Les aberrations d'une théologie politisée

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Claude le Liseur
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Les aberrations d'une théologie politisée

Message par Claude le Liseur »

Un site Internet francophone du patriarcat de Moscou a publié la traduction française de la dépêche suivante de l'agence Interfax (ici: http://www.egliserusse.eu/blogdiscussio ... _a775.html ):
Une communauté dépendant du soi-disant "patriarcat de Kiev" a été reçue au sein de l'Eglise canonique

Interfax annonce qu'une communauté du soi-disant "patriarcat " à été reçue au sein de l’église canonique par Mgr Euloge de Sumy (Ukraine du nord-est) dimanche dernier, jour du Triomphe de l'Orthodoxie. Durant l'office de réintroduction, l'ancien prêtre de la communauté a lu une lettre de repentir qui avait été préalablement adressée à Mgr Euloge. Il y déclare "Reconnaissant le pêché du schisme, nous repentons de tous les pêchés commis quand nous étions dans le schisme." Et la lettre continue en déclarant que les membres de la communauté "ont compris que le soi-disant 'Patriarcat de Kiev' n'est, pour tout le monde orthodoxe, qu'un groupe schismatique qui ne possède pas la Grâce divine."
Dans sa réponse Mgr Euloge a rappelé les conséquences participation à un schisme mène à la perdition et a exprimé l'espoir que ceux qui ont eu trouvé en eux la force de s'en repentir apporteront de bons fruits par leur vie chrétienne.
Voici une information qui donne à réfléchir.

Pour replacer les choses dans leur contexte, rappelons que le patriarcat de Kiev est une des deux juridictions autocéphalistes ukrainiennes qui se sont séparées du plérôme des saintes Églises de Dieu. Le primat de ce patriarcat de Kiev est l'ancien métropolite de Kiev du patriarcat de Moscou, Mgr Philarète (Denissenko), depuis longtemps déposé. Pour un ensemble de raisons historiques qu'il serait long et difficile de détailler, et parmi lesquelles le choc des nationalismes n'est pas la moindre, il semble que l'Ukraine soit divisée, sur le plan religieux, de la manière suivante: la région de Lemberg (pardon... Lviv) a une majorité uniate écrasante, les autocéphalistes ukrainiens représentent l'appartenance confessionnelle la plus répandue en Ukraine occidentale et le patriarcat de Moscou domine en Ukraine orientale.
Tout ceci devant bien sûr être relativisé, malgré les communiqués triomphaux, par la domination écrasante de l'athéisme imposé lors de la période soviétique, au moins en Ukraine orientale (nettement moins en Galicie annexée par l'Union soviétique en 1939 seulement). Vers 1995, les enquêtes scientifiques estimaient qu'il restait à peu près 20% d'orthodoxes en Ukraine - 30% maximum (cf. Histoire du christianisme, tome 13, Desclée, Paris 2000, p. 414). Les enquêtes effectuées à cette époque montraient que s'il restait plus de 50% de croyants en Galicie (en majorité uniates, en minorité orthodoxes), avec des pourcentages qui atteignaient 84,5% à Tarnopol ou 65,7% à Lviv, on tombait en-dessous de 30% en Ukraine centrale (Kiev 27,3%) et en-dessous de 10% - souvent plus près de 5% que de 10% - en Ukraine orientale où la soviétisation avait été totale (Zaporija 8,3%, Dniepropetrovsk 5,9%). J'espère que le fait de citer des sources œcuméniques me permettra d'éviter les attaques dont les cléricaux triomphalistes ont l'habitude d'abreuver les orthodoxes qui ne marchent pas au pas. Je vieux bien croire que la proportion d'orthodoxes ait beaucoup remonté depuis 1995 (j'ai moi-même fait état d'une estimation de 34% d'orthodoxes en Ukraine en 2005-2006), mais j'ai suffisamment d'amis originaires d'Ukraine orientale pour savoir que l'on n'ait pas remonté aux pourcentages énormes qu'aime à annoncer un certain clergé qui préfère se gargariser de mots que de reconnaître qu'il faut évangéliser tous azimuts. Passons, mais ce rappel est nécessaire pour relativiser, et aussi parce qu'il y a un moment où le mélange de cléricalisme et de politique devient étouffant.

A priori, et en raisonnant sur la base des divisions géographiques évoquées plus haut, Soumy (en ukrainien : Суми ; en russe : Сумы), ville de près de 300'000 habitants au nord-est de l'Ukraine, tout près de la frontière russe, se trouve ainsi dans une région où les autocéphalistes ukrainiens sont moins nombreux que les orthodoxes qui dépendent du patriarcat de Moscou.

Ces rappels une fois posé, nous apprenons donc, tant de la part des dissidents repentis que de l'évêque orthodoxe légitime de l'endroit, que le schisme est un péché qui mène à la perdition, et que les schismatiques n'ont pas la grâce.
Rappelons pourtant que ces schismatiques sont, pour tout le reste, des orthodoxes: même foi, même vie spirituelle, mêmes rites. Ils ne font que pécher contre l'organisation ecclésiale. Pourtant, on les considère privés de la grâce.

Alors, dans ce cas, comment le numéro 2 de la hiérarchie du patriarcat de Moscou, le métropolite Hilarion (Alfeyev), peut-il en même temps proclamer dès qu'on lui en donne l'occasion que les catholiques romains ont la grâce et que leurs sacrements sont valides? Contrairement à l'enseignement traditionnel de l'Église, et ceci alors que les catholiques romains n'ont plus rien d'orthodoxe, qu'ils professent des erreurs sur la Trinité (Filioque), sur les fins dernières, sur l'administration des sacrements, sur la grâce, sur l'ecclésiologie, et sur des dizaines et des dizaines d'autres sujets? Même sur le plan strictement administratif, qui semble être le seul sur lequel se situent nos évêques, le Vatican n'a-t-il pas partout - et surtout en Ukraine - érigé autel contre autel? Et si on essaie de s'élever un peu plus haut, qui est-ce qui est le plus grave? Pécher contre la foi reçue des Apôtres ou pécher contre l'organisation administrative ecclésiale? La Trinité est-elle moins importante que les «territoires canoniques» dont on nous bat et nous rebat les oreilles? Pourquoi refuser aux schismatiques ukrainiens ce que l'on accorde aux hérétiques? Est-ce réellement en fonction de critères religieux et spirituels, ou est-ce sur la base de considérations purement politiques?

Loin de moi l'idée de penser que le patriarcat de Moscou serait le seul considéré par cette théologie à géométrie variable basée sur des considérations d'opportunité politique.

Prenons un exemple en Roumanie.
En 1916, une partie du territoire de la Roumanie d'alors fut occupée par l'armée bulgare alliée du Reich et soumise par la force à la juridiction de l'Exarcat bulgare créé en 1870 et anathématisé au concile de Constantinople en 1872. Cet exarcat, que l'on présente aujourd'hui comme schismatique, était en fait hérétique, et considéré comme tel à l'époque: malgré les pressions du gouvernement russe qui avait toutes les raisons de soutenir l'Exarcat bulgare, l'Église orthodoxe russe avait reçu les décisions du concile de Constantinople de 1872 et refusait toute communicatio in sacris avec l'Exarcat bulgare.

Le métropolite Antoine (Khrapovitsky) de Kiev, alors archevêque de Kharkov, écrivait le 16 juillet 1916 à l'anglican Robert Gardiner:
L'Église russe, de même que l'Église grecque, n'est pas en communion avec l'Église bulgare. Il est vrai que notre hiérarchie, soumise au despotisme de l'Ober-Procurator D. Tolstoy, fut lente à déclarer son vote au moment de l'excommunication qui fut annoncée en 1872. Après leur libération du joug des Turcs, en 1878, les Bulgares n'abandonnèrent pas leur fanatisme borné et les Russes ne les admirent plus alors à leurs offices. Le Métropolite bulgare Clément, qui était animé de sentiments amicaux envers la Russie, ne fut pourtant pas autorisé à célébrer la Divine Liturgie lorsqu'il se trouvait en Russie en 1893. Pour ma part, dans le diocèse de Volnysk, j'ai ordonné prêtre deux étudiants bulgares, mais seulement après les avoir unis à l'Église par l'imposition des mains et leur renoncement au schisme. (Traduction française publiée in La Lumière du Thabor, nos 49-50, L'Âge d'Homme, Lausanne 2003, p. 131.)
L'Église orthodoxe roumaine agissait de même et c'est pour cette raison que lorsque les églises qui avaient été confisquées par l'Exarcat bulgare furent rendues à l'Église orthodoxe roumaine, on procéda de nouveau à la consécration des églises qui avaient été usurpées et souillées par les hérétiques, ainsi que Nae Ionescu le rappela dans un article publié dans le journal Cuvântul du 7 avril 1930:
În comunele Cavarna, Hârşova, Ciobanu, Mihai Viteazul, Ghiuvenlia, Chiaselev (şi alte vreo câteva) P.S. a resfinţit Bisericile care au fost sfinţite în regulă şi în care s-au oficiat serviciile în timpul războiului de către bulgari (...) (Article repris in Nae Ionescu, Teologia, Deisis, Sibiu 2003, p. 107. )
Il est donc clair que les orthodoxes russes et roumains considéraient que l'Exarcat bulgare était hérétique et que ses sacrements était invalides.
Mais l'Exarcat bulgare ne professait qu'une seule hérésie: le phylétisme, et il lui suffit d'abjurer cette seule hérésie en 1945 pour réintégrer le plérôme des saintes Églises de Dieu. Que dire, alors, des dizaines d'hérésies que professent les uniates de Transylvanie, ce qui n'a pas empêché l'évêque orthodoxe d'Oradea, Mgr Sophrone (Drincec), de concélébrer avec eux lors de la Théophanie le 6 janvier 2008, ni le métropolite orthodoxe du Banat, Mgr Nicolas (Corneanu), de communier ostensiblement dans une de leurs églises le 25 mai 2008, sans susciter aucune sanction de la part de l'Église orthodoxe roumaine? Là encore, pourquoi accorde-t-on aux uniates, qui professent les hérésies les plus graves, y compris sur la Trinité, ce que l'on refusait aux phylétistes, qui ne professaient qu'une seule hérésie contre la nature de l'Église? Là encore, la raison est sans doute celle que soupçonnait Nae Ionescu dans son article de Cuvântul , lorsqu'il supposait qu'on en voulait aux sacrements des phylétistes bulgares non parce qu'ils étaient hérétiques, mais parce qu'ils relevaient d'un État ennemi: tout, en dernière analyse, s'explique par la politique, la politique, et encore la politique.

Je suppose que les mêmes considérations doivent dicter l'attitude du patriarcat de Serbie à l'égard de l'Église schismatique de Macédoine.

On pourrait multiplier à l'infini les exemples de cette politique «deux poids et deux mesures». J'attends toujours la réponse à la question que j'avais posée en 1995 à un archimandrite du Trône œcuménique en lui demandant comment le patriarcat de Constantinople pouvait à la fois nier totalement la succession apostolique des dissidents vieux-calendéristes - qui sont pourtant orthodoxes en tout ce qui relève de la foi - et donner des signes ambigus de reconnaissance des sacrements de certains hérétiques? Là encore, la réponse est sans doute la politique, encore et toujours la politique: les vieux-calendéristes sont des petites minorités partout - et pourquoi les ménager, alors ? -, tandis que les hérétiques sont souvent puissants et bien implantés dans des pays stratégiques.

Un archimandrite du patriarcat d'Antioche, homme que je tenais en haute estime, m'avait expliqué le point de vue de l'Église de Grèce, qui, elle, a au moins le mérite d'une certaine logique, puisqu'elle ne fait pas semblant de reconnaître les sacrements des hérétiques: les vieux-calendéristes, me disaient-ils, n'avaient pas de succession apostolique, car leurs fondateurs étaient à l'origine des clercs que l'Église d'Hellade avait déposés. Certes, mais si on veut vraiment attacher de l'importance aux violations des canons, aux dépositions et aux usurpations de sièges - sans même parler des vrais problèmes spirituels -, que dire alors de la situation de l'Europe occidentale où tous les sièges épiscopaux ont été usurpés lors de la création du catholicisme romain? Y compris le siège de Rome: que l'on se souvienne du pape Jean XVI, c'est-à-dire le Grec orthodoxe Philogatos, qui fut soumis en 998 à un traitement particulièrement cruel par les troupes de l'empereur germanique Otton III, avec la bénédiction du pape (antipape?) allemand Grégoire V, et malgré les objurgations de saint Nil de Rossano: langue coupée, yeux crevés, nez coupé, exhibition humiliante dans les rues de Rome, monté à l'envers sur un âne, puis réclusion dans un monastère où il mourut en 1013? Y compris les diocèses de moindre importance: que l'on se souvienne de l'évêque Lambert de Thérouanne en Artois, castré et amputé de la langue et des doigts parce qu'il s'opposait à la réforme grégorienne promue par Grégoire VII, le théoricien de l'absolutisme papal (cf. le Dictatus Papae viewtopic.php?f=1&t=584 ) et du célibat sacerdotal (cf. Claude Laporte, Tous les saints de l'Orthodoxie, Xenia, Vevey 2008, note 17 page 14)? Plus près de nous, comment oublier qu'en France et en Belgique, les titulaires de tous les sièges épiscopaux catholiques romains ont été démissionnés d'autorité en 1801 et remplacés par des fonctionnaires, ainsi que ne cessent de le rappeler depuis deux siècles les anticoncordataires de la Petite Église (ici: viewtopic.php?f=1&t=1491)? Tout ceci pour rester au niveau purement administratif qui semble être le seul auquel s'intéresse notre épiscopat, et pour ne pas aborder les questions spirituelles et relatives au salut qui ne semblent plus entrer en lignes de compte?

La conclusion de tout cela: ce n'est plus la théologie orthodoxe, c'est la théologie de Jean de La Fontaine.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.


(Jean de La Fontaine, Fables, Livre VII, Fable I, «Les animaux malades de la peste», vers 63-64.)
Extrême rigueur canonique à l'égard, autrefois des phylétistes bulgares, aujourd'hui des dissidents vieux-calendéristes grecs ou des schismatiques nationalistes ukrainiens, parce qu'ils sont faibles selon ce monde. Extrême complaisance à l'égard des hérétiques, même les plus éloignés de la foi orthodoxe, dès lors que ceux-ci donnent (encore) les apparences de la puissance politique. Toujours et partout, deux poids et deux mesures.

Pourtant, les saintes Écritures nous donnent un avertissement clair:
La balance fausse est en horreur au Seigneur, mais le poids juste lui plaît. (Prov 11:1)
Notre épiscopat semble être devenu incapable d'élever le débat au-dessus de ces considérations politiques et nationales. Là encore, je ne comprends pas la logique qui consiste, de la part de notre clergé, à prétendre combattre la sécularisation au moyen d'une pensée totalement sécularisée et moderniste - car cela ne remonte guère au-delà du XIXe siècle, l'idée de faire de la politique et des intérêts nationaux les seuls critères de la vérité. J'ai toutes les raisons de craindre que cette manière de penser ne creuse notre tombeau à une vitesse stupéfiante.
J-Gabriel
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Re: Les aberrations d'une théologie politisée

Message par J-Gabriel »

Effectivement c’est une situation qui semble désolante, surtout déroutante pour le chrétien-orthodoxe, de voir ainsi des membres du clergé, de surcroît des membres censé poursuivre l’enseignement apostolique (cf. 2 Tim. 3,10), mettre leurs espoirs chez les hérétiques.

Heureusement qu’il y a encore des endroits comme celui-ci où nous pouvons débattre sur ces comportements, car il semble que nos prêtres sont bloqués de par leurs fonctions en attendant une position officielle du Patriarcat -si toutefois il y en aurait une qui devrait venir.
Anne Geneviève
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Re: Les aberrations d'une théologie politisée

Message par Anne Geneviève »

Hélas, mon cher Claude, la "théologie de Jean de La Fontaine" (j'y pensais dès le début de votre message) n'est pas d'aujourd'hui même dans la Sainte Eglise. Quand j'en enseignais l'histoire, j'ai toujours prévenu mes étudiants qu'ils ne devaient pas s'attendre à ne contempler que des icônes ! Compromissions avec le pouvoir, compromissions du pouvoir avec telle ou telle hérésie, on en a même des échos dans les épîtres de saint Paul, ce qui ne nous rajeunit pas. J'ai toujours été frappée de la coexistence voire de l'entrelacs de sainteté et de crime qu'on retrouve en permanence, de siècle en siècle. Mais nous étions prévenus par la parabole du bon grain et de l'ivraie...
"Viens, Lumière sans crépuscule, viens, Esprit Saint qui veut sauver tous..."
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