Vénération du Saint Suaire de Turin

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Claude le Liseur
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Re: Vénération du Saint Suaire de Turin

Message par Claude le Liseur »

Amis sindonophiles, je viens de terminer un livre qui ne pourra que vous renforcer dans vos convictions :

Massimo Centini, Il volto di Dio, sous titré : Alla ricerca dei misteriosi ritratti di Cristo. Un'indagine tra Oriente e Occidente, tra fede e archeologia, Editions Servizi Editoriali, Gênes 2007, 208 pages.

A vrai dire le livre m'a beaucoup déçu. Je l'ai acheté en 2017 dans un kiosque à Gênes (les kiosques en Italie, contrairement à la France ou à la Suisse, continuent à vendre des livres, et souvent de qualité) peu de temps après avoir vénéré le Mandylion, conservé à l'église Saint-Barthélémy-des-Arméniens. J'étais attiré par la reproduction en couverture du Mandylion que je venais de vénérer, ainsi que par le bandeau qui proclamait: I segreti, i misteri e le rivelazioni del Santo Mandylion di Genova.

L'éditeur étant spécialisé dans l'histoire parallèle et le folklore de la Ligurie et du Piémont, il était inévitable que le livre fasse le lien entre les deux en parlant à la fois du Mandylion de Gênes et du Suaire de Turin, mais à ce point-là, c'est de l'esbrouffe publicitaire. En effets, quatre pages de texte et une illustration pleine page (pp. 14-19) sont consacrées au Mandylion de Gênes (il est vrai peu promu sur le plan touristique et commercial), et tout le reste concerne le Suaire de Turin. On n'en saura pas plus sur le Mandylion de Gênes, qui a pourtant fait l'objet d'études scientifiques complètes aujourd'hui introuvables, si ce n'est que les bandes de tissu à l'intérieur sont datées du Xe siècle, ce qui est tout de même l'époque à laquelle le Mandylion authentique a été rapporté d'Edesse à Constantinople en 944. En revanche, l'auteur est beaucoup plus prolixe pour attribuer au Suaire de Turin des propriétés qui n'ont jamais été observées ou confirmées, avec tous les clichés habituels (par exemple, qu'il aurait été impossible à un peintre du XIVe siècle de peindre une telle image, alors que le professeur Broch a parfaitement démontré le contraire; la datation au carbone 14 qui considère le Suaire comme un objet du XIVe siècle - c'est-à-dire, là encore, tout de même l'époque à laquelle il apparaît dans les sources historiques - aurait été faussée par les incendies subis par le tissu, etc.).

L'auteur évacue tous les problèmes que posent les sources historiques et liturgiques qui sont quand même assez précises à propos du Mandylion: la légende d'Abgar V le Noir est une invention postérieure pour justifier la présence du Mandylion à Edesse, où il aurait été apporté de Constantinople à l'époque de la persécution iconoclaste; tous les textes qui décrivent le Mandylion comme étant la sainte Face du Seigneur sont le fait de gens qui n'avaient rien compris, puisque le Mandylion n'était autre que le Suaire plié de façon à ne faire apparaître que le visage du Sauveur (avec schéma page 82), etc., etc. Ce qui ne nous explique en rien, dès lors, pourquoi la relique conservée à Gênes s'appelle le Mandylion et ne prétend rien montrer d'autre que le visage de NSJC.

Plus intéressant est l'effort d'interprétation pour essayer d'expliquer l'arrivée du Suaire à Lirey, en Champagne, où il apparaît pour la première fois en 1353. La thèse du livre est la suivante : le Suaire, c'est-à-dire le Mandylion déployé, tombe entre les mains des Croisés lors du sac de Constantinople en 1204. Il aurait été transféré à Athènes, ou les envahisseurs "catholiques romains" (i.e. franko-latins) avaient établi un pseudo- "duché d'Athènes" confié à la famille de la Roche, originaire de Bourgogne (et souvenons-nous qu'il y avait le Duché de Bourgogne, capitale Dijon, et la Comté de Bourgogne, capitale Besançon). Et de fait, Othon de la Roche, premier duc d'Athènes, était natif de Ray-sur-Saône en Franche-Comté. C'est donc cette relique, d'abord volée à Constantinople et un temps conservée à Athènes, que la famille de la Roche aurait offerte à la cathédrale de Besançon, sous la forme du fameux suaire de Besançon, qui aurait été reçu par l'évêque Amédée de Tramelai en 1208 (cf. page 122).
Vous me direz que la plupart des sources historiques font état du Saint-Suaire de Besançon, qui a fait l'objet d'ostensions, à partir de 1523 et jusqu'à sa destruction par les républicains français en 1794, mais notre auteur a une hypothèse qui résout tous les problèmes : le suaire de Lirey-Chambéry-Turin pourrait être le suaire de Besançon, qui aurait été volé par la famille de Charny lors de l'incendie de la cathédrale Saint-Etienne de Besançon en 1349. Le suaire "historique" de Besançon, "réapparu" en 1377, qui a fait l'objet d'ostensions à partir de 1522 ou 1523, et détruit en 1794, aurait été une copie des chanoines de la cathédrale de Besançon, probablement suite à la réapparition de leur suaire à Lirey. Ce qui ne m'explique pas pourquoi les chanoines de Besançon n'ont pas poursuivi en justice la famille de Charny pour récupérer leur suaire, si jamais le suaire de Lirey-Chambéry-Turin avait été un suaire conservé à Besançon de 1208 à 1349...

Comme il y a quand même une tradition qui prétend que le Mandylion aurait été vendu par l'empereur "latin" de Constantinople Baudoin II au roi de France Louis IX en 1248 et conservé à la Sainte-Chapelle de Paris où il aurait disparu lors de la Révolution française et qu'il faut absolument, pour la thèse du livre, que le Mandylion n'ait été que le suaire de Turin plié, notre sympathique auteur n'exclut pas non plus un passage par Paris, un passage par l'Allemagne, voire que cette insigne relique n'ait été autre que le mystérieux Baphomet adoré par les Templiers selon les actes du procès qui leur fut intenté par Philippe IV le Bel, roi de France, de 1307 à 1314, ceci au cas où le grand commandeur de Normandie Geoffroy de Charnay, brûlé vif à Paris le 18 mars 1314 en compagnie du dernier grand maître de l'Ordre du Temple Jacques de Molay, aurait été en fait de la même famille que celle qui fit apparaître le suaire actuel à Lirey en 1355, puisqu'au vu des incertitudes orthographiques de l'époque, Charnay et Charny pourraient être le même nom (page 103)... Comme hypothèse alternative, le Suaire de Lirey-Chambéry-Turin aurait bien été le Mandylion de la Sainte-Chapelle qui aurait été donné par le roi de France Philippe VI de Valois à Geoffroy de Charny, premier possesseur connu du Suaire de Turin, en raison de sa vaillance pendant la guerre de Cent Ans - laquelle commence effectivement en 1337, soit dix-huit ans avant l'apparition du Suaire à Lirey (p. 142).

On arrive ensuite à un problème intéressant. En toute objectivité, nous ne connaissons l'histoire de l'actuel Saint-Suaire de Turin qu'à partir de son apparition à Lirey en 1355. Or, le moins que l'on puisse dire, c'est que ladite apparition a fait scandale à l'époque, un scandale qui me paraît improbable si le Suaire avait été de manière évidente le Mandylion comme le prétend Centini. Ce point central est expédié en un seul chapitre (pp. 137-160). L'auteur rappelle honnêtement le mémoire de 1389 de l'évêque de Troyes, Pierre d'Arcis (en fonctions de 1378 à 1395), qui contient tout ce que nous savons sur l'apparition du Suaire de Lirey-Chambéry-Turin dans l'Histoire :
- entrée du suaire dans le patrimoine de la collégiale de Lirey vers 1355 ("il y a environ 34 ans", écrit Pierre d'Arcis), la collégiale elle-même ayant été fondée par Geoffrey Ier de Charny en 1349;
- interdiction du culte par un précédent évêque de Troyes, Henri de Poitiers (en fonctions de 1354 à 1370), convaincu de l'inauthenticité de la relique ;
- autorisation accordée aux Charny par le légat pontifical à la cours de Charles VI, Pierre de Thurey, de "conserver" le suaire dans la collégiale de Lirey.
S'ensuivit une énorme correspondance recensée par Monsieur Centini (p. 147):
a) lettre de l'antipape Clément VII à Geoffrey II de Charny du 28 juillet 1389;
b) mémoire de Pierre d'Arcis à Clément VII;
c)bulle de Clément VII du 6 janvier 1390;
d) lettre de Clément VII à Pierre d'Arcis du 6 janvier 1390;
e) lettre de Clément VII à l'official de Langres, à l'official d'Autun et à l'official de Chalons-sur-Marne, du 6 janvier 1390;
f) bulle de Clément VII du 1er juin 1390;
g) diverses correspondances moins importantes, dont une lettre de Charles VI.
On apprend au passage que les chanoines de Lirey avaient commencé en 1389 les ostensions du suaire, non seulement au mépris de l'interdiction du défunt évêque Henri de Poitiers, mais aussi sans l'accord des Charny, qui leur avaient confié l'objet sans pour autant leur donner l'autorisation de l'exposer.
Il y a évidemment dans tous ces documents des éléments qui sont assez gênants pour la thèse de Centini selon laquelle le suaire de Lirey-Chambésy-Turin serait l'authentique Mandylion rapporté d'Edesse à Constantinople en 944:
- personne, à aucun moment, ne fait le lien entre le suaire de Lirey et le Mandylion, pourtant connu dans ces contrées ne serait-ce que grâce à l'icône de la sainte Face de Laon, que Centini mentionne lui-même pp. 62-64 de son ouvrage ;
-les deux ordinaires diocésains, Henri de Poitiers et Pierre d'Arcis, qui se penchent sur la question, sont convaincus de l'inauthenticité du suaire;
- dans la lettre du 28 juillet 1389, l'antipape Clément VII qualifie le suaire de "Jhesu Christi figura seu rapresentatione" et qu'on ne devait pas le présenter aux fidèles comme le linceul qui aurait enveloppé le corps du Christ;
- dans sa lettre du 4 août 1389 à son bailli de Troyes, le roi de France Charles VI qualifie le suaire de Lirey de représentation du linceul authentique du Christ;
- Pierre d'Arcis mentionne que les chanoines de Lirey organisaient de fausses guérisons de faux malades pour assurer la promotion de leur suaire;
- enfin, Henri de Poitiers avait mené sa propre enquête et découvert le peintre qui avait peint l'image figurant sur le suaire de Lirey-Chambéry-Turin.

Bien entend, notre auteur a trouvé un moyen habile de ruiner ces objections : c'est Pierre d'Arcis qui est un menteur. Les relations entre Henri de Poitiers et la famille de Charny auraient été excellentes, puisqu'il aurait envoyé à Geoffrey Ier de Charny une lettre d'approbation de la fondation de la collégiale de Lirey le 28 mai 1356 (encore que Centini n'exclut pas, p. 157, que Henri de Poitiers ait pu avoir réservé son ire aux chanoines de Lirey, et que, pour ma part, je fais remarquer que rien n'exclut que l'enquête ait été menée par Henri de Poitiers dans le deuxième semestre de 1356 plutôt qu'en 1355). Le peintre qui aurait réalisé l'image de Lirey n'est jamais nommé et n'apparaît que dans le mémorial de Pierre d'Arcis (il me semble pourtant que beaucoup de peintures de cette époque nous sont parvenues sans qu'on connaisse le nom de leur auteur).
Les péripéties se poursuivent au siècle suivant, puisque l'on apprend que Marguerite de Charny, fille de Geoffroy II, fit don à la maison de Savoie du Suaire dont elle n'était même pas la propriétaire, puisque les chanoines de Lirey l'avaient seulement confié aux Charny en 1418, d'où une suite de procès ayant opposé les chanoines de Lirey à Marguerite de Charny (sentences du tribunal de Dôle du 8 mai 1443 et du 28 octobre 1449, jamais suivies d'effet). La donation à la maison de Savoie est intervenue en 1453, après une ostension sur la plaine de Plainpalais à Genève dans la deuxième quinzaine de février 1453 (p. 164), ce qui ne manque pas de sel quand on sait à quel point Calvin, dans son Traité des reliques de 1543, devait attaquer l'authenticité du Suaire de Lirey-Chambéry-Turin, alors conservé à Nice. (La plaine de Plainpalais est aujourd'hui connue par son marché aux puces et par la présence du cirque national suisse Knie, trois semaines par an à la fin du mois d'août.)


Notons tout de même que cette Marguerite de Charny, morte en 1460, se trouvait être depuis 1438 la veuve d'un Humbert de Villersexel, comte de La Roche. Ce qui explique le retour du suaire dans la juridiction de Dole et Besançon alors qu'il était au XIVe siècle dans la juridiction de Troyes. Ce qui m'incite aussi au plus grand scepticisme quant à la thèse selon laquelle le suaire de Lirey aurait été une relique tombée entre les mains d'Othon Ier de La Roche, premier "duc d'Athènes", après le sac de 1204 et confié au siège de Besançon en 1208 : tout ce que nous savons du Saint-Suaire à partir de son apparition dans l'Histoire, en 1355, le relie à la famille de Charny et à la Champagne. La dernière héritière des Charny ayant épousé un La Roche chez qui elle conservait le suaire de Lirey, n'aurait-il pas été tentant, au XVe siècle, de créer au suaire de Lirey une préhistoire qui se passait précisément au sein de la famille de la Roche et en Franche-Comté ? Et, dans ce cas, le Saint-Suaire de Besançon, objet d'ostensions à partir de 1523, aurait-il vraiment été une copie de 1377 d'un précédent suaire de Besançon disparu en 1349 ?

Bien entendu, à ce stade, si vous avez des doutes sur les thèses du livre, qui font du Suaire de Turin, mentionné dans aucune source liturgique, le Mandylion déplié,qui serait passé par Athènes, l'Allemagne, Besançon, la Sainte-Chapelle et les Templiers, doué du don d'ubiquité puisqu'au milieu du XIIIe siècle il se serait trouvé à la fois à la Sainte-Chapelle de Paris, à la cathédrale Sainte-Etienne de Besançon et chez les Templiers, avant d'apparaître en 1355 à Lirey où l'évêque de Troyes Pierre d'Arcis aurait conclu à son inauthenticité en tant que relique et au fait qu'il aurait été une peinture contemporaine parce qu'il était jaloux des chanoines de Lirey, l'auteur sait comment vous qualifier : vous faites partie des "nemici della reliquia" (p. 172), qui furent encore nombreux aux XVIe et XVIIe siècles, bien que le pape Jules II ait tenté de les faire taire en instaurant, par bref du 21 avril 1506, une commémoration liturgique du Suaire fixée au 4 mai, et que le pape Clément VII de Médicis ait proclamé l'authenticité du Suaire à la demande de la maison de Savoie, qui le possédait depuis 1453, par bref du 28 avril 1533.

A partir de ce moment, l'histoire officielle du Saint-Suaire est bien connue : Chambéry de 1453 à 1536, Nice de 1536 à 1543, Chambéry de 1543 à 1578, Turin depuis 1578, l'ex-roi Humbert II d'Italie en ayant fait don au Saint-Siège en 1983.

Tout le monde sait que la chapelle ducale de Chambéry, où le suaire de Lirey était conservé depuis 1502, a brûlé dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532 et que les pieuses clarisses de Chambéry ont recousu les morceaux du suaire qui étaient partis en flammes. On sait aussi que l'incendie de 1532 est aussi le principal argument pour contester la datation au carbone 14 de 1988-1989 qui a fixé l'origine du Suaire au XIVe siècle (c'est-à-dire précisément au moment où il est apparu dans les sources historiques !) et non pas à l'époque du Sauveur. On sait moins que, suite à une ostension manquée qui aurait dû intervenir le 4 mai 1553, le bruit a couru que le suaire de Lirey avait été entièrement détruit dans l'incendie de 1532, ou que l'incendie de la chapelle avait permis de couvrir un vol commis à l'instigation de la duchesse Béatrice, qui aurait permis le transfert du suaire en Espagne, toutes choses que Centini vous apprend à la page 175, et qui n'est pas sans rappeler la théorie du vol commis lors de l'incendie de la cathédrale Saint-Etienne de Besançon en 1349. Faut-il y voir l'origine du suaire d'Oviedo, dans les Asturies, quoique Centini nous explique que le Saint-Suaire d'Oviedo y est vénéré depuis le XIe siècle, et qu'il ne servira à rien de la dater au carbone 14, puisqu'il a été endommagé lors de la révolte des Asturies en 1934 (p. 69)?

Une chose me frappe dans l'histoire connue du Saint-Suaire: plus grand est le prestige de son propriétaire, moins l'authenticité est contestée. Lorsqu'il apparaît à Lirey, modeste village de Champagne, en 1355, propriété de la famille de Charny confiée aux chanoines de la collège de Lirey, l'ordinaire du lieu conclut à une fraude et interdit le culte. Lorsque la propriété passe à la maison de Savoie, maîtres de Nice et du Piémont et future maison royale d'Italie, le pape lui-même se rallie à l'authenticité et institue une commémoration liturgique dudit suaire. Maintenant qu'il est propriété du Saint-Siège, on peut se demander si le temps ne viendra pas où tout chrétien devra croire à l'authenticité du suaire de Lirey-Chambéry-Turin, et pourquoi pas à son ubiquité.

Ce livre fort intéressant, et qui mériterait d'être traduit en français, me laisse toutefois sur sa faim: si le Saint-Suaire de Turin est le Mandylion d'Edesse que les Byzantins, dans leur bêtise, auraient pris pour une représentation du seul visage du Sauveur parce qu'ils ne comprenaient pas que c'était un linceul plié en quatre ou en huit, alors qu'est-ce que le Saint Mandylion de Gênes, que j'ai vénéré en l'église Saint-Barthélémy-des-Arméniens un jour de juillet 2017 ? Car, et c'est là l'origine de la déception que j'évoquais au début de cette recension,je suis arrivé au terme de cette lecture sans savoir rien de plus sur les "segreti, misteri e rivelazioni del Santo Mandylion di Genova"...
Claude le Liseur
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Re: Vénération du Saint Suaire de Turin

Message par Claude le Liseur »

Une autre chose me frappe encore et ce sera là ma conclusion: en refermant ce livre, je me rends compte à quel point le sac de Constantinople en 1204, par la IVe Croisade, a été une catastrophe dont le christianisme ne s'est toujours pas entièrement relevé.

Depuis le fait de civilisation (la destruction de la civilisation chrétienne orthodoxe par la barbarie pseudo-chrétienne) jusqu'à des points plus anecdotiques qui parsèment le livre de Massimo Centini. Car enfin, chaque fois qu'une relique, vraie ou fausse, apparaît en Europe occidentale, on la relie au pillage de la lipsanothèque impériale et des églises de Constantinople en 1204. Toutes les questions que posent le livre de M. Centini (qu'était le Mandylion d'Edesse et où a-t-il fini ? provenance du Mandylion de Gênes, du suaire d'Oviedo, du voile de Manoppello, du suaire de Lirey-Chambéry-Turin ? icônes ou reliques ? identité de tel objet avec tel autre objet ?) ne se poseraient pas si la Ville gardée de Dieu de Constantinople n'avait pas été violée par les barbares croisés en 1204, et si les reliques et les icônes étaient restées, correctement inventoriées, chez leurs gardiens légitimes.
Claude le Liseur
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Re: Vénération du Saint Suaire de Turin

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : sam. 29 mai 2010 14:07

Alors, comme dit chez nous La Moquerie savoyarde, et la morale de mon histoire répondra à la morale de votre histoire:

Quand lo moqu aran moqua
Et lo moqua seront moqua,
Lo moqua seren en guoguete
Et lo moqu seren en moquete.



Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire (...)

La Bruyère, Caractères, I, 65, Des ouvrages de l'esprit.
Claude le Liseur
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Re: Vénération du Saint Suaire de Turin

Message par Claude le Liseur »

Olivier a écrit : jeu. 15 juil. 2010 16:30

Les scientifiques sont sûrs à 99,9% que le Suaire est vrai qu'un homme mort au premier siècle fut couvert par lui. Après, je vous laisse les 0.1% sur la foi en Jésus-Christ ou pas, dans le Saint Suaire.
Voici une affirmation qui continue de m'interpeller tant d'années après.

Les scientifiques seraient donc sûrs à 99,9% que le Suaire de Turin serait vrai. Cette affirmation se comprend semble-t-il comme voulant dire que "100% des scientifiques estiment qu'il y a 99,9% de probabilités que le suaire de Turin soit vrai".

Première question : qui sont les "scientifiques" ? Qu'est-ce qui définit un scientifique ? Une fois défini ce qu'est un scientifique, de quel groupe de scientifiques parle-t-on ? Tous les scientifiques du monde ? Tous les scientifiques ayant étudié le suaire de Turin, y compris ceux ayant conclu à un objet du XIVe siècle ? Tous les scientifiques ayant étudié le suaire de Turin et ayant conclu à son authenticité ?Un échantillon de scientifiques ? Choisi comment ? Au sein de quel groupe ?
En disciple (attardé) de Paul Valéry, je demande des preuves. (Vous vous souvenez sans doute de ce qu'écrivait Paul Valéry dans Monsieur Teste : "Entre les hommes il n'existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu'on se doit. Si l'on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué et qu'on va vous faire obéir par tous les moyens.")
Affirmation: les scientifiques sont sûrs à 99,9% que le suaire de Turin serait vrai.
Puisqu'on me parle de scientifiques et de science, j'applique donc la démarche scientifique de base et je pose les questions usuelles en matière de distributions d'échantillonnage. Comme je ne suis très intelligent, ni très original, je suis pas à pas la méthode telle qu'elle est expliquée dans un ouvrage de base conçu pour les étudiants (on est étudiant toute sa vie, et puis, comme je suis cartésien, j'aime suivre une méthode), par exemple, Jean-Louis Boursin, Comprendre les Probabilités, Armand Colin, Paris 1989, pp. 99 ss. :
-comment est constitué l'échantillon des scientifiques qui ont dit qu'ils sont sûrs à 99,9% que le suaire de Turin est authentique ?
- quels sont les aspects qui font que cet échantillon ressemble à la population dont il est extrait (les "scientifiques"): moyenne ? variance ? fonction de répartition ? quantiles ?
-quel est l'estimateur?


Deuxième question: à quoi correspond l'affirmation d'une "certitude à 99,9%" ?
Je sais qu'en langage journalistique on adore les "certitudes à 99,9%".
Très bien. Parlons concret. Sachant que 0,2% des femmes enceintes sont porteuses du virus VIH, un test de dépistage du VIH fiable à 99% (sensibilité de 99% et spécificité de 99%; 1% de faux négatifs, 1% de faux positifs) qui aboutit à un résultat positif se trompe dans 83% des cas. La simple logique permet de le comprendre. Pour la vraie mathématique et le calcul sur la base du théorème de Bayes, cf. Pierre Spagnou, Raisonnez probabilités sans vous faire piéger, Ellipses, Paris 2019 (1re édition 2012), pp. 26-29.
Donc "le test est sûr à 99% que vous êtes séropositive" se traduit par "vous avez en réalité 17% de risques d'être séropositive et il y a, heureusement, 83% de chances que le test se soit trompé".
Voici pour les certitudes à 99%, 99,9% et 99,99% et ainsi de suite.
Je suis dès lors en droit, après avoir obtenu une réponse à la première question à travers ses sous-questions (comment a été déterminé l'échantillon des scientifiques qui ont affirmé leur certitude à 99,9% que le suaire de Turin était vrai ?, et dans quelle mesure cet échantillon est-il représentatif de l'ensemble de la population concernée ?), de demander une réponse à la deuxième question, qui se décompose elle-même en deux sous questions (quels sont les calculs, sur la base de quels tests, qui ont amené les scientifiques cités à déterminer une "certitude" de 99,9% plutôt que de 99% ou de 99,99% ? et quelle est la probabilité que le linceul de Turin soit un faux malgré la certitude à 99,9% qu'il soit vrai, compte tenu de (a) l'ensemble de la population des linceuls ayant été, à un moment dans l'Histoire, présenté comme l'authentique linceul du Seigneur, (b) de la sensibilité du test, c) de la spécificité du test ?).


Troisième question: un historien qui a fait des études très difficiles qui lui ont appris à travailler sur les sources primaires, à déchiffrer et traduire de vieux manuscrits en latin médiéval, est-il réellement moins un scientifique qu'un biologiste ou un physicien ? La "certitude à 99,9%" des scientifiques que le suaire de Turin est celui qui a enveloppé le corps du Sauveur est-elle suffisante pour infirmer la masse de documents publiée par Ulysse Chevalier ou Andrea Nicolotti concluant à l'inauthenticité du suaire de Turin (et, dans le cas de Nicolotti qui y a consacré un autre livre, à celle du suaire de Besançon) ? En d'autres termes, les scientifiques, dans leur certitude à 99,9% de l'authenticité du suaire de Turin (après avoir évidement écarté les mauvais, faux scientifiques, qui en 1988 ont conclu à l'inauthenticité), peuvent-ils vraiment infirmer le témoignage de l'évêque de Troyes, contemporain de l'apparition du suaire à Lirey, et qui, non seulement concluait à l'inauthenticité, mais expliquait même que l'on avait entendu le peintre qui avait peint l'image à la demande des chanoines de Lirey ?
C'est tout le problème de Michel Chasles, grand mathématicien s'il en fut, achetant à Vrain-Lucas une lettre écrite en vieux français par Marie-Madeleine à Lazare le Ressuscité. Le scientifique Chasles avait la certitude à 100% de son authenticité, là où les historiens disaient qu'une telle lettre ne pouvait pas avoir existé, le vieux français n'ayant été attesté que huit siècles après la ressuscitation de Lazare. Oui, grande question, que peuvent les maigres connaissances des historiens, leurs chronologies, leur logique banale sur le possible et l'impossible, face à des scientifiques porteurs d'une certitude à 99,9% ?
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Re: Vénération du Saint Suaire de Turin

Message par samjavvat »

@ Claude

Peu importe 99% ou 75%, ce qui compte, c'est le faisceau d'indices qui va en faveur de l'authenticité.
Le tissu lui-même, tel qu'il est tissé, témoigne d'une manière de tisser antique, typique du Proche-Orient, et non médiévale en Occident - comment voulez-vous qu'à Lirey on ait pu au XIVe siècle imiter le tissage antique en Palestine? L'iconographie du Christ au tombeau témoigne aussi, comme je l'ai montré dans de nombreux messages.

Le seul indice qui va contre l'authenticité, c'est le fameux test au carbone 14. Or c'est bien peu au final, car ce test a été réalisé de manière non scientifique.
Aucun scientifique ne peut assurer que l'échantillon testé était le bon, car ce ne sont pas les scientifiques qui ont emballé les échantillons, mais le cardinal Ballestrero, sans caméra. Personne ne peut authentifier cet aspect du test. Vous qui êtes cartésiens, cela devrait vous questionner, non?

Par ailleurs, un des témoins tests du Linceul (le 2e), donne précisément environ 24 après J.C. (avec une marge d'erreur de +/-20 ans).

A l'époque des tests, l'église catholique était très gênée par ces tout le tapage médiatique autour de l'étude scientifique du suaire. Une manière d'y couper court, était simplement d'avoir une datation qui stoppe l'étude dérangeante du suaire.
Ainsi, plus aucun historien/théologien actuel n'ose s'occuper du suaire comme d'un témoignage historique. La datation au carbone 14 a disqualifié la relique définitivement, bien que les conditions de distribution des échantillons du test aient été invérifiables.
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Re: Vénération du Saint Suaire de Turin

Message par Claude le Liseur »

samjavvat a écrit : jeu. 31 oct. 2019 11:29
Aucun scientifique ne peut assurer que l'échantillon testé était le bon, car ce ne sont pas les scientifiques qui ont emballé les échantillons, mais le cardinal Ballestrero, sans caméra. Personne ne peut authentifier cet aspect du test. Vous qui êtes cartésiens, cela devrait vous questionner, non?

Vous connaissez sans doute le mot de Fontenelle: "Il faut admirer toujours Descartes, et le suivre quelquefois." Disons juste que je l'admire toujours, et que je le suis souvent.
Claude le Liseur
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Re: Vénération du Saint Suaire de Turin

Message par Claude le Liseur »

En relisant le Gargantua de Rabelais, je me suis rendu compte pour la première fois qu'il y était question de suaire de Chambéry (supposé être le même suaire que le suaire de Lirey et le suaire de Turin).

Dans le chapitre XVII, qui décrit le combat entre frère Jean des Entommeures et les soldats de Picrochole dans le clos de l'abbaye de Seuillé, François Rabelais écrit ce qui suit (in François Rabelais, Les cinq livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel. Edition intégrale et bilingue, édition sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard avec la collaboration de Mathilde Bernard et Nancy Oddo, traduction en français moderne par Marie-Madeleine Fragonard, Quarto, Gallimard, Paris 2017, page 284) :
Les ungs se vouyent à sainct Jacques. Les autres au sainct Suaire de Chambery, mais il brusla troys moys après si bien qu'on n'en peut saulver un seul brin.
La traduction en français moderne en face est une traduction pour le moins infidèle:
Les uns se vouent à saint Jacques, les autres au saint Suaire de Turin -, mais il brûla trois mois après si bien qu'on n'en put sauver un seul brin.
Faut-il en déduire que le suaire de Turin est comme le pape de Rome - qu'il jouit d'un tel statut de vénération dans la société européenne contemporaine qu'il paraît normal, sous prétexte de traduction, d'inventer un autre texte que celui de l'auteur?

En effet, Rabelais écrit bien qu'il y avait un saint suaire à Chambéry et qu'il a brûlé entièrement. Il n'a pas l'air d'avoir connaissance de la réapparition de ce suaire à Turin. Traduire "sainct Suaire de Chambery" par "saint Suaire de Turin", c'est non seulement faire dire à Rabelais ce qu'il n'a pas dit, mais c'est l'enrôler, au moins de manière indirecte, pour la cause sindonophile, et c'est surtout aboutir à un contresens total: Rabelais évoque bien un incendie qui eut lieu à Chambéry et pas à Turin, et il s'agit évidemment de l'incendie qui eut lieu dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532.

Or, j'avais écrit dans mon message du 22 septembre 2019 dans lequel je faisais la recension du livre de Massimo Centini Il volto di Dio que certains, au XVIe siècle, ont cru que le suaire de Chambéry avait entièrement brûlé:
Tout le monde sait que la chapelle ducale de Chambéry, où le suaire de Lirey était conservé depuis 1502, a brûlé dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532 et que les pieuses clarisses de Chambéry ont recousu les morceaux du suaire qui étaient partis en flammes. On sait aussi que l'incendie de 1532 est aussi le principal argument pour contester la datation au carbone 14 de 1988-1989 qui a fixé l'origine du Suaire au XIVe siècle (c'est-à-dire précisément au moment où il est apparu dans les sources historiques !) et non pas à l'époque du Sauveur. On sait moins que, suite à une ostension manquée qui aurait dû intervenir le 4 mai 1553, le bruit a couru que le suaire de Lirey avait été entièrement détruit dans l'incendie de 1532, ou que l'incendie de la chapelle avait permis de couvrir un vol commis à l'instigation de la duchesse Béatrice, qui aurait permis le transfert du suaire en Espagne, toutes choses que Centini vous apprend à la page 175, et qui n'est pas sans rappeler la théorie du vol commis lors de l'incendie de la cathédrale Saint-Etienne de Besançon en 1349. Faut-il y voir l'origine du suaire d'Oviedo, dans les Asturies, quoique Centini nous explique que le Saint-Suaire d'Oviedo y est vénéré depuis le XIe siècle, et qu'il ne servira à rien de la dater au carbone 14, puisqu'il a été endommagé lors de la révolte des Asturies en 1934 (p. 69)?

Or, ce que nous apprend ce passage de Rabelais, que je n'avais jamais remarqué lors de mes deux précédentes lectures de Gargantua, c'est que l'on pensait que le suaire de Lirey-Chambéry avait bel et bien brûlé en 1532, et cela longtemps avant l'ostension manquée qui n'eut pas lieu le 4 mai 1553. Déjà pour la simple et bonne raison que Rabelais, mort en mars 1553, ne pouvait savoir que l'ostension du 4 mai suivant n'aurait pas lieu. Mais aussi parce que si le Gargantua a connu treize ou quatorze éditions du vivant de l'auteur entre 1534 (ou 1535) et 1553, le texte choisi dans cette édition est celui de 1542.

Cela veut dire qu'en 1542, dix ans après l'incendie de la chapelle ducale de Chambéry, mais aussi onze ans avant l'ostension manquée de 1553 qui, selon Centini, aurait fait naître des doutes sur la survie matérielle du suaire de Chambéry, un auteur aussi connu que Rabelais (car il était très connu de son vivant; il avait parmi les plus gros tirages de l'époque) pouvait écrire ce qu'il serait impossible d'écrire de nos jours, sous peine de passer pour un ennemi de Dieu, à savoir que le suaire de Chambéry avait entièrement brûlé dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532 et qu'on n'avait rien pu en sauver. Rabelais et ses contemporains auraient sans doute été très étonnés d'apprendre la réapparition du suaire de Chambéry à Turin en 1578.

Mais il est vrai qu'en 1578, il s'était peut-être écoulé suffisamment de temps depuis 1532 (surtout à l'aune de l'espérance de vie de l'époque), pour que plus personne ne se souvînt que la nouvelle avait couru que le suaire de Chambéry avait entièrement brûlé sans qu'on pût en sauver quoi que ce soit?
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