Maksim a écrit :"Vaporis l'appelle Ahmed le Deftedar, indiquant que le mot deftedar désignait un secrétaire de la chancellerie ottomane. Je suppose que ce mot turc (ou turc osmanli?) deftedar doit être apparenté au mot turc pour «cahier», defter. Il me paraît évident que le mot turc defter provient à son tour du mot arabe pour «cahier» د فتر daftar . Un deftedar devait être quelqu'un qui remplissait des cahiers. En tout cas, les deux mots me paraissent étrangement similaires."
- Vous avez raison. L'orthographe exacte en turc c'est "defterdar". Je crois comprendre qu'il s'agit d'une combinaison arabo-persane, habituelle à l'ottoman : defter + dâr, qui signifie, comme vous l'expliquez, "détenteur" ou "conservateur du defter (livre de comptes)". Il n'est pas étonnant que le defter (livre) soit confié à quelqu'un qui a une belle écriture !
La fonction a survécu sous la République : "Defterdarlık", avec ajout d'un suffixe turc cette fois "...lık" qui signifie en général "état de..." ou "...erie" (cf. Chancellerie, Şansölyelik). "Defterdarlık" se traduit en français, d'après les lexiques juridiques, par "Trésorier-payeur général".
Voilà qui est fort intéressant!
Quand j'ai écrit le message hier soir, je n'avais pas sous la main le dictionnaire turc-français de Tuğlaci (Prof. Dr. Pars Tuğlaci,
Büyük Türkçe Fransızca Sözlük, İnkılâp Kitabevi, 8e édition, Istamboul 2006 [1re édition Istamboul 1968], p. 193) qui donne les traductions suivantes:
defter, i. 1.Cahier 2. Répertoire 3. Liste; Registre; 4. Carnet; 5. Calepin; 6 . Album; 7. Bloc-notes; 8. Livret
defterdar, i. 1. Trésorier payeur général. 2. [ta.] Autrefois on donnait ce titre au Ministre des Finances.
defterdarlık, 1. Charge de trésorier payeur général; 2. Bureaux de trésorier payeur général.
Je ne sais pas si vous connaissez ce dictionnaire, mais il a l'air sérieux. De toute façon, même si j'avais consulté le Tuğlaci hier soir, je n'aurais été guère avancé, puisque je me serais basé sur la transcription erronée de Vaporis (
deftedar) et que c'est vous qui m'apprenez que l'orthographe correcte est
defterdar.
Il indique aussi que la tenue des livres (au sens comptable du terme) se dit
defter tutma. Merci d'avoir confirmé que ce mot vient bien de l'arabe
د فتر. Est-ce que ce genre de constructions avec un suffixe
-dâr, qui sonne en effet persan, existe encore en turc aujourd'hui ou ont-elles été abandonnées depuis l'avènement de la République?
En tout cas, grâce à vous, nous avons découvert un patron des trésoriers payeurs généraux et autres personnes en charge des finances publiques.
Je pense que cette fonction de defterdar sous l'Empire ottoman et la République turque, correspondant donc à un trésorier-payeur-général en France, est en fait la continuation d'une charge de l'Empire romain d'Orient qui est celle de sacellaire (
σακελλάριος). Le mot a aussi connu un glissement de sens considérable. Au départ, le sacellaire était le trésorier de la cassette privée de l'empereur. Au VIIe siècle, les fonctions du sacellaire se confondent avec celle de l'ancien
comes sacrarum largitionum , le ministre des Finances (cf.Georges Ostrogorsky [traduit de l'allemand par J. Gouillard],
Histoire de l'État byzantin, Payot & Rivages, Paris 1996, p. 128 [1re édition française Paris 1956; 1re édition allemande sous le titre Geschichte des Byzantinischen Staates, Munich1940). Puis la fonction évolue à nouveau est le sacellaire devient en fait un personnage même supérieur à un ministre des Finances, puisqu'il est à la fois trésorier impérial (
ταμίας τῶν βασιλικῶν χρημάτων) , contrôleur général de l'administration et dirige l'accusation devant les tribunaux en matière fiscale (cf. Louis Bréhier,
Les institutions de l'Empire byzantin, Albin Michel, Paris 1970 [1re édition Paris 1949], p. 210). Le sacellaire impérial cumule donc à la fois, pour parler en termes contemporains, les fonctions de président de la Cour des comptes, de ministre de la Fonction publique et de procureur général pour la délinquance financière. Il existe aussi un sacellaire patriarcal, qui est l'inspecteur général des monastères chargé d'y maintenir la discipline (cf. Bréhier, op. cit., p. 398). Par un processus que je saisis mal, la fonction de sacellaire a fini par se réduire à celle de simple contrôleur du trésor (donc l'équivalent d'un trésorier payeur général) et elle a pris ce sens dans l'Église aussi. Dans certains pays orthodoxes, le titre de sacellaire est aujourd'hui une dignité purement honorifique que l'évêque peut décerner. Il semble qu'en général, on attribue ce titre honorifique à des fidèles dont l'activité professionnelle rappelle celle des anciens sacellaires - donc à des comptables, des employés de banque, etc.
Je pense donc que la fonction de
defterdar exercée par saint Ahmet le Calligraphe devait plus ou moins correspondre au sens final du mot sacellaire - donc un personnage qui travaillait dans les bureaux centraux du ministère des Finances, l'équivalent d'un trésorier payeur général ou d'un inspecteur des finances. Et comme le souligne Maksim, le titre de calligraphe que l'hagiographie donne au saint s'explique sans peine: il est évident qu'on allait confier la tenue des registres de l'administration des finances à des gens qui avaient une belle écriture, surtout dans le contexte ottoman où l'écriture utilisée en turc osmanli n'était pas ce qu'il y avait de plus évident...