Ah oui, le «patriarcat orthodoxe turc», une triste histoire. Cette organisation, qui n'est plus aujourd'hui qu'un appendice de l'extrême-droite nationaliste turque doublé d'une entreprise immobilière et commerciale, n'a eu un semblant d'existence qu'entre 1921 et 1924.
Sous l'Empire ottoman, tous les orthodoxes relevant du patriarcat de Constantinople étaient considérés comme faisant partie du
millet grec (de la nation grecque), parce que le grec était leur langue liturgique. (Autre chose était la situation des orthodoxes arabes du patriarcat d'Antioche en Cilicie et à Alexandrette.) Dans les frontières de l'actuelle république de Turquie, ces «Grecs» se comptaient au nombre d'environ 1'549'000 en 1914 (sur une population totale de 15'997'000), selon les statistiques ottomanes qui sous-évaluaient probablement leur nombre (cf. Youssef Courbage et Philippe Fargues,
Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc, Payot & Rivages, Paris 1997, p. 240). (Le chiffre réel était sans doute plus proche de 1'800'000.) Mais tous ces gens n'étaient pas d'ethnie grecque; tous ces «Grecs» n'étaient pas des Hellènes; il y avait parmi eux quelques milliers d'Arméniens chalcédoniens et plusieurs dizaines de milliers de Turcs orthodoxes appelés Karamanlis. On ne connaît pas bien l'origine de ces Karamanlis: Grecs ayant adopté la langue turque, mais conservé la foi orthodoxe ? Turcs ayant adopté la foi orthodoxe quand cela était encore possible, dans les premières décennies de la présence turque en Anatolie? mélange des deux? Quoiqu'il en soit, ils écrivaient la langue turque en caractères grecs, alors que les musulmans l'écrivaient en caractères arabes, jusqu'à ce que Mustafa Kemal Atatürk imposât les caractères latins en 1928.
Au cours de la guerre gréco-turque de 1920-1922, Mustafa Kemal a, à un moment, envisagé comme une possibilité parmi d'autres le maintien d'une partie de cette population grec-orthodoxe en Anatolie - laquelle était déjà réduite par les massacres qu'elle avait subis depuis 1914 de la part des Jeunes-Turcs -, mais en la détachant du patriarcat de Constantinople, considéré comme une institution hellène, et en créant une autocéphalie orthodoxe turque sur le modèle bulgare. Si cette solution avait triomphé, il y aurait sans doute, à l'heure actuelle, un bon million d'orthodoxes dans les frontières de la Turquie, au lieu de quatre petits milliers...
Cette idée de Kemal rencontrait les préoccupations d'un prêtre karamanli de Cappadoce, le RP Euthyme Karahissaridis (1884-1968), qui prévoyait que la guerre gréco-turque aurait les pires conséquences pour la population orthodoxe d'Anatolie, et qui se mit donc au service de la cause kémaliste en entreprenant de créer une Église orthodoxe turque. Certaines des idées à la base du projet étaient excellentes, comme celle de traduire les textes liturgiques en turc - ce que l'on a fait depuis le Xe siècle pour l'arabe, ce que le RP Ispir Teymur fait maintenant pour le turc, et ce que l'on devrait faire pour le persan. On verra ensuite que, malheureusement, la réalisation laissa à désirer.
Finalement, lors du traité de Lausanne du 24 juillet 1923, Kemal adopta la solution de l'échange de populations: expulsion des orthodoxes d'Anatolie, y compris ceux qui ne parlaient que le turc, en échange des musulmans de Grèce (sauf ceux de Thrace occidentale), y compris ceux qui ne parlaient que le grec. On expulsa donc, dans des conditions terribles, officiellement 1'334'000 personnes en 1924. Seuls étaient autorisés à rester les orthodoxes d'Istamboul, Imbros et Ténédos; ils furent exposés à diverses formes de persécution de la part de la République turque (impôt spécial sur les non musulmans en 1942, pogrom organisé par Menderes en 1955), et leur nombre tomba de 136'000 en 1927 à 86'000 en 1965 et 1'244 en 2005. Le reste des orthodoxes de Turquie - moins de 3'000 personnes semble-t-il - sont des Arabes de Cilicie et de la province de Hatay (ex-sandjak d'Alexandrette), restés dans leurs provinces ou émigrés à Istamboul.
Dès lors que le peuplement orthodoxe était éliminé en Anatolie, Kemal n'avait plus besoin de la solution «turque orthodoxe» préconisée par le RP Euthyme Karahissaridis, alias, en turc, Papa Eftim Zeki. (
Papaz , que je pense provenir du grec
παπάς*, veut dire «prêtre orthodoxe» en turc; cf. Dominique Halbout et Gönen Güzey,
Le Turc sans peine, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2008 [réimpression de l'édition de 1992], note 9 p. 260.) Néanmoins, et d'une manière machiavélique, Kemal considéra qu'il pouvait toujours maintenir un petit groupe de partisans de Papa Eftim pour gêner le patriarcat de Constantinople et l'étouffer un peu plus. C'est ainsi que la famille de Papa Eftim et une soixantaine de ses partisans furent officiellement exemptés de l'échange de populations et transféré à Istamboul, dans le seul but de constituer un petit noyau «turc orthodoxe» que le gouvernement pourrait de temps en temps déchaîner contre le patriarcat de Constantinople. Entre 1924 et 1965, le groupe de plus en plus réduit des partisans de Papa Eftim s'est fait surtout remarquer par des manifestations à caractère plus politique que religieux et par des occupations d'églises appartenant au patriarcat de Constantinople avec le soutien du gouvernement turc, les objectifs religieux du début ayant été totalement oubliés. Le RP Karahissaridis, qui avait changé son nom en Erenerol, ne fut plus qu'un prêtre excommunié, n'ayant jamais trouvé d'évêque à qui se rattacher, et qui eut l'audace de se proclamer patriarche! Encore Papa Eftim produisit-il quelques traductions de texte liturgique et aida-t-il ses coreligionnaires lors du pogrom de 1955. On ne peut pas dire autant de bien de ses fils et petits-fils qui lui succédèrent, au mépris de tout semblant de loi ecclésiastique, avec ce titre de patriarche fantôme. Le groupe semble s'être maintenant réduit à la famille Erenerol qui loue à la communauté assyrienne d'Istanbul une église confisquée à la communauté grecque et dont il ne semble même plus qu'elle ait des liens avec le christianisme, puisque les membres de la famille se font surtout remarquer par des diatribes anti-missionnaires que ne leur envieraient pas les islamistes. Toutes les tentatives pour envoyer à Istamboul des Gagaouzes (Turcs orthodoxes) de Bessarabie afin de donner au «patriarcat turc orthodoxe» un semblant de consistance ont échoué, aussi bien dans en 1935 (où le groupe de 70 Gagaouzes envoyé à Istanbul finit par être contraint de se convertir à l'Islam, ce qui montre à quel point le régime kémaliste ne croyait plus à la solution turque orthodoxe !) qu'en 1994 (les Gagaouzes étant restés en bloc fidèles au patriarcat de Moscou, et donc à l'Orthodoxie universelle).
Pire encore. Comme il y a bien longtemps que le gouvernement turc a cessé de soutenir le «patriarcat turc orthodoxe» , la famille Erenerol semble avoir cherché des appuis ailleurs - du côté des Loups gris (
Bozkurtlar) du colonel Alparslan Türkeş. Le pseudo-patriarcat est donc assez constamment cité dans des affaires politiques ténébreuses, la dernière en date étant le complot Ergenekon qui aurait eu pour but de déstabiliser l'État turc et de chasser du pouvoir le parti démocratiquement élu AKP (
Adalet ve Kalkınma Partisi - Parti de la justice et du développement). L'AKP est issu de la mouvance islamiste, mais, semble-t-il, trop modéré aux yeux des membres d'Ergenekon. Quand on sait, d'une part que la justice turque accuse Eregenkon d'avoir organisé l'assassinat du prêtre catholique italien Andrea Santoro le 5 février 2006, du journaliste arménien de nationalité turque Hrant Dink le 19 janvier 2007 et de trois chrétiens (Necati Aydın, Uğur Yüksel et Tilmann Geske) égorgés à Matalya le 18 avril 2007, et que, d'autre part, Sevgi Erenerol, petite-fille de Papa Eftim, soeur de l'actuel pseudo-patriarche Eftim IV et porte-parole du «patriarcat turc orthodoxe» ou de ce qu'il en reste, fait partie des inculpés de l'enquête sur la conjuration Ergenekon, on se demande ce que ce groupe peut encore avoir comme liens avec le christianisme.
Si, un jour, une Orthodoxie de langue turque renaît dans les frontières de la république turque, elle ne pourra procéder que d'efforts comme ceux du RP Ispir Teymur, mais pas du groupe fondé par Papa Eftim, qui, en définitive, n'a eu un semblant de réalité que pendant une courte période 1921-1924. J'ai entre les mains l'ouvrage du professeur Mustafa Ekincikli,
Türk Ortodoksları (Siyasal Kitabevi, Ankara 1998, 214 pages), qui m'avait été offert en 2005 par un collègue de travail turc: fait significatif, le chapitre consacré à Papa Eftim s'arrête à 1924 - ce que chacun peut constater, même en n'étant pas turcophone, ce qui est malheureusement mon cas. C'est dire à quel point ce groupe a perdu toute consistance dès 1924, quand Mustafa Kemal a fait le choix d'expulser les Karamanlis qui auraient pu donner un début de justification au projet de Papa Eftim.
Bref, en effet, tout ce pseudo-patriarcat, depuis 1924 en tout cas, relève de la politique et du commerce, mais guère de la religion.
*NB: En grec,
παπάς = prêtre orthodoxe;
πάπας = pape...
«Ο παπάς est le pope. Vêtu d'une soutane noire, on le voit souvent dans la ville et très souvent dans les villages. C'est une personne respectée, à qui de vieilles femmes baisent la main et à qui on cède la place dans le bus. Attention à cette petite différence, due à l'accent, qui est une différence de fond : ο πάπας est «le pape». Ni l'un, ni l'autre ne seront contents si vous les confondez !» (Katerina Kedra-Blayo et Jean-Loup Chérel,
Le nouveau grec sans peine, Assimil, Chennevières-sur-Marne, 2008 [réimpression de l'édition de 1996], note 10 p. 425.)