Question à propos d'une traduction en turc

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Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : Ah oui, le «patriarcat orthodoxe turc», une triste histoire. Cette organisation, qui n'est plus aujourd'hui qu'un appendice de l'extrême-droite nationaliste turque doublé d'une entreprise immobilière et commerciale, n'a eu un semblant d'existence qu'entre 1921 et 1924.
Sous l'Empire ottoman, tous les orthodoxes relevant du patriarcat de Constantinople étaient considérés comme faisant partie du millet grec (de la nation grecque), parce que le grec était leur langue liturgique. (Autre chose était la situation des orthodoxes arabes du patriarcat d'Antioche en Cilicie et à Alexandrette.) Dans les frontières de l'actuelle république de Turquie, ces «Grecs» se comptaient au nombre d'environ 1'549'000 en 1914 (sur une population totale de 15'997'000), selon les statistiques ottomanes qui sous-évaluaient probablement leur nombre (cf. Youssef Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc, Payot & Rivages, Paris 1997, p. 240). (Le chiffre réel était sans doute plus proche de 1'800'000.) Mais tous ces gens n'étaient pas d'ethnie grecque; tous ces «Grecs» n'étaient pas des Hellènes; il y avait parmi eux quelques milliers d'Arméniens chalcédoniens et plusieurs dizaines de milliers de Turcs orthodoxes appelés Karamanlis. On ne connaît pas bien l'origine de ces Karamanlis: Grecs ayant adopté la langue turque, mais conservé la foi orthodoxe ? Turcs ayant adopté la foi orthodoxe quand cela était encore possible, dans les premières décennies de la présence turque en Anatolie? mélange des deux? Quoiqu'il en soit, ils écrivaient la langue turque en caractères grecs, alors que les musulmans l'écrivaient en caractères arabes, jusqu'à ce que Mustafa Kemal Atatürk imposât les caractères latins en 1928.

Je me rends compte aussi de l'imprécision de la langue française dans ce domaine quand je dois expliquer que, dans les frontières actuelles de la Turquie, il y avait en 1914 officiellement 1'549'000 grecs-orthodoxes, dont 50'000 au moins étaient des Turcs et plusieurs milliers des Arméniens. C'est que le français confond allègrement «grec-orthodoxe» (= orthodoxe de Turquie, d'Afrique du Nord et du Machrek) et «orthodoxe grec» (= orthodoxe de langue grecque), voire «grec-orthodoxe» et «Grec». Devant cette imprécision de termes, et dans un contexte général de méconnaissance des réalités de l'ancien Empire ottoman, il ne faut pas s'étonner de réactions comme celle d'un ami valaisan qui me faisait part de sa perplexité quand je lui avais expliqué que les «grec-orthodoxes» du patriarcat d'Antioche étaient des Arabes ou des Syriaques dont l'arabe est la langue liturgique. J'en suis réduit à utiliser une périphrase et à dire que tous ces «Grecs» de Turquie n'étaient pas des Hellènes, pour expliquer qu'une importante minorité parmi eux était constituée de Turcs et d'Arméniens.
Or, cette étrange confusion de la langue française, qui utilise le même terme pour désigner à la fois une religion (les orthodoxes chalcédoniens du Moyen-Orient), une ethnie (le peuple hellène) et une citoyenneté (les ressortissants de la Grèce), n'existe pas dans les langues parlées en Orient.
En effet, le turc fait la distinction entre Rum (c'est à dire ce que le français appelle «grec-orthodoxe» ) et Yunan (ce que le français appelle «Grec», la Grèce étant appelée Yunanistan). Le nom officiel, en turc, du patriarcat de Constantinople est Rum Ortodoks Patrikhanesi - c'est-à-dire le patriarcat orthodoxe romain, tout simplement. La langue turque fait donc la distinction entre les choses qui relèvent des orthodoxes de l'ancien Empire ottoman, du patriarcat œcuménique de Constantinople et du patriarcat d'Antioche, en tant qu'héritiers spirituels et culturels de l'Empire romain dont la capitale était Constantinople nouvelle Rome, et les choses qui relèvent de l'État grec contemporain, né en 1830 d'une difficile guerre d'indépendance que la langue grecque appelle d'ailleurs la «Révolution grecque» (Ελληνική Επανάσταση) . On peut déjà se demander, à ce stade, pourquoi des gens qui sont appelés «Romains orthodoxes» en turc deviennent «grec-orthodoxes» en français.
(à suivre...)
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : Ah oui, le «patriarcat orthodoxe turc», une triste histoire. Cette organisation, qui n'est plus aujourd'hui qu'un appendice de l'extrême-droite nationaliste turque doublé d'une entreprise immobilière et commerciale, n'a eu un semblant d'existence qu'entre 1921 et 1924.
Sous l'Empire ottoman, tous les orthodoxes relevant du patriarcat de Constantinople étaient considérés comme faisant partie du millet grec (de la nation grecque), parce que le grec était leur langue liturgique. (Autre chose était la situation des orthodoxes arabes du patriarcat d'Antioche en Cilicie et à Alexandrette.) Dans les frontières de l'actuelle république de Turquie, ces «Grecs» se comptaient au nombre d'environ 1'549'000 en 1914 (sur une population totale de 15'997'000), selon les statistiques ottomanes qui sous-évaluaient probablement leur nombre (cf. Youssef Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc, Payot & Rivages, Paris 1997, p. 240). (Le chiffre réel était sans doute plus proche de 1'800'000.) Mais tous ces gens n'étaient pas d'ethnie grecque; tous ces «Grecs» n'étaient pas des Hellènes; il y avait parmi eux quelques milliers d'Arméniens chalcédoniens et plusieurs dizaines de milliers de Turcs orthodoxes appelés Karamanlis. On ne connaît pas bien l'origine de ces Karamanlis: Grecs ayant adopté la langue turque, mais conservé la foi orthodoxe ? Turcs ayant adopté la foi orthodoxe quand cela était encore possible, dans les premières décennies de la présence turque en Anatolie? mélange des deux? Quoiqu'il en soit, ils écrivaient la langue turque en caractères grecs, alors que les musulmans l'écrivaient en caractères arabes, jusqu'à ce que Mustafa Kemal Atatürk imposât les caractères latins en 1928.
Au cours de la guerre gréco-turque de 1920-1922, Mustafa Kemal a, à un moment, envisagé comme une possibilité parmi d'autres le maintien d'une partie de cette population grec-orthodoxe en Anatolie - laquelle était déjà réduite par les massacres qu'elle avait subis depuis 1914 de la part des Jeunes-Turcs -, mais en la détachant du patriarcat de Constantinople, considéré comme une institution hellène, et en créant une autocéphalie orthodoxe turque sur le modèle bulgare. Si cette solution avait triomphé, il y aurait sans doute, à l'heure actuelle, un bon million d'orthodoxes dans les frontières de la Turquie, au lieu de quatre petits milliers...
Cette idée de Kemal rencontrait les préoccupations d'un prêtre karamanli de Cappadoce, le RP Euthyme Karahissaridis (1884-1968), qui prévoyait que la guerre gréco-turque aurait les pires conséquences pour la population orthodoxe d'Anatolie, et qui se mit donc au service de la cause kémaliste en entreprenant de créer une Église orthodoxe turque. Certaines des idées à la base du projet étaient excellentes, comme celle de traduire les textes liturgiques en turc - ce que l'on a fait depuis le Xe siècle pour l'arabe, ce que le RP Ispir Teymur fait maintenant pour le turc, et ce que l'on devrait faire pour le persan. On verra ensuite que, malheureusement, la réalisation laissa à désirer.

Finalement, lors du traité de Lausanne du 24 juillet 1923, Kemal adopta la solution de l'échange de populations: expulsion des orthodoxes d'Anatolie, y compris ceux qui ne parlaient que le turc, en échange des musulmans de Grèce (sauf ceux de Thrace occidentale), y compris ceux qui ne parlaient que le grec. On expulsa donc, dans des conditions terribles, officiellement 1'334'000 personnes en 1924. Seuls étaient autorisés à rester les orthodoxes d'Istamboul, Imbros et Ténédos; ils furent exposés à diverses formes de persécution de la part de la République turque (impôt spécial sur les non musulmans en 1942, pogrom organisé par Menderes en 1955), et leur nombre tomba de 136'000 en 1927 à 86'000 en 1965 et 1'244 en 2005. Le reste des orthodoxes de Turquie - moins de 3'000 personnes semble-t-il - sont des Arabes de Cilicie et de la province de Hatay (ex-sandjak d'Alexandrette), restés dans leurs provinces ou émigrés à Istamboul.


Encore faut-il préciser que, lorsque le RP Euthyme Karahissaridis, futur Papa Eftim, a lancé son mouvement en novembre 1921, il a bénéficié de la compréhension des autorités ecclésiastiques dont il dépendait, le Patriarcat œcuménique ayant sans doute estimé que le mouvement orthodoxe turc sauverait peut-être les Karamanlis de l'extermination ou de la déportation. C'est ainsi que trois évêques, dont le métropolite Procope d'Iconium (Konya), l'évêque le plus élevé en dignité dans la hiérarchie du Trône encore présent en Anatolie à ce moment-là, acceptèrent de se rallier au mouvement de Papa Eftim. Toutefois, comme Papa Eftim était un prêtre marié (ordonné en 1915, selon Mustafa Ekincikli, Türk Ortodoksları, Siyasal Kitabevi, Ankara 1998, p. 162), il ne pouvait pas être consacré évêque - ce qui devait par la suite ôter toute perspective d'avenir à son projet quand il se trouva le seul clerc exempté de l'échange de populations en 1924. Le patriarche œcuménique de l'époque, Mélèce IV (Metaxakis), qui fut sur le siège de Constantinople du 25 novembre 1921 au 20 septembre 1923, voulut bien croire que le péril de mort dans lequel se trouvait la communauté orthodoxe d'Anatolie justifiait les actes des trois évêques et des partisans du RP Karahissaridis, qu'il se garda bien d'excommunier. (Le Père Euthyme ne fut excommunié qu'en 1924, quand il apparut que son groupe n'avait plus d'autre vocation que de causer trouble et division à Istamboul.) Mélèce IV se déclara prêt à transformer l'Anatolie en un exarcat du Patriarcat œcuménique qui aurait eu le turc pour langue liturgique. L'opposition à l'emploi du turc comme langue liturgique ne venait donc pas du Patriarcat.
Elle venait en fait de Mustafa Kemal lui-même, pour qui le mouvement «turc orthodoxe» n'avait été qu'une alternative utile dans la phase finale de la guerre gréco-turque de 1919-1922, et qui avait décidé de faire disparaître le peuplement chrétien d'Anatolie (comme ses successeurs le feraient disparaître d'Istanbul après 1955, et d'Imbros et Ténédos après 1975). Cet étrange tenant de la laïcité s'opposa à toute solution qui aurait abouti au maintien d'une population chrétienne d'ethnie turque et à une dissociation entre nation et religion. Les conséquences s'en font sentir encore aujourd'hui, et l'on se demande comment les media francophones peuvent parler de laïcité à propos d'un tel contexte.
Je voudrais reproduire ici les forts pertinentes réflexions du professeur Bernard Lewis, de l'université de Princeton, à propos de l'échange de populations de 1924.
Dans les églises chrétiennes abandonnées par les Grecs de Karaman, en Turquie méridionale, les inscriptions funéraires sont formulées en langue turque, mais calligraphiées en caractères grecs. Parmi les familles des soi-disant rapatriés, la grande majorité savait à peine, ou pas du tout, le grec, mais, entre eux, ils parlaient le turc qu'ils écrivaient en caractères grecs - tout comme les juifs et les chrétiens, dans les pays de langue arabe, ont longtemps écrit l'arabe courant en caractères hébreux ou syriaques, et non en caractères arabes. L'écriture, dans tout le Proche-Orient, est étroitement liée à la religion. De même, nombre des soi-disant Turcs expédiés en Turquie, originaires de la Grèce, ne savaient pas le turc, ou si peu, mais ils parlaient couramment grec entre eux, et souvent écrivaient leur dialecte grec en caractères turco-arabes. Selon la définition du concept de nationalité normalement reçue en Occident, les Grecs de Turquie n'étaient nullement des Grecs, mais des Turcs de religion chrétienne, tandis que les soi-disant Turcs de Grèce se trouvaient être, pour la plupart, des Grecs musulmans. Si nous prenons les dénominations «Grec» et «Turc» dans leur acception occidentale, et non plus dans celle qui prévaut au Proche-Orient, le fameux échange de populations entre la Grèce et la Turquie en vient à représenter non plus un rapatriement de Grecs en Grèce, et de Turcs en Turquie, mais bien une déportation de Turcs chrétiens, de Turquie en Grèce, et de Grecs musulmans, de Grèce en Turquie. C'est seulement à leur arrivée dans leur patrie putative que la plupart d'entre eux se sont mis à l'apprentissage de la langue présumée être leur langue maternelle.
Tout cela s'est déroulé entre deux peuples dont l'un est chrétien bien qu'ayant été longtemps soumis à l'influence musulmane, et l'autre, quoique musulman, se trouve être de tous les peuples musulmans, celui qui a poussé le plus loin le processus de laïcisation. Or même aujourd'hui, dans la République laïque de Turquie, le mot Turc est, selon une convention communément admise, réservé aux seuls musulmans. (...) L'identification entre Turc et musulman demeure donc totale.
(Bernard Lewis [traduit de l'anglais par Tina Jolas], Le retour de l'Islam, Folio, Gallimard, Paris 1993 [1re édition française Paris 1985], pp. 457-459.)
Certes, les convictions du professeur Lewis ne sont pas les miennes, et je ne partage pas non plus certaines de ses analyses, même si ce texte résume avec une extraordinaire justesse ce que fut la réalité de la construction d'une République ethniquement (= religieusement) pure par l'étrange «laïc» qu'était Mustafa Kemal Atatürk. Lewis reconnaît lui-même (op. cit., p. 459) que «la situation en ce qui concerne les Arabes est plus compliquée». Et, en effet, contrairement au nationalisme turc dans sa version kémaliste, qui repose au moins implicitement sur l'idée d'exclusion des minorités juives et chrétiennes (quid des Alévis ?), le nationalisme arabe, au contraire, s'oppose à l'identification entre religion et nation.
En fait, «est arabe celui qui parle arabe, qui se veut arabe et qui se dit arabe»; telle est la définition donnée par un pionnier du nationalisme arabe, Sati al-Husari (mort en 1970), lui-même d'origine turque. (Boutros Al Hallaq, 40 leçons pour parler arabe, Presses Pocket, Paris 2009, p. 49.)
Il n'est bien sûr pas nécessaire de revenir sur le rôle important que les Arabes chrétiens ont joué dans la renaissance culturelle (arabe لنهضة nahḍa(t) )du monde arabe depuis le XIXe siècle.

Et pourtant, les media francophones diabolisent tout ce qui relève du nationalisme arabe - la version nassérienne ayant été exposée aux mêmes tombereaux d'injures que la version baasiste, pour ne pas parler du PPS d'Antoun Saadé -, alors qu'il s'agit pourtant d'une idéologie proche de nos valeurs (surmonter l'intolérance religieuse) et exaltent tout ce qui relève du kémalisme - pourtant fondé sur l'exclusion totale des minorités religieuses.

Et pourtant, dans la République turque de 2010, c'est bien le gouvernement issu du parti islamiste AKP qui a gagné des élections démocratiques de la manière la plus régulière, qui a essayé d'entrouvrir la chape de plomb jetée par les kémalistes sur le passé arménien de l'Anatolie orientale, et qui fait sans cesse l'objet de provocations, de complots et de tentatives d'intimidation de la part des tenants de la prétendue laïcité kémaliste. On peut se demander si ce n'est pas le parti islamiste AKP qui, dans ce contexte, incarne une plus grande tolérance et une plus grande liberté !

Ce qui prouve à quel point Mustafa Kemal Atatürk ne voulait pas de la solution «turque orthodoxe» de Baba Eftim - qui aurait permis à la Turquie de dissocier la nation et la religion, l'ethnie et la religion -, c'est que le soutien accordé par le métropolite Procope d'Iconium au mouvement turc orthodoxe en novembre 1921 fut récompensé d'une bien étrange manière. Il fut martyrisé en 1923 - ce qui prouve bien que Kemal luttait contre tous les chrétiens, quelles qu'eussent été leurs convictions politiques ou nationales. Le métropolite Procope a été canonisé par le saint Synode de l'Église de Grèce le 5 juillet 1993, et l'on célèbre sa mémoire, avec celle des quatre autres évêques orthodoxes qui furent martyrisés par les kémalistes, le dimanche avant l'Exaltation de la Croix (cf. Claude Laporte, Tous les saints de l'Orthodoxie, Xenia, Vevey 2008, p. 471.)

Dommage, dommage, et prions pour que le travail du RP Ismir Teymur permette d'aboutir aujourd'hui au résultat qui n'a pas pu être obtenu à l'époque: faire du turc une langue liturgique et rompre le lien entre appartenance religieuse et appartenance ethnique - qui est d'ailleurs lourd de problèmes dans tous les contextes.
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : Certes, les convictions du professeur Lewis ne sont pas les miennes, et je ne partage pas non plus certaines de ses analyses, même si ce texte résume avec une extraordinaire justesse ce que fut la réalité de la construction d'une République ethniquement (= religieusement) pure par l'étrange «laïc» qu'était Mustafa Kemal Atatürk. Lewis reconnaît lui-même (op. cit., p. 459) que «la situation en ce qui concerne les Arabes est plus compliquée». Et, en effet, contrairement au nationalisme turc dans sa version kémaliste, qui repose au moins implicitement sur l'idée d'exclusion des minorités juives et chrétiennes (quid des Alévis ?), le nationalisme arabe, au contraire, s'oppose à l'identification entre religion et nation.
En fait, «est arabe celui qui parle arabe, qui se veut arabe et qui se dit arabe»; telle est la définition donnée par un pionnier du nationalisme arabe, Sati al-Husari (mort en 1970), lui-même d'origine turque. (Boutros Al Hallaq, 40 leçons pour parler arabe, Presses Pocket, Paris 2009, p. 49.)
Il n'est bien sûr pas nécessaire de revenir sur le rôle important que les Arabes chrétiens ont joué dans la renaissance culturelle (arabe لنهضة nahḍa(t) )du monde arabe depuis le XIXe siècle.
« Je suis l'évêque arabe d'un million d'Arabes.» (SB Maxime V [Hakim], «patriarche» des uniates melkites, La Croix, 8 septembre 1976; cité in Le Messager orthodoxe n° 84, Paris 1979, p. 76)
adam
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par adam »

Avec votre permission, j'aimerais apporter une petite contribution à votre analyse déja bien complète.
Nous avons souvent tendance à considérer identique notre laïcité française et la laïcité telle que conçue en République de Turquie.

En effet, il est d'une part communément admis que la population de la Turquie est composée à 99% de musulmans, à divers degrés. En sachant que ce pourcentage inclut les Alévis qui sont estimés à environ 25 millions sur une population d'environ 70 millions. Ceci étant les Alévis, eux ne se considèrent pas musulmans.

Pour revenir à la laïcité, nous devons comprendre que notre système sépare le pouvoir politique du, ou des pouvoirs religieux.
Situation dans laquelle le clergé reste totalement indépendant.

La laïcité turque est une réaction au rejet du califat considéré comme arabe et surtout une manière de maintenir la religion sous la coupe du politique. Dans ce contexte, la situation des minorités religieuses est complexe, en ce sens qu'ils n'ont pas vraiment d'éxistance légale. Sans compter que dans l'imaginaire collectif de la société turque, un chrétien est difficilement considéré comme Turc, puisque pour eux un citoyen turc est musulman! peu importe qu'il pratique ou non.

J'ai souvenir de leçons étant enfant, ou l'on m'apprenait par coeur à réciter:
"question: Qui es-tu?
Réponse: Turc ET musulman"
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

adam a écrit :Avec votre permission, j'aimerais apporter une petite contribution à votre analyse déja bien complète.
Nous avons souvent tendance à considérer identique notre laïcité française et la laïcité telle que conçue en République de Turquie.

En effet, il est d'une part communément admis que la population de la Turquie est composée à 99% de musulmans, à divers degrés. En sachant que ce pourcentage inclut les Alévis qui sont estimés à environ 25 millions sur une population d'environ 70 millions. Ceci étant les Alévis, eux ne se considèrent pas musulmans.

Pour revenir à la laïcité, nous devons comprendre que notre système sépare le pouvoir politique du, ou des pouvoirs religieux.
Situation dans laquelle le clergé reste totalement indépendant.

La laïcité turque est une réaction au rejet du califat considéré comme arabe et surtout une manière de maintenir la religion sous la coupe du politique. Dans ce contexte, la situation des minorités religieuses est complexe, en ce sens qu'ils n'ont pas vraiment d'éxistance légale. Sans compter que dans l'imaginaire collectif de la société turque, un chrétien est difficilement considéré comme Turc, puisque pour eux un citoyen turc est musulman! peu importe qu'il pratique ou non.

J'ai souvenir de leçons étant enfant, ou l'on m'apprenait par coeur à réciter:
"question: Qui es-tu?
Réponse: Turc ET musulman"
Merci beaucoup pour ce témoignage. C'est une très bonne présentation de la différence de deux concepts que l'on recouvre du même mot. Si je résume bien votre explication, la laïcité à la française veut dire la séparation des Églises et de l'État; la laïcité kémaliste veut dire le contrôle de l'État sur les mosquées.
Quant aux Alévis - dont on n'a parlé en Europe qu'à la suite d'un attentat particulièrement meurtrier dont des intellectuels de la communauté furent victimes de la part de militants islamistes il y a une dizaine d'années -, leur chef spirituel a récemment rendu visite au patriarche de Constantinople pour lui apporter son soutien public.
adam
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par adam »

C'est tout à fait cela.
La laïcité de la République de Turquie est inscrite dans leur constitution, mais il faut bien comprendre que cette laïcité signifie bel et bien le contrôle TOTAL de l'Etat sur les mosquées et autres affaires religieuses islamique.
En abolissant le califat lors de la proclamation de la République, en imposant l'alphabet latin, en interdisant l'habit religieux dans l'espace public, en imposant le Turc comme langue nationale et de culte (pour le culte, l'arabe a cependant repris le dessus peu de temps après sa mort je crois), Mustapha Kemal a réussi à marginaliser la religion et surtout à la soumettre à la force de l'Eat. Ainsi, il a replacé l'identité de "Turc" au premier plan et la religion au second plan. Bien qu'elle soit resté un élément intrinsèquement lié à l'identité de Turc. Liée certes mais soumise. En somme, en Turquie l'on est d'abord et avant tout Turc et ensuite musulman.
Ce qui en effet provoque la situation ou les citoyens d'autres religions sont, de façon même inconsciente, considérés comme des sortes de demi citoyens.

Je crois savoir par exemple qu'aujourd'hui, l'Etat turc limite le voyage du pélerinage à la Mecque à une fois par personne! Ce qui n'est pas le cas en France, d'ou de nombreux musulmans effectuent ce voyage, plusieurs fois pour certains.
Les imams sont des fonctionnaires de la République et sont donc soumis au contrôle de tous leur prêches par la Direction des Affaires Religieuses du pays.

Pour ce qui est des Alévis, c'est encore plus complexe.
Pour l'Etat, ils sont une branche particulière de l'Islam. Ainsi sur leur carte d'identité à la case religion ils ont "islam".
Certains revendiquent le fait d'être un peuple, une culture ou un culte spécifique, hors de l'Islam. D'autres se considèrent comme le véritable culte islamique.

En terme de culte, les Alévis ne se conforment à aucun des 5 piliers de l'Islam, ne fréquentent pas les mosquées, ne pratique pas le jeûne du ramadan, rejettent la charia (comme la majorité des Turcs d'ailleurs).
Ils ont un lieu de culte appelé "Cem Evi" (Maison de la Communion) ou ils célèbrent un culte bien particulier autour d'un "Dede" (Grand-Père), fait de chant, de musique et danses mystiques très proches de celles des derviches tourneurs. Leurs cultes sont, contrairement aux musulmans, mixtes.

A titre personnel, je trouve que le culte alévi est plus proche du culte chrétien que du culte musulman, ou en tout cas, ils ont de nombreux éléments proches du christianisme.(Si vous avez l'occasion, faites une petite recherche sur les idées d'un Saint Alévi d'Anatolie nommé hadji Bektas Veli, je trouve moi que son "message" est en nombreux point assez similaires aux Evangiles. Décidemment, je vois des éléments chrétiens partout moi.)

Je n'ai pas d'information quant à l'attentat que vous mentionnez. En revanche, je sais que le 02/07/1993 à Sivas, dans un hôtel de la ville ou se réunissait des personnalités alévies, et surtout en présence de Aziz Nesim, l'éditeur turc des "versets sataniques", 32 alévis sont morts brûlés.

Par ailleurs, qui est le "chef spirituel' dont vous parlez car ce concept n'existe pas vraiment chez les alévis.
Si il s'agit de Izzettin Dogan, ce personnage est assez controversé dans sa communauté.
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

adam a écrit :Je n'ai pas d'information quant à l'attentat que vous mentionnez. En revanche, je sais que le 02/07/1993 à Sivas, dans un hôtel de la ville ou se réunissait des personnalités alévies, et surtout en présence de Aziz Nesim, l'éditeur turc des "versets sataniques", 32 alévis sont morts brûlés.

Par ailleurs, qui est le "chef spirituel' dont vous parlez car ce concept n'existe pas vraiment chez les alévis.
Si il s'agit de Izzettin Dogan, ce personnage est assez controversé dans sa communauté.

Oui, l'attentat auquel je faisais alussion est bien l'incendie de SIvas : ce fut à cette occaison que j'entendis pour la première fois parler des alévis. (Alors que je connaissais depuis l'enfance les alaouites de Syrie avec lesquels on les confond souvent: Hafez el-Assad leur avait donné une renommée inattendue.)

Je relis l'annonce de la rencontre d'un dirigeant alévi avec Sa Sainteté Barthélémy Ier (ici: http://www.orthodoxie.com/2010/01/renco ... 3%A9e.html ) et je me rends compte que ma mémoire m'avait joué des tours, puisque ce dirigeant alévi, M. Fermani Altun, est présenté comme un haut dirigeant, président de la fondation Ehl-i-Beyt, et non comme un chef spirituel.

Pour le reste, merci pour votre témoignage qui est extrêmement intéressant et qui, en plus, remet les pendules à l'heure.
J'ajoute qu'il y a, bien sûr, de nombreux alévis dans l'émigration turque en Europe, mais le grand public ne sait presque rien d'eux. J'ai sous les yeux l'ouvrage Kirchen, Sekten, Religionen publié sous les auspices des protestants suisses (Theologischer Verlag, Zurich 2003) qui indique qu'il y avait en 2003 une fédération des communautés alévies pour l'Allemagne, une pour la Suisse, et une pour l'Autriche, avec 90 communautés en Allemagne, 7 en Autriche et 15 en Suisse. Cela suppose des effectifs significatifs au sein de l'émigration turque, mais ils sont très discrets.
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : Et pourtant, dans la République turque de 2010, c'est bien le gouvernement issu du parti islamiste AKP qui a gagné des élections démocratiques de la manière la plus régulière, qui a essayé d'entrouvrir la chape de plomb jetée par les kémalistes sur le passé arménien de l'Anatolie orientale, et qui fait sans cesse l'objet de provocations, de complots et de tentatives d'intimidation de la part des tenants de la prétendue laïcité kémaliste. On peut se demander si ce n'est pas le parti islamiste AKP qui, dans ce contexte, incarne une plus grande tolérance et une plus grande liberté !

J'ai peur de ne pas avoir été assez clair dans mon message du 26 janvier 2010 à 16 h 56. Ce que je voulais dire, c'est que, dans la Turquie d'aujourd'hui, ce ne sont pas les islamistes de l'AKP (Parti de la justice et du développement - Adalet ve Kalkınma Partisi ) qui persécutent les minorités religieuses, qui ont tenté de prendre le pouvoir par la force ou qui ont essayé de provoquer une guerre avec la Grèce. C'est, bien au contraire, l'AKP qui a conquis le pouvoir par la voie des urnes et qui a conservé le pouvoir par des élections qui ont montré qu'il avait le soutien de la majorité de la population; ce sont ses adversaires «laïcs» , deux fois vaincus au cours des élections et par ailleurs auteurs de trois coups d'État militaires depuis 1960, qui utilisent tous les moyens légaux ou illégaux pour renverser le gouvernement de l'AKP; ce sont les mêmes «laïcs» qui sont vraisemblablement à l'origine de l'assassinat de Hrant Dink; ce sont ces mêmes «laïcs» qui ont retardé l'élection du président de la République turque au-delà de la date normale sous le fallacieux prétexte que son épouse portait le voile; ce sont ces «laïcs» dont on apprend aujourd'hui qu'ils avaient envisagé de déclencher une guerre contre la Grèce afin de faire tomber le gouvernement islamiste; ce sont les juges nommés par ces «laïcs» au sein de la Cour constitutionnelle qui ont annulé la loi par laquelle le gouvernement de l'AKP voulait soumettre les officiers à la juridiction ordinaire des tribunaux civils - ainsi, le gouvernement ne pourra même pas obtenir la condamnation de ceux qui ont conspiré contre lui, puisque ces officiers seront jugés par des tribunaux militaires dont on imagine sans peine la complaisance.

Le site orthodoxie.com http://www.orthodoxie.com/2010/01/sur-l ... rquie.html renvoie à un article publié le 29 janvier 2010 dans le quotidien francophone de Beyrouth (Liban), L'Orient - Le Jour, par le journaliste turc Mustafa Akyol (traduit de l'anglais par Aude Fondard), article disponible sur le site Internet de L'Orient - Le Jour ttp://www.lorientlejour.com/category/Moyen-Or ... ieuse.html . Sur certains points, l'analyse que M. Akyol fait de la situation n'est pas différente de la mienne - quant à savoir qui sont les plus intolérants:
Sa Sainteté Bartholomée Ier, le patriarche œcuménique de l'Église orthodoxe, a récemment déclaré à la télévision américaine qu'il se sentait « crucifié » en Turquie, au grand dam de nombreux Turcs. Malheureusement, Sa Sainteté a raison. Pourtant, ses plaintes n'ont rien à voir avec l'islam, mais la République laïque de Turquie.
L'État turc maintient fermé depuis 1971 le séminaire de Halki, seule institution capable de former des prêtres orthodoxes. Même la dénomination « œcuménique » du patriarche est vilipendée par certaines autorités turques et ses partisans nationalistes. Chaque année, des rapports internationaux sur la liberté religieuse révèlent leur inquiétude, à juste titre, quant à la pression exercée sur le patriarche. Mais pourquoi la Turquie agit-elle ainsi ? D'où vient le problème ?
Les choses allaient bien mieux il y a des lustres. Le premier dirigeant turc à régner sur le patriarcat œcuménique fut Mehmet II, le sultan ottoman qui conquit Constantinople en 1453. En conformité avec la tradition de l'islam qui tolère « le Peuple du Livre », le jeune sultan accorda l'amnistie au patriarcat. Il accorda aussi à cette institution de nombreux privilèges et compétences, pas moins que ce qui existait sous l'Empire byzantin. Plus tard, les Arméniens et les Juifs aussi bénéficièrent de la même autonomie.
Au XIXe siècle, les peuples non musulmans de l'empire jouirent aussi de droits de citoyenneté égaux à ceux des musulmans. Voilà pourquoi sur la fin, la bureaucratie et le Parlement ottoman comptaient un grand nombre de Grecs, Arméniens et Juifs - chose impossible en République turque. Le séminaire de Halki, ouvert en 1844, est une relique de cette époque pluraliste révolue.
C'est le nationalisme qui a détruit la pax ottomana. Il a touché les peuples de l'empire l'un après l'autre, y compris, sur la fin, les Turcs. Beaucoup de conflits survinrent entre les Turcs et les autres, et la chute grandiose du grand empire laissa un goût amer dans la bouche de tous. Les Arméniens, victimes d'une atroce tragédie en 1915, n'ont jamais oublié ni pardonné.
Les Turcs se souviennent cependant, selon eux, d'avoir été « trahis » par les autres composantes de l'empire, notamment par le patriarcat œcuménique qui avait salué les troupes grecques armées lors de leur invasion de l'Anatolie occidentale en 1919. Dès lors, le patriarcat est devenu la « cinquième colonne » aux yeux de nombreux Turcs.
Lorsque Mustafa Kemal Atatürk établit la république en 1923, il qualifia le patriarcat de « centre de la perfidie ». Pour le remplacer, il promut son rival le « patriarcat orthodoxe turc », qui devint le bastion de l'idéologie ultranationaliste. (Certains membres de ce « patriarcat » artificiel sont jugés en ce moment, dans le cadre de l'affaire Ergenekon, un réseau de civils et d'officiers accusés de conspiration contre le gouvernement turc actuel.)
Au fil des ans, les idées d'Atatürk se sont muées en une idéologie officielle nommée le « kémalisme » comprenant deux piliers principaux : une soi-disant laïcité bannissant tout sauf une manière de vivre laïque et un nationalisme féroce qui défie tout ce qu'il estime « non turc ».
Le patriarcat œcuménique, étant à la fois une institution religieuse et « non turque », ne rentre dans aucune catégorie. Il a donc, sous le régime républicain, et surtout sous la domination militaire, subi une pression officielle et s'est vu confisquer ses biens, à l'instar des autres institutions religieuses non musulmanes et musulmanes.
Une partie du problème réside donc dans la malédiction de l'histoire. Or, il est possible de se faire piéger par l'histoire, mais aussi d'en tirer des leçons et d'avancer. Malheureusement, les nationalistes turcs, qu'ils fassent partie de l'État ou de la société, ont jusqu'à présent choisi la première option.
Si l'une des causes de la répression du patriarcat œcuménique est le nationalisme, une autre cause reste néanmoins le second pilier de l'idéologie kémaliste : la laïcité. En Turquie, les lois draconiennes portant sur « l'éducation nationale » interdisent toute sorte d'éducation religieuse, à moins d'être strictement contrôlée par l'État. Cela camoufle le réel mobile : l'aversion du régime pour l'islam. Donc, le patriarcat œcuménique, ainsi qu'un chroniqueur étranger l'a remarqué, ne fait que subir « les dommages collatéraux ».
Un exemple très parlant a récemment été constaté lors d'une discussion diffusée en direct sur CNNTurk, la contrepartie turque de la chaîne d'information internationale. Muharrem Ince, porte-parole du CHP, le Parti républicain du peuple rassemblant de fervents kémalistes, opposé à la réouverture de l'école de théologie de Halki, se mit soudain en colère avant d'éclater : « Vous savez qui désire le plus l'ouverture du séminaire dans ce pays ? Les islamistes ! Ils sont pour, car ils veulent ouvrir des écoles islamiques aussi ! »
Eh oui, c'est en effet la position adoptée par de plus en plus de guides d'opinion islamiques en Turquie - ils se battent non pour un jihad ni un « État islamique », mais simplement pour préserver la tradition. Ils ont pris conscience que la liberté religieuse doit être défendue par tout le monde. Le pluralisme des Ottomans leur fournit un bon cadre de référence.
Cette approche plus libérale envers les personnes de confession non musulmane se retrouve dans le gouvernement actuel de l'AKP (Parti pour la justice et le développement), au pouvoir depuis 2002. Même si ses adversaires l'ont étiqueté d'« islamiste », l'AKP a fait nettement plus preuve de volonté pour libéraliser la Turquie que ses homologues laïcs, la plupart étant des nationalistes zélés. Le rapport annuel de la Commission de la liberté religieuse internationale des États-Unis a fait ce constat intéressant :
« En novembre 2006, dans le cadre des réformes en vue d'une éventuelle adhésion à l'Union européenne, le Parlement turc (à majorité AKP) a passé une loi visant à gérer les fondations des minorités religieuses du traité de Lausanne, facilitant la procédure de création et permettant aux citoyens non turcs d'en établir... Toutefois, le président Ahmet Necdet Sezer (un fervent kémaliste) a fini par opposer son veto à cette nouvelle législation. En février 2008, le Parlement a passé une loi similaire sur la restitution des biens mobiliers confisqués aux minorités non musulmanes... Le président Gül a ratifié cette loi, également soutenue par le Premier ministre Erdogan, mais s'est fermement opposé aux nationalistes turcs en raison du fait que cette législation accordait trop de droits aux communautés minoritaires. »
Dans un entretien récent, le patriarche œcuménique a lui-même reconnu que l'AKP faisait preuve de bonne volonté à ce propos. Sa Sainteté a du reste déclaré que le véritable obstacle était sans doute « l'État profond » - référence à l'establishment kémaliste turc qui se considère supérieur à tout gouvernement élu et à toute juridiction démocratique.
Il y a des points de cette analyse qui semblent correspondre à certaines des positions que j'ai défendues sur le présent forum: à savoir, d'une part que le parti islamiste AKP fait des efforts plus sérieux pour la libéralisation de son pays que n'en ont jamais faits les «laïcs» et les «républicains»; à savoir, ensuite, que les «laïcs» et les républicains» se considèrent supérieurs à tout gouvernement élu - car, dans le contexte de la Turquie actuelle, il est clair que l'AKP a le soutien de la majorité du peuple - et à tous tribunaux réguliers - ce en quoi ils ne diffèrent guère de leurs «grands ancêtres» français de 1792 (cf. le testament de Louis XVI, que j'ai publié sur le présent forum viewtopic.php?f=1&t=2431 , où le roi soulignait lui-même qu'il était soumis à un procès «dont on ne trouv[ait] aucun prétexte ni moyen dans aucune loi existante») ou des bolcheviks soviétiques qui furent les alliés de Mustafa Kemal contre l'Arménie (cf. la pastorale du patriarche Tikhon du 19 janvier 1918, que j'ai traduite sur le présent forum viewtopic.php?f=1&t=2430, où le patriarche soulignait que les exécutions se faisaient «sans aucun tribunal, au mépris de tout droit et de toute légalité» - без всякого суда и с попранием всякого права и законности ). On sait que ceux qui se croient investis de la mission de faire le bien du peuple contre la volonté du peuple se sentent aisément au-dessus de tous tribunaux et de toute légalité, même quand il s'agit de violer des lois qu'ils ont eux-mêmes édictées. (Dans le cas de Louis XVI, il était «jugé» par ceux-là mêmes qui avaient proclamé dans la Constitution de 1791 que la personne du roi était «inviolable et sacrée» !)
Maintenant, si j'accorde à M. Akyol que, dans la Turquie de 2010, c'est probablement le parti islamiste qui défend la liberté et le droit fondamental des gens à vivre comme ils veulent et à ce qu'on leur fiche la paix, je me sépare de lui sur sa présentation de la réalité ottomane qui est par trop édulcorée. Laissons les Neyrinck de service délirer sur la «tolérance islamique», et discutons entre gens normaux, de bonne foi et doués de raison, et rappelons ce que fut la réalité de la vie des minorités chrétiennes dans l'Empire ottoman: le devşirme (vol d'enfants chrétiens pour en faire des janissaires), la menace permanente de la réduction en esclavage (sans compter l'importation massive d'esclaves razziés dans les pays chrétiens encore libres et dont on peut douter qu'ils ont tous eu un destin aussi glorieux que la célèbre Roxelane - Hürrem, épouse de Soliman le Magnifique - incarnée avec talent par l'actrice ukrainienne Olha Soumskaïa [Ольга Сумская, née en 1966] dans le très beau feuilleton télévisé ukrainien Роксолана [1996 et 2005]), les discriminations de toutes sortes (impôts spéciaux, vêtements spéciaux, impossibilité d'accéder à des fonctions publiques, humiliations), l'arbitraire et l'absence de droits... Il suffit de lire les vies des nouveaux-martyrs, à défaut des études de Bat Yeo'r sur la dhimmitude, ou de regarder le film America, America (1963) du réalisateur étasunien Elia Kazan (de son vrai nom Ηλίας Καζαντζόγλου[Ilias Kazantzoglou] 1909-2003, Grec de Cappadoce) pour se rendre compte que l'Empire ottoman n'était pas le monde libéral et tolérant décrit par ses thuriféraires, même si les Ottomans étaient aussi capables d'un sens aigü de la diplomatie et d'une conscience assez claire de leur propre intérêt qui pouvait les conduire à ménager leurs sujets chrétiens plutôt qu'à les exterminer. Ce en quoi l'honnêteté commande de reconnaître qu'il valait mieux appartenir à une minorité religieuse sous la domination des Ottomans que dans l'Espagne des Rois catholiques ou dans les États pontificaux.
Au-delà de l'apologie et du dénigrement, on ne peut en toute objectivité considérer que la situation idyllique décrite par M. Akyol ne vaut que pour la période dite des Tanzimat (1839-1876) où se succédèrent plusieurs sultans réformateurs qui voulurent réellement moderniser l'Empire ottoman en levant les humiliations qui pesaient sur leurs sujets non musulmans. C'est à cette époque que des chrétiens orthodoxes et monophysites purent faire des carrières dans l'administration. La majorité musulmane n'était pas prête à accepter ces réformes, précipitant ainsi le déclin de l'Empire ottoman. Aux Tanzimat devait succéder une phase de panislamisme militant sous Abdul-Hamid II le Sanglant (1876-1909), avec les premiers grands massacres d'Arméniens en 1895 et en 1909, puis une phase d'ultranationalisme, parfois teinté de racisme.
Ce que M. Akyol oublie aussi de rappeler, et qui est important, c'est que les ultranationalistes turcs du début du XXe siècle, quoique tous athées ou au moins sécularisés - et presque tous affiliés à la franc-maçonnerie, ce qui explique aussi les étranges complaisances dont ils firent l'objet de la part de la classe dominante de l'Europe occidentale - savaient très bien exploiter le fanatisme islamique quand il s'agissait de liquider les minorités chrétiennes d'Anatolie.
À cet égard, l'analyse du génocide des Arméniens, des Syriaques et des Assyro-Chaldéens d'Anatolie (ainsi que des Grecs du Pont) en 1915-1918 est très éclairante. Décidé par un gouvernement issu d'un parti qui présentait toutes les tares d'un parti unique (le Comité Union et Progrès, turc Ittihat ve Terakki Cemiyeti), dont les membres étaient quasiment tous affiliés à la franc-maçonnerie, fort «éclairés» et au moins partiellement de culture française ou allemande, et qui avait mis en place une Organisation spéciale chargée de liquider les minorités d'Anatolie, le génocide des chrétiens d'Anatolie (et non des seuls Arméniens, même s'ils furent les principales victimes) présente déjà les traits des grandes exterminations «modernes» et «idéologiques» du XXe siècle, de la Russie soviétique de 1918 au Cambodge de 1975. Mais le «grand crime» (եղեռն - yéghérrn), ainsi que l'appellent les Arméniens (cf. Rousane et Jean Guréghian, L'arménien sans peine, Assimil, Chennevières-sur-Marne, 1999, note 5 p. 238) , présente aussi des traits qui le rattachent à la «guerre sainte» , au djihad (arabe جها د jihād) mené contre les non-musulmans, selon une tradition séculaire. Cet aspect-là n'est jamais mentionné dans les présentations du génocide des Arméniens à l'usage du public francophone, où on essaie à toute force d'incriminer le nationalisme pantouranien des Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès, et jamais le fanatisme religieux des exécutants du génocide. C'est pourtant un aspect très présent: choix donné à certaines victimes entre la conversion et la mort, réduction en esclavage de beaucoup des victimes (surtout des femmes) considérées comme «butin de la guerre sainte»...
L'historienne israélienne Bat Ye'or est l'un des rares auteurs francophones à souligner cet aspect-là du «grand crime»:
Le génocide des Arméniens fut un jihâd. Aucun raya n'y prit part. Malgré la désapprobation de Turcs et d'Arabes musulmans et leur refus de collaborer au crime, ces massacres furent perpétrés par les musulmans seuls et eux seuls bénéficièrent du butin: les biens des victimes, leurs maisons, leurs champs attribués aux muhâjirun, le partage des femmes et des enfants réduits en esclavage. L'élimination des enfants mâles dès l'âge de douze ans est conforme aux prescriptions du jihâd et à l'âge réglementaire du paiement de la jizya. Les quatre étapes de la liquidation, déportations, esclavage, conversions forcées et massacres - reproduisent les conditions historiques du jihâd appliquées dès le VIIe siècle dans le dâr-al-harb. Les chroniques d'origines diverses, surtout celles d'auteurs musulmans, décrivent minutieusement l'organisation des massacres des vaincus, la déportation des captifs dont les marches forcées derrière les armées infligeaient les mêmes souffrances qu'éprouvèrent les Arméniens au XXe siècle.
Cette politique ne fut pas un phénomène isolé. Elle s'inscrit au contraie dans une stratégie défensive pour conserver sous juridiction islamique un territoire conquis par la guerre et pour éliminer les nationalismes dhîmmî. Aussi la tragédie arménienne s'accompagna de l'extermination de chrétiens jacobites et nestoriens, dans la vallée de l'Euphrate, au nord de la Syrie.
[NdL: de la Syrie historique; mais en fait dans le sud-est de la Turquie. ] (Bat Ye'or, Les chrétientés d'Orient entre jihad et dhimmitude, Le Cerf, Paris 1991, pp. 229 s.)
À maints égards, le «grand crime» ( arménien եղեռն - yéghérrn) mené par les Jeunes-Turcs dans l'Empire ottoman de 1915-1918 ne peut se comparer qu'au génocide mené par l'État indépendant de Croatie contre sa minorité de confession orthodoxe en 1941-1945. On retrouve dans les deux cas le même mélange terrifiant de modernité et d'anachronisme. L'Ustaša croate, comme le Ittihat ve Terakki Cemiyeti jeune-turc, avait toutes les apparences d'un parti unique, cette «merveilleuse» invention de l'époque contemporaine dont le prototype effrayant reste le Club des Jacobins de la «grande» Révolution française. Comme les Jeunes-Turcs, les Oustachis croates savait choisir leurs alliés, en combattant aux côtés du pays européen le plus avancé sur le plan technique et scientifique - mais, non, visiblement sur le plan moral (il s'agissait, dans les deux cas et comme par hasard, de l'Allemagne). Comme Enver Pacha, Pavelić
savait se donner l'allure d'un nationaliste (ou plutôt d'un ultra-nationaliste) «moderne» mettant en avant les inimitiés ethniques. Mais, dans les deux cas, le génocide avait un aspect religieux marqué, issu dans un cas de la tradition de la guerre sainte islamique, dans l'autre cas de la tradition de l'intolérance catholique romaine: il est hautement significatif, que, dans l'Empire ottoman de 1915-1918 comme dans l'État indépendant de Croatie de 1941-1945, il y eut des centaines de milliers de victimes à qui on donna le choix entre la conversion forcée - à l'Islam dans un cas, au catholicisme romain dans l'autre - et la mort.

Il reste toutefois deux différences fondamentales entre les deux exterminations.
1) Dans la Turquie républicaine d'après 1923, une chape de plomb s'abattit sur le souvenir du «grand crime»; ce fut même un délit pénal que d'évoquer la réalité de ce génocide; on nia les événements, mais on n'en vint pas à s'en glorifier. Dans la Yougoslavie titiste d'après 1945, on suivit la même politique de négation du génocide commis contre les orthodoxes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine; mais, après la chute de la Yougoslavie, ce fut, dans la nouvelle Croatie indépendante, le temps de la glorification immonde et grotesque du génocide - phase qui n'a jamais existé en Turquie.
2) Le «grand crime» ordonné par les Jeunes-Turcs portait en lui-même une contradiction qui devait précipiter la chute de l'Empire ottoman. Il reposait sur l'appel à la vieille haine religieuse. Mais il était lancé par des dirigeants dont on savait qu'ils n'avaient eux-mêmes aucune conviction religieuse et qu'ils étaient portés par le fanatisme ethnique plus que par le fanatisme religieux. Cela ôtait toute crédibilité à leurs tentatives d'instrumentaliser l'Islam au service de leur idéologie pantouranienne. Le sultan ottoman avait beau être le calife de l'Islam et le commandeur des croyants, les Jeunes-Turcs avaient beau avoir mobilisé le cheik-ül-islam (dignitaire religieux suprême de l'Islam sunnite ottoman) qui avait lancé le 23 novembre 1914 l'appel à la guerre sainte contre la Russie, la France et la Grande-Bretagne, rien de tout ceci n'était crédible... surtout de la part d'un gouvernement qui menait la guerre aux côtés du très luthérien Kaiser Guillaume II et de la très catholique Autriche-Hongrie. L'appel du cheik-ül-islam n'empêcha pas les musulmans algériens de servir, souvent avec distinction, dans l'armée française, pas plus qu'il n'empêcha la montée du nationalisme arabe. Ce fut une dynastie arabe sunnite, qui plus est qui faisait remonter son ascendance à Mahomet, les Hachémites, qui lança la Révolte arabe contre l'Empire ottoman, et ce aux côtés de la Grande-Bretagne. Le gouvernement jeune-turc, malgré cette tardive instrumentalisation de l'Islam, ne pouvait guère tromper les foules; et son ministre de la Marine, Djemal Pacha, nommé proconsul en Syrie, Liban et Palestine, finit par faire régner un régime de terreur contre la population arabe (et pas seulement les Arabes chrétiens) de plus en plus hostiles à son gouvernement. Un nationalisme avait cru pouvoir mettre la religion à son service; il se heurtait maintenant à un autre nationalisme. Mais ceci est une autre histoire.

Le lien avec la situation actuelle, la situation évoquée dans l'article de M. Mustafa Akyol, est que, si en 1914 un ultra-nationalisme intolérant et agressif a voulu mettre la religion à son service, aujourd'hui, en 2010, il semble bien que le lien soit rompu, et que des forces se réclamant de la religion rejettent la domination d'un autre ultra-nationalisme, certes moins agressif, mais passablement intolérant. L'avenir dira si ces perceptions correspondent à la réalité.
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit :À maints égards, le «grand crime» ( arménien եղեռն - yéghérrn) mené par les Jeunes-Turcs dans l'Empire ottoman de 1915-1918 ne peut se comparer qu'au génocide mené par l'État indépendant de Croatie contre sa minorité de confession orthodoxe en 1941-1945.

Il est d'ailleurs intéressant de constater que l'expression «grand crime», traduite en latin (magnum crimen), a été utilisée par l'historien croate Viktor Novak (1889-1977) pour désigner l'extermination de la population chrétienne orthodoxe de Croatie et de Bosnie-Herzégovine par les Oustachis catholiques romains lorsqu'il écrivit un livre qui reste une des études de base sur cette extermination:

Viktor Novak

Magnum crimen - pola vijeka klerikalizma u Hrvatskoj [Magnum crimen - un demi-siècle de cléricalisme en Croatie]

Zagreb 1948
adam
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par adam »

Merci Claude,

Il est rassurant de voir qu'il y a des Européens prenant la peine d'aller chercher un peu plus loin que les clichés qui nous sont présentés par les médias. Ce parti de l'AKP, souvent présenté chez nous, à tort, comme de sombres islamistes prêts à instaurer la charia des Talibans, à d'après ce que je sais, le soutien de la grande majorité de la population du pays.

Leur étiquette d'"islamiste" est principalement le fruit de leurs prises de positions en faveur de l'accès aux études supérieurs des Turques portant le voile, ce qui était impossible depuis fort longtemps.
En effet, ils ont beaucoup surfé sur le sentiment de nombreuses Turques ou de leurs familles, d'être maltraitées, mal considérées, traitées comme des parias dans leurs propre pays à cause d'un bout de tissu sur leurs têtes.

Et ces "laïcs" comme vous le dites si bien avec des guillemets, ne sont qu'une petite élite tenant à conserver leurs privilèges.

Et je ne crois pas m'avancer en disant qu'en terme économiques, sociales, respect des minorités et bien d'autres questions, ils en ont fait beaucoup plus que n'importe quel gouvernement avant eux. Cela étant dit, je ne suis pas convaincu que le peuple ne leur fasse pas payer, tôt ou tard, les droits qu'ils accordent aux Kurdes.
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

adam a écrit :Merci Claude,

Il est rassurant de voir qu'il y a des Européens prenant la peine d'aller chercher un peu plus loin que les clichés qui nous sont présentés par les médias. Ce parti de l'AKP, souvent présenté chez nous, à tort, comme de sombres islamistes prêts à instaurer la charia des Talibans, à d'après ce que je sais, le soutien de la grande majorité de la population du pays.

Leur étiquette d'"islamiste" est principalement le fruit de leurs prises de positions en faveur de l'accès aux études supérieurs des Turques portant le voile, ce qui était impossible depuis fort longtemps.
En effet, ils ont beaucoup surfé sur le sentiment de nombreuses Turques ou de leurs familles, d'être maltraitées, mal considérées, traitées comme des parias dans leurs propre pays à cause d'un bout de tissu sur leurs têtes.

Et ces "laïcs" comme vous le dites si bien avec des guillemets, ne sont qu'une petite élite tenant à conserver leurs privilèges.

Et je ne crois pas m'avancer en disant qu'en terme économiques, sociales, respect des minorités et bien d'autres questions, ils en ont fait beaucoup plus que n'importe quel gouvernement avant eux. Cela étant dit, je ne suis pas convaincu que le peuple ne leur fasse pas payer, tôt ou tard, les droits qu'ils accordent aux Kurdes.

Je pense aussi que votre commentaire a le mérite de remettre les pendules à l'heure. Merci de cette intervention.
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : Mais le «grand crime» (եղեռն - yéghérrn), ainsi que l'appellent les Arméniens (cf. Rousane et Jean Guréghian, L'arménien sans peine, Assimil, Chennevières-sur-Marne, 1999, note 5 p. 238) , présente aussi des traits qui le rattachent à la «guerre sainte» , au djihad (arabe جها د jihād) mené contre les non-musulmans, selon une tradition séculaire.
եղեռն = yéghérrn dans la transcription phonétique du manuel d'arménien oriental de la méthode Assimil, mais ełeṙn en translittération scientifique selon la convention HMB (Hübschmann-Meillet-Benveniste).


Outil de translittération des caractères arméniens en HMB: http://pagesperso-systeme.lip6.fr/Jean- ... B_Uni.html
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit :Ce qui prouve à quel point Mustafa Kemal Atatürk ne voulait pas de la solution «turque orthodoxe» de Baba Eftim - qui aurait permis à la Turquie de dissocier la nation et la religion, l'ethnie et la religion -, c'est que le soutien accordé par le métropolite Procope d'Iconium au mouvement turc orthodoxe en novembre 1921 fut récompensé d'une bien étrange manière. Il fut martyrisé en 1923 - ce qui prouve bien que Kemal luttait contre tous les chrétiens, quelles qu'eussent été leurs convictions politiques ou nationales. Le métropolite Procope a été canonisé par le saint Synode de l'Église de Grèce le 5 juillet 1993, et l'on célèbre sa mémoire, avec celle des quatre autres évêques orthodoxes qui furent martyrisés par les kémalistes, le dimanche avant l'Exaltation de la Croix (cf. Claude Laporte, Tous les saints de l'Orthodoxie, Xenia, Vevey 2008, p. 471.)
Un sixième évêque orthodoxe martyrisé par les kémalistes, Nicolas de Trébizonde († 14 février 1920), fait l'objet d'une mémoire séparée le 14 février (cf. Claude Laporte, Tous les saints de l'Orthodoxie, Xenia, Vevey 2008, p. 109). Saint Nicolas avait lui-même été consacré évêque par un autre martyr, saint Euthyme, métropolite de Zela († 29 mai 1921), ainsi que l'indique Christos Tsokalidis dans son Ἁγιολόγιο της Ὀρθοδοξίας, 2e édition, Athènes 2001, p. 172.

Trébizonde est aujourd'hui la ville turque de Trabzon (300'000 habitants), considéré comme l'épicentre de la haine anti-chrétienne dans la Turquie contemporaine, puisque le prêtre catholique italien Santoro y fut assassiné en 2006 et que c'est la ville d'origine de l'assassin de Hrant Dink. Zela, aujourd'hui la ville turque de Zila (70'000 habitants), aussi dans l'actuelle région administrative turque de la Mer Noire (turc Karadeniz Bölgesi) qui correspond plus ou moins à l'ancien Empire grec de Trébizonde (1204-1461), est surtout connue pour avoir été le lieu de la victoire de Jules César sur le roi du Pont Pharnace II en 47 avant Jésus-Christ. C'est à la suite de cette victoire-éclair que César prononça la phrase à jamais fameuse Veni, vidi, vici ( «Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu»).

Je considère saint Nicolas comme un des martyrs du kémalisme, puisque Mustafa Kemal, qui se faisait appeler le Gazi (le «Tueur de chrétiens»)* avant de devenir plus tard Atatürk («le Père des Turcs») avait commencé le 19 mai 1919 sa guerre contre les Alliés, contre les Arméniens et contre le gouvernement turc libéral nommé à Istamboul par le Sultan-Calife Mehmed VI (cf. Paul Dumont, Mustafa Kemal, Complexe, Bruxelles 1983, pp. 38 et 197) . Je suis l'usage des textes de l'époque qui attribuent aux kémalistes non seulement le massacre des chrétiens de Smyrne en 1922, mais aussi les massacres de chrétiens du Pont en 1919-1920. Je n'en suis pas moins conscient que, contrairement aux massacres purement kémalistes qui suivirent, les massacres du Pont, qui coûtèrent la vie à saint Nicolas de Trébizonde et saint Euthyme de Zéla, parmi beaucoup d'autres, se situent dans le prolongement du génocide des Grecs pontiques entrepris dès la fin de 1914 par le gouvernement jeune-turc. Les historiens estiment le total des victimes de la liquidation du peuplement grec-orthodoxe de l'Anatolie à 900'000 entre 1914 et 1924 (cf. Georges Contogeorgis, Histoire de la Grèce, Hatier, Paris 1992, p. 394).

Cela pose un problème intéressant quant à l'évaluation du nombre des chrétiens orthodoxes en 1914 dans les frontières de ce qui allait devenir la République turque. En effet, nous savons que les mesures de déportation prévues par le traité de Lausanne de 1923 portaient sur 1'344'000 orthodoxes de Thrace orientale et d'Anatolie, 10'000 étant autorisés à rester en Thrace orientale et en Anatolie (selon Youssef Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc, Payot & Rivages, Paris 1997, p. 228), de même que la communauté orthodoxe d'Istanbul (177'000 personnes au recensement de 1906, 250'000 personnes en 1923, 136'000 personnes en 1927, 86'000 personnes en 1965). Cela veut dire qu'il y avait dans les frontières de l'actuelle république de Turquie 1'604'000 orthodoxes au moment du traité de Lausanne. Si nous ajoutons 900'000 victimes du génocide des chrétiens orthodoxes du Pont, d'Anatolie et de Smyrne, mais si nous retirons les 38'000 Hellènes immigrés à Istamboul entre 1918 et 1922, il y aurait dû y avoir 2'466'000 orthodoxes en 1923 sans les massacres.
En fait, les chiffres de Courbage et Fargues sont faux: 1'344'000 personnes à expulser, c'était la vérité officielle au moment du traité de Lausanne. En réalité, la Grèce avait déjà accueilli 1 million de réfugiés et il ne restait que 250'000 chrétiens orthodoxes en Anatolie et en Thrace orientale à ce moment. L'échange des populations dans les formes prévues par le traité de Lausanne se limite, en 1923-1924, à 250'000 orthodoxes contre 390'000 musulmans (cf. Marjorie Housepian Dobkin, Smyrna 1922. The Destruction of a City, Newmark Press, New York 1998 [1re édition 1971], p. 219). La fuite éperdue de réfugiés orthodoxes et monophysites vers la Grèce avait eu lieu bien avant le traité de Lausanne, dès l'effondrement des lignes de l'armée grecque face aux kémalistes en Grèce d'Asie en août 1922. Ce qui veut dire qu'entre les réfugiés, les expulsés et les autorisés à rester, il y avait 1'260'000 orthodoxes en Anatolie et en Thrace orientale (et non pas 1'354'000) et que, sans les massacres, il y en aurait eu 2'160'000. Sans le génocide, mais aussi sans les 38'000 immigrés de 1918-1922, la population orthodoxe dans les frontières de l'actuelle Turquie aurait dû être de 2'372'000 personnes.
Il faut bien sûr calculer le taux de croissance de cette communauté: entre le recensement turc de 1906 et l'estimation de 1914, le nombre des orthodoxes passe de 1'496'000 à 1'549'000, mais il y a 300'000 émigrés; sans cette émigration, la population aurait dû atteindre 1'849'000 dans l'estimation de 1914. En comparant la situation de 1906 et celle qu'il y aurait eu en 1914 sans émigration - émigration qui a précisément été interrompue de 1914 à 1922 -, on constate une croissance naturelle de 23,59% en huit ans. Le taux de croissance naturel de la communauté chrétienne orthodoxe d'Anatolie, de Thrace orientale et d'Istamboul peut donc être estimé, pour cette époque et en se basant sur les statistiques turques, à 27 pour 1'000 chaque année. Il est dès lors facile, en connaissant cette donnée, de calculer le vrai chiffre de la population orthodoxe de l'actuelle Turquie en 1914 en partant des 2'372'000 orthodoxes qu'il y aurait eu en 1923 sans le génocide des Grecs pontiques de 1914 à 1921 et les massacres d'Anatolie de 1920 à 1922: (2'372'000 / 1,27096617445072) = 1'866'000. Il y avait donc, probablement, 1'866'000 orthodoxes dans les frontières de l'actuelle République turque en 1914 au lieu des 1'549'000 de l'estimation officielle. Toutefois, mon estimation pèche peut-être par surévaluation, du fait que le chiffre des 900'000 orthodoxes assassinés lors de la liquidation du peuplement chrétien de l'Anatolie et de la Thrace orientale comprend aussi un certain nombre de gens morts lors du transfert des populations en 1923-1924 suite au traité de Lausanne. Si l'on suppose qu'un dixième des 250'000 chrétiens orthodoxes frappés par l'expulsion de 1923 sont morts au cours de leur déportation, alors le total des victimes du génocide pontique et des massacres kémalistes est de 875'000, la population orthodoxe telle qu'elle aurait dû être sans les massacres en 1923 est de 2'347'000 et la population de 1914 est de 1'8460'000. Je n'ai aucun moyen de répartir le total des 900'000 martyrs entre ceux qui ont été exterminés avant le traité de Lausanne et ceux qui sont morts après le traité de Lausanne dans les souffrances de la déportation. On sait aussi que le chiffre réel des Arméniens en 1914 dans ces mêmes limites territoriales était plus proche de 1'600'000 que du 1'204'000 de l'estimation officielle. Notons d'ailleurs que si cette sous-estimation de 25% du chiffre réel de la population a joué pour les orthodoxes comme pour les Arméniens, alors on aurait un chiffre de la population orthodoxe en 1914 de 2'065'000 personnes, encore bien au-dessus de mes propres estimations de 1'846'000 à 1'8660'000. Il n'y a donc rien d'absurde à estimer la population de religion chrétienne orthodoxe (Rum Millet) - hellénophone, turcophone ou arabophone, plus quelques milliers d'arménophones et de Slaves- de ce qui allait devenir la république turque à 1'800'000 à 2 millions de personnes en 1914 - disons 1'900'000.
Les statistiques officielles ottomanes faisaient état de 12'941'000 musulmans (turcophones, kurdes, circassiens, lazes, arabophones - dont une masse énorme d'alévis n'ayant de musulman que le nom), 1'549'000 Rum (hellénophones, turcophones, arabophones, slaves, arménophones), 1'204'000 Arméniens, 176'000 autres et 128'000 Juifs en 1914, pour un total de 15'997'000 habitants. Le nombre des autres, parmi lesquels les Araméens de confession uniate, jacobite ou nestorienne, était très probablement sous-évalué aussi, mais dans des proportions que je ne peux calculer. Si je retiens les chiffres ottomans pour le nombre des musulmans, des Juifs et des autres en 1914, mais que je corrige le nombre des orthodoxes à 1'900'000 et celui des Arméniens à 1'600'000, on arrive à une population de l'ordre de 16'745'000, parmi lesquels il y avait près de 22% de chrétiens (Rum 11,3%, Arméniens 9,5%, autres 1,05%). Et le chiffre est très probablement inférieur à la réalité, du fait de la sous-évaluation du nombre des Araméens jacobites, nestoriens et uniates.
Néanmoins, ce chiffre, inférieur à la réalité, de 22% de chrétiens en 1914 dans l'actuelle Turquie donne une idée de la catastrophe sans précédent qu'a été la destruction du christianisme anatolien par les Jeunes-Turcs de 1914 à 1918, puis par les kémalistes de 1919 à 1924: dès 1927, il ne restait plus que 1,9% de chrétiens en Turquie. Il y en avait encore 0,8% en 1955, avant le grand pogrom antichrétien des 6 et 7 septembre 1955 organisé par Menderes. La proportion était tombée à moins de 0,7% au dernier recensement mentionnant la confession en 1965, et elle est aujourd'hui bien inférieure. Jamais le christianisme, de toute son histoire, n'a connu une catastrophe similaire. En d'autres termes, si la population orthodoxe de Turquie s'était maintenue dans la même proportion qu'en 1914, elle serait aujourd'hui de plus de 8 millions de personnes, au lieu des 10'000 - pour l'essentiel des arabophones des provinces de Hatay et de Mersin - aujourd'hui recensés. Un effondrement d'autant plus dramatique que ce christianisme avait été l'un des plus riches en trésors de foi et de culture.
Si nous élargissons maintenant la question des destinées de l'Anatolie à celles de l'Europe occidentale, il est très significatif, quant à l'abaissement, à la déchristianisation, à l'inculture phénomène et au masochisme et au suicide de l'Occident, que cette catastrophe sans égale ne soit jamais, au grand jamais, évoquée dans les media occidentaux, trop occupés à se concentrer sur les souffrances de quelque égorgeur algérien ou poseur de bombes latino-américain.


* Kemal joua d'abord la carte de l'Islam le plus fanatique, avant de se faire le champion de la laïcité la plus intolérante et étouffante qui soit. Il est généralement considéré que l'effondrement de la ligne de défense tenue par l'armée grecque en Anatolie à la fin d'août 1922 fut un cadeau des puissances anglo-saxonnes, qui n'étaient pas dupes de la posture de champion de l'Islam adoptée par Kemal, et qui poignardèrent dans le dos l'armée grecque en guise de cadeau de bienvenue à celui qui serait bientôt célébré comme la version orientale du petit père Combes (appartenance à la franc-maçonnerie comprise). L'année précédente, le gouvernement français avait déjà poignardé dans le dos les Arméniens en Cilicie.
Je trouve dans le très riche dictionnaire turc-français du professeur Tuğlaci une définition claire, nette et sans fioritures du mot gazi, qui fut le titre que se faisait attribuer Kemal avant de virer au laïc:
gazi, s. & i. 1. Guerrier qui combat pour la loi islamique et qui a conquis un pays chrétien ou qui a vaincu les infidèles. 2. i. Titre qu'on donnait jadis aux commandants après une victoire remportée sur l'ennemi. (Prof. Dr. Pars Tuğlaci, Büyük Türkçe Fransızca Sözlük, İnkılâp Kitabevi, 8e édition, Istamboul 2006 [1re édition Istamboul 1968], p. 288.)
Extraordinaire jobardise de l'Occident. Le champion de la laïcité qui se fait appeler le vainqueur des chrétiens, c'est comme, chez nous, un personnage qui se dirait à la fois Croisé et laïc. Et tout le monde gobe ça. Après tout, nos media ont bien habillés en démocrates européens des fanatiques racisto-religieux croates qui célébraient le culte des Oustachis. Et le public l'a aussi gobé.
Claude le Liseur
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit :Cela pose un problème intéressant quant à l'évaluation du nombre des chrétiens orthodoxes en 1914 dans les frontières de ce qui allait devenir la République turque. En effet, nous savons que les mesures de déportation prévues par le traité de Lausanne de 1923 portaient sur 1'344'000 orthodoxes de Thrace orientale et d'Anatolie, 10'000 étant autorisés à rester en Thrace orientale et en Anatolie (selon Youssef Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc, Payot & Rivages, Paris 1997, p. 228), et la communauté orthodoxe d'Istanbul (177'000 personnes au recensement de 1906, 250'000 personnes en 1923, 136'000 personnes en 1927, 86'000 personnes en 1965). Cela veut dire qu'il y avait dans les frontières de l'actuelle république de Turquie 1'604'000 orthodoxes au moment du traité de Lausanne. Si nous ajoutons 900'000 victimes du génocide des chrétiens orthodoxes du Pont, d'Anatolie et de Smyrne, mais si nous retirons les 38'000 Hellènes immigrés à Istamboul entre 1918 et 1922, il y aurait dû y avoir 2'466'000 orthodoxes en 1923 sans les massacres.
En fait, les chiffres de Courbage et Fargues sont faux: 1'344'000 personnes à expulser, c'était la vérité officielle au moment du traité de Lausanne. En réalité, la Grèce avait déjà accueilli 1 million de réfugiés et il ne restait que 250'000 chrétiens orthodoxes en Anatolie et en Thrace orientale à ce moment. L'échange des populations dans les formes prévues par le traité de Lausanne se limite, en 1923-1924, à 250'000 orthodoxes contre 390'000 musulmans (cf. Marjorie Housepian Dobkin, Smyrna 1922. The Destruction of a City, Newmark Press, New York 1998 [1re édition 1971], p. 219). La fuite éperdue de réfugiés orthodoxes et monophysites vers la Grèce avait eu lieu bien avant le traité de Lausanne, dès l'effondrement des lignes de l'armée grecque face aux kémalistes en Grèce d'Asie en août 1922. Ce qui veut dire qu'entre les réfugiés, les expulsés et les autorisés à rester, il y avait 1'260'000 orthodoxes en Anatolie et en Thrace orientale (et non pas 1'354'000) et que, sans les massacres, il y en aurait eu 2'160'000. Sans le génocide, mais aussi sans les 38'000 immigrés de 1918-1922, la population orthodoxe dans les frontières de l'actuelle Turquie aurait dû être de 2'372'000 personnes.
Il faut bien sûr calculer le taux de croissance de cette communauté: entre le recensement turc de 1906 et l'estimation de 1914, le nombre des orthodoxes passe de 1'496'000 à 1'549'000, mais il y a 300'000 émigrés; sans cette émigration, la population aurait dû atteindre 1'849'000 dans l'estimation de 1914. En comparant la situation de 1906 et celle qu'il y aurait eu en 1914 sans émigration - émigration qui a précisément été interrompue de 1914 à 1922 -, on constate une croissance naturelle de 23,59% en huit ans. Le taux de croissance naturel de la communauté chrétienne orthodoxe d'Anatolie, de Thrace orientale et d'Istamboul peut donc être estimé, pour cette époque et en se basant sur les statistiques turques, à 27 pour 1'000 chaque année. Il est dès lors facile, en connaissant cette donnée, de calculer le vrai chiffre de la population orthodoxe de l'actuelle Turquie en 1914 en partant des 2'372'000 orthodoxes qu'il y aurait eu en 1923 sans le génocide des Grecs pontiques de 1914 à 1921 et les massacres d'Anatolie de 1920 à 1922: (2'372'000 / 1,27096617445072) = 1'866'000. Il y avait donc, probablement, 1'866'000 orthodoxes dans les frontières de l'actuelle République turque en 1914 au lieu des 1'549'000 de l'estimation officielle. Toutefois, mon estimation pèche peut-être par surévaluation, du fait que le chiffre des 900'000 orthodoxes assassinés lors de la liquidation du peuplement chrétien de l'Anatolie et de la Thrace orientale comprend aussi un certain nombre de gens morts lors du transfert des populations en 1923-1924 suite au traité de Lausanne. Si l'on suppose qu'un dixième des 250'000 chrétiens orthodoxes frappés par l'expulsion de 1923 sont morts au cours de leur déportation, alors le total des victimes du génocide pontique et des massacres kémalistes est de 875'000, la population orthodoxe telle qu'elle aurait dû être sans les massacres en 1923 est de 2'347'000 et la population de 1914 est de 1'8460'000. Je n'ai aucun moyen de répartir le total des 900'000 martyrs entre ceux qui ont été exterminés avant le traité de Lausanne et ceux qui sont morts après le traité de Lausanne dans les souffrances de la déportation. On sait aussi que le chiffre réel des Arméniens en 1914 dans ces mêmes limites territoriales était plus proche de 1'600'000 que du 1'204'000 de l'estimation officielle. Notons d'ailleurs que si cette sous-estimation de 25% du chiffre réel de la population a joué pour les orthodoxes comme pour les Arméniens, alors on aurait un chiffre de la population orthodoxe en 1914 de 2'065'000 personnes, encore bien au-dessus de mes propres estimations de 1'846'000 à 1'8660'000. Il n'y a donc rien d'absurde à estimer la population de religion chrétienne orthodoxe (Rum Millet) - hellénophone, turcophone ou arabophone, plus quelques milliers d'arménophones et de Slaves- de ce qui allait devenir la république turque à 1'800'000 à 2 millions de personnes en 1914 - disons 1'900'000.
Les statistiques officielles ottomanes faisaient état de 12'941'000 musulmans (turcophones, kurdes, circassiens, lazes, arabophones - dont une masse énorme d'alévis n'ayant de musulman que le nom), 1'549'000 Rum (hellénophones, turcophones, arabophones, slaves, arménophones), 1'204'000 Arméniens, 176'000 autres et 128'000 Juifs en 1914, pour un total de 15'997'000 habitants. Le nombre des autres, parmi lesquels les Araméens de confession uniate, jacobite ou nestorienne, était très probablement sous-évalué aussi, mais dans des proportions que je ne peux calculer. Si je retiens les chiffres ottomans pour le nombre des musulmans, des Juifs et des autres en 1914, mais que je corrige le nombre des orthodoxes à 1'900'000 et celui des Arméniens à 1'600'000, on arrive à une population de l'ordre de 16'745'000, parmi lesquels il y avait près de 22% de chrétiens (Rum 11,3%, Arméniens 9,5%, autres 1,05%). Et le chiffre est très probablement inférieur à la réalité, du fait de la sous-évaluation du nombre des Araméens jacobites, nestoriens et uniates.
Néanmoins, ce chiffre, inférieur à la réalité, de 22% de chrétiens en 1914 dans l'actuelle Turquie donne une idée de la catastrophe sans précédent qu'a été la destruction du christianisme anatolien par les Jeunes-Turcs de 1914 à 1918, puis par les kémalistes de 1919 à 1924: dès 1927, il ne restait plus que 1,9% de chrétiens en Turquie. Il y en avait encore 0,8% en 1955, avant le grand pogrom antichrétien des 6 et 7 septembre 1955 organisé par Menderes. La proportion était tombée à moins de 0,7% au dernier recensement mentionnant la confession en 1965, et elle est aujourd'hui bien inférieure. Jamais le christianisme, de toute son histoire, n'a connu une catastrophe similaire. En d'autres termes, si la population orthodoxe de Turquie s'était maintenue dans la même proportion qu'en 1914, elle serait aujourd'hui de plus de 8 millions de personnes, au lieu des 10'000 - pour l'essentiel des arabophones des provinces de Hatay et de Mersin - aujourd'hui recensés. Un effondrement d'autant plus dramatique que ce christianisme avait été l'un des plus riches en trésors de foi et de culture.
Autrement dit, pour résumer ces calculs, il y avait probablement 1'900'000 chrétiens orthodoxes en 1914 dans les frontières de la Turquie actuelle. Il en restait 136'000 en 1927. 900'000 furent assassinés et 1'250'000 expulsés vers la Grèce. Le total de 2'286'000 (assassinés + expulsés + autorisés à rester) est supérieur aux 1'900'00 de l'effectif de départ en raison du très fort accroissement naturel de cette communauté: en effet, les massacres n'ont pas commencé partout au même moment - dès 1914 à l'ouest du Pont, en 1917 à l'est du Pont (et avec une réelle intensification à partir de l'arrivée de Kemal en mai 1919), en août 1922 seulement le long de la côte égéenne. Et de novembre 1918 à mai 1919, quand un gouvernement libéral a succédé au régime jeune-turc à Stamboul, il n'y a plus eu de massacres. C'est parce que - contrairement au cas des Arméniens - l'extermination n'a pas été menée partout au même moment que la population orthodoxe avait pu, en certains endroits, augmenter dans des proportions importantes.
L'actuel maire de Londres, M. Boris Johnson, est l'arrière-petit-fils d'un journaliste turc libéral, Ali Kemal Bey (1867-1922), qui fut ministre de l'Intérieur dans le gouvernement libéral de Damat Ferid Pacha en 1919. Ce gouvernement avait reconnu le génocide arménien et chargé la justice d'en réprimer les organisateurs. Le fait n'est jamais mentionné, mais le triomphe des kémalistes après l'effondrement de l'armée grecque - capitulation du général Trikoupis le 2 septembre 1922, cf. Dumont, op. cit., p. 200 - s'accompagna aussi d'une répression contre les libéraux turcs, fait là encore bien étonnant de la part du parangon de la modernité qu'aurait été Mustafa Kemal. Ali Kamal Bey fut lapidé à mort par les kémalistes le 6 novembre 1922. Son corps fut ensuite pendu avec un écriteau qui lui attribuait le prénom d'Artin. On voulait outrager la mémoire du ministre turc qui avait condamné le génocide arménien en lui donnant un pseudo-prénom arménien: aux yeux des kémalistes, la reconnaissance du génocide arménien était dès ce moment-là un crime - le crime par excellence.* (Biographie d'Ali Kemal Bey sur le Wikipédia anglophone: http://en.wikipedia.org/wiki/Ali_Kemal_Bey ). Force est de constater que les choses n'ont guère changé aujourd'hui. Espérons que l'actuel gouvernement turc arrivera à faire sauter la chape de plomb imposée depuis 1922 par les kémalistes - si ceux-ci lui en laissent le loisir entre deux complots du type Ergenekon organisés pour faire tomber le gouvernement.

* En assassinant Ali Kemal Bey dans des conditions atroces, les kémalistes ne cherchaient pas seulement à faire disparaître le ministre de l'Intérieur qui avait dénoncé le génocide des Arméniens. Il s'agissait aussi d'effrayer le sultan Mehmed VI dont Ali Kemal était un des plus fervents soutiens. En clair, en plus d'avoir reconnu le génocide des Arméniens, Ali Kemal Bey était ce que l'on appellerait chez nous un royaliste. (Je soumets ces faits à la méditation de nos fervents républicains frnçais qui confondent républicanisme et progrès.) De ce point de vue, la mort ignoble d'Ali Kemal fut un grand succès des républicains turcs: l'ancien ministre était assassiné le 6 novembre 1922, le sultan s'enfuit le 17 novembre 1922 et la République était proclamée le 29 octobre 1923. Cf. Dumont, op. cit., p. 134.
adam
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Re: Question à propos d'une traduction en turc

Message par adam »

Claude le Liseur: "Trébizonde est aujourd'hui la ville turque de Trabzon (300'000 habitants), considéré comme l'épicentre de la haine anti-chrétienne dans la Turquie contemporaine"

Oups!....Mes ancêtres, du côté maternel, sont originaires de cette région. Ils l'ont quitté au début du 20 eme siècle pour s'installer dans une province voisine à environ deux heures de là.

Et je me permets une petite correction, car vous traduisez "Gazi" par "Tueurs de chrétiens". Sauf erreur de ma part, en Turc, ce mot est utilisé pour définir un homme qui revient (victorieux) d'une guerre, par opposition au "Sehit" (Martyre) mort pour la patrie. Je ne connaissais pas l'aspect religieux du mot.

Je découvre en vous lisant, un visage que je connaissais pas de cet homme, encore aujourd'hui présenté comme le champion de la modernité et surtout comme le "Sauveur" des Turcs.
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