur s’élève contre la thèse officielle qui fait des Albanais les descendants des Illyriens. En effet, toutes sortes d’arguments linguistiques s’opposent à ce que les Albanais aient toujours été présents dans le territoire qu’ils occupent. Le professeur Schramm s’appuie en particulier sur le fait que le vocabulaire albanais de la pêche et de la mer est constitué de mots empruntés aux langues romanes et slaves, alors que les Illyriens, ancêtres supposés des Albanais, étaient un peuple de marins et de pirates. Il est aussi frappant de constater que, alors qu’il y avait une présence grecque massive sur la côte de l’actuelle Albanie dès l’époque des anciens Illyriens, le vocabulaire albanais comporte infiniment plus de mots d’origine latine que de mots issus du grec ancien, et que le dialecte tosque, parlé dans le sud de l’Albanie, ne diffère pas sur ce point du dialecte guègue parlé dans le nord de l’Albanie et au Kosovo. Enfin, le recensement des toponymes d’origine slave montre que les Slaves sont arrivés dans les plaines d’Albanie dès le VIIe siècle, qu’ils ont largement pénétré dans les montagnes du sud de l’Albanie au IXe, mais qu’ils n’ont que faiblement pénétré dans les montagnes du nord, correspondant à l’ancien Arbanon dont il sera longuement question dans la suite du livre.
Si les Albanais ne sont pas les descendants des Illyriens, ils n’en demeurent pas moins un peuple dont la présence dans les Balkans est très ancienne, aussi ancienne que celle des Grecs et des Valaques et bien antérieure à l’arrivée des Slaves. Le professeur Schramm retrouve en effet, preuves linguistiques à l’appui, l’origine des Albanais dans une population thrace qui vivait dans les montagnes du centre des Balkans : les Besses.
Si les livres d’histoire ecclésiastique mentionnent l’évangélisation des Besses, à la fin du IVe siècle, par saint Nicétas, évêque de Remesiana, l’actuelle Bela Palanka, entre Niś et Pirot dans le sud de la Serbie, le professeur Schramm est sans doute le premier à rendre à ce fait toute son importance. Il traque les documents anciens relatifs à l’évangélisation des Besses par saint Nicétas et aboutit à un certain nombre de conclusions :
a) La conversion de ce peuple au christianisme a été massive et totale du vivant même de saint Nicétas ;
b) Saint Nicétas, suivant l’exemple de ce que l’évêque arien Ulfila avait fait pour les Goths, a utilisé le besse non seulement comme langue d’évangélisation, mais aussi comme langue liturgique ;
c) Le besse s’est ainsi trouvé, dès les premiers siècles chrétiens, langue liturgique à part entière, privilège qui n’était alors partagé que par le grec, le latin, le syriaque, le copte, l’arménien et le géorgien, auxquels s’ajouteraient le guèze, le slavon et le zyriane, et aucune autre langue avant la Réforme ;
d) Il y eut des moines et des monastères besses aussi loin qu’en Terre sainte.
L’auteur suppose même que saint Nicétas, là encore à l’exemple d’Ulfila, avait mis au point un alphabet spécifique pour transcrire la langue besse. Schramm croit retrouver la dernière trace de cette écriture dans l’alphabet dit de Todhri, que l’ecclésiastique orthodoxe albanais Théodore (Todhri) Haxhifilipi (vers 1730-1805) était supposé avoir importé de Moschopolis et dont l’autrichien Hahn découvrit l’usage parmi les Albanais d’Elbasan vers 1850 (pp. 88-92, pp. 253 ss.) On est donc loin de l’image traditionnelle des Albanais, supposés avoir été un peuple sans écriture jusqu’au congrès de Monastir en 1908.
Le professeur Schramm souligne dans une captivante digression (pp. 144-154) les bienfaits d’une langue liturgique pour la survie d’un peuple. C’est parce que son usage liturgique avait été maintenu dans l’Église orthodoxe au moins jusqu’au IXe siècle que la langue gotique a pu survivre en Crimée pendant tant de siècles. Les Besses, ancêtres des Albanais, offrent un autre exemple de longue résistance. Alors que les autres peuples « barbares » des Balkans n’ont pu survivre aux mouvement successifs qui les ont tous assimilés – hellénisation, romanisation, invasion des Slaves – les Besses, enracinés dans une foi qui s’exprimait dans leur langue et multipliait les monastères et les ermitages dans leurs montagnes inhospitalières, ont maintenu leur identité linguistique et leur foi chrétienne pendant que le paganisme slave submergeait les Balkans. À ce titre, ils présentent des points communs avec les Roumains, et le professeur Schramm souligne la symbiose qui a existé entre les ancêtres des Albanais et les ancêtres des Valaques.
C’est bien sûr un point crucial, pour l’examen de cette thèse, que de déterminer à quelle date et dans quelles circonstances les ancêtres des Albanais ont quitté le centre des Balkans pour arriver dans leur actuelle patrie. Pour Schramm, c’est à une époque de réaction païenne et de persécution des chrétiens dans l’Empire bulgare, vers l’an 820, que les Besses, alliés de l’Empire byzantin dont ils partageaient la religion, ont été appelés par les Byzantins pour constituer une marche défendant l’enclave que Constantinople contrôlait encore sur la côte autour de Dyrrachion, l’actuelle Durrës. Les partisans de la thèse illyrienne ont donc raison sur un point : si l’Histoire ne garde pas mémoire d’une « invasion » des Albanais dans leur actuelle patrie, c’est que ceux-ci y sont venus de manière pacifique, appelés comme fédérés de l’Empire. Ils s’installèrent dans le territoire de l’Arbanon, dans le nord de l’actuelle république d’Albanie, territoire dont ils devaient prendre le nom, oubliant le vieil ethnonyme de « Besses ». Le centre spirituel et temporel de l’Arbanon se trouvait à Krujë, qui devait être six siècles plus tard la citadelle du légendaire Skanderbeg et qui est encore aujourd’hui la titulature d’un des évêques de l’Église orthodoxe d’Albanie.
La symbiose entre Albanais et Byzantins, qui s’était traduite par le rôle important que les « Arvanites » avaient joué dans la défense de l’Empire, contre les Bulgares dans les Balkans, contre les Arabes et les Normands en Italie du Sud, prit fin avec la prise de Dyrrachion, qui allait devenir Durazzo, par les Croisés en 1203.
Car c’est une histoire tragique que celle que raconte le professeur Schramm. En effet, pas un seul manuscrit ne nous est parvenu pour témoigner de ce que fut l’Église besse. Schramm pense que la tradition besse s’est petit à petit dissoute dans le sein de la tradition grecque, présente à Dyrrachion et dans les autres villes de la côte, et qui jouissait d’un prestige incomparable et d’une situation matérielle supérieure. Mais le professeur Schramm suppose que la conversion forcée au catholicisme des Albanais dans la partie septentrionale du pays, tombée sous la domination de Venise en 1203, a sans doute eu pour conséquence la persécution de l’écriture besse (p. 204). C’est donc dans le sud de l’Albanie, resté entièrement orthodoxe jusqu’à l’islamisation massive et superficielle du XVIIIe siècle, ainsi que dans les colonies albanaises constituées en Italie du Sud et en Sicile à partir du XVe siècle, les fameuses communautés arbëresh, restées fidèles au rit byzantin bien qu’elles aient du progressivement adopter la foi catholique romaine, que Schramm traque les rares vestiges qui montrent que l’albanais a été une langue liturgique dans un passé lointain, bien avant une éclipse totale de trois ou quatre siècles avant la restauration de l’albanais liturgique grâce aux efforts opiniâtres de Mgr Fan (Théophane) Noli (1882-1965), l’évêque des Albanais orthodoxes d’Amérique, qui fut aussi brièvement chef du gouvernement albanais en 1924. On est donc loin du jugement méprisant que portait le prêtre catholique français Raymond Janin en 1955 à propos du travail de traduction des livres liturgiques que menait l’Église orthodoxe d’Albanie : « l’albanais est trop peu évolué pour se prêter facilement au rôle que l’on veut lui faire jouer » (RP Raymond Janin, Les Églises orientales et les rites orientaux, Letouzey & Ané, Paris 1997, p. 260).
Le professeur Schramm souligne aussi à quel point les Albanais ont été éprouvés par le destin à partir de ce qu’il appelle la « catastrophe de 1203 » (p. 265). À la division entre catholiques et orthodoxes provoquée par Venise est venue s’ajouter l’islamisation promue par les Turcs, puis la division des musulmans eux-mêmes entre sunnites et bektachis, l’exode d’une partie du peuple albanais vers l’Italie, puis l’un des régimes communistes les plus violents et qui plus est fanatiquement hostile à toute forme de religion (Schramm souligne l’interdiction par Enver Hoxha, non seulement du culte, mais de toute forme de pratique liée à une religion, « auch für die daheim geübte Frommigkeit », p. 198). Et pourtant, malgré toutes ces épreuves, le peuple albanais a conservé son unité, qui se retrouve à travers le droit coutumier commun à tout l’espace albanais, le Kanun de Lek Dukagjini du nord de l’Albanie ayant pratiquement le même contenu que le Kanun de Papazhuli du sud, son originalité et sa langue. Il est le seul peuple des Balkans que les divisions religieuses n’ont pas fait éclater. Pour Schramm, ce miracle s’explique dès lors que l’on comprend qu’à la base de l’identité albanaise, il y a ce demi millénaire englouti, y compris dans la mémoire actuelle des Albanais –, où ce peuple a pu forger son identité dans le cadre de la chrétienté besse fondée par saint Nicétas de Remesiana.
L’Histoire réelle du peuple albanais, telle que le professeur Schramm l’a reconstitué au terme de patientes recherches, ne satisfera sans doute guère les tenants du nationalisme à tous crins et du « protochronisme illyrien ». Elle est pourtant autrement plus glorieuse que le veulent les constructions idéologiques sous lesquelles on l’a ensevelie depuis un siècle. C’est l’histoire d’un peuple thrace, enraciné très tôt dans le christianisme orthodoxe, frère et allié de l’Empire des Romains, et qui a su, pendant huit siècles au moins, persister dans son choix initial, envers et contre tout, et même au prix de l’exil, avant que les invasions vénitiennes, puis turques, ne lui imposent un destin encore plus tragique.
Le livre se termine ensuite par la reproduction, la traduction en allemand et le commentaire des sources latines et grecques relatives à la chrétienté besse et à la fondation de l’Arbanon (pp. 207-249), par la reproduction de trois alphabets étroitement apparentés – l’alphabet copte, l’alphabet gotique et l’écriture de Todhri (pp. 250-254), ainsi que par des cartes très utiles (pp. 255-265).