Où l'on reparle des Arméniens orthodoxes...

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Claude le Liseur
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Où l'on reparle des Arméniens orthodoxes...

Message par Claude le Liseur »

Nous avons eu l'occasion à plusieurs reprises sur ce forum de parler des Dzaïths ( cayt' en translittération scientifique, vraisemblablement ծայթ en arménien, Τζᾱτοι dans les textes grecs médiévaux, et tzaït selon la prononciation française la plus approchante) , c'est-à-dire de ces Arméniens qui avaient adopté la foi orthodoxe tout en conservant certaines pratiques liturgiques communes avec les monophysites, notamment ici:

viewtopic.php?f=1&t=2099&p=16862


On se souvient que quelques lignes que collées ici sur le rôle des Dzaïths dans la fondation du monastère athonite de Vatopédi avaient été copiées sans vergogne pour un article du Wikipédia francophone:

viewtopic.php?f=1&t=2086&p=16752

Toutefois, dans toutes les sources dont je disposais, le phénomène des Arméniens chalcédoniens était évoqué aux Xe et XIe siècles, au XIIe siècle au plus tard, et semblait avoir été éliminé par la répression vigoureuse menée par le catholicossat arménien et le bras séculier. A peine avais-je trouvé trace, chez l'historien turc Akgönul, de l'existence possible d'un groupe de 3'000 Arméniens parmi les 120'000 orthodoxes qu'Istanbul comptait encore vers 1930. Je m'étais interrogé sur la possibilité d'une survie des Tzatoi des textes grecs médiévaux jusqu'à une époque aussi récente.

La réponse à cette question m'a été donnée de manière fortuite, et ce grâce à une heureuse initiative du patriarcat de Constantinople qui n'est pourtant pas très enclin à rappeler aux Arméniens qu'ils pourraient nous rejoindre.

En effet, depuis quelques mois, le Patriarcat œcuménique a ouvert à Chambésy, dans le canton de Genève, un musée d'art chrétien. Le 8 avril dernier, une plage de liberté dans mon emploi du temps m'a permis de faire une visite rapide de ce nouveau musée, qui héberge jusqu'à la fin du mois de juin deux expositions, dont l'une est consacrée à des photographies prises au Sinaï dans les années 1930 par le photographe suisse Fred Boissonas et dont l'autre est consacrée à des trésors d'art sacré sauvés et transportés en Grèce par les orthodoxes expulsés d'Anatolie et de Thrace orientale par les kémalistes en 1922-1924.

Je dois dire qu'en dehors de la qualité artistique et liturgique des objets exposés, la visite m'a surtout été utile grâce aux informations qui accompagnaient les vitrines de l'exposition sur les trésors sauvés lors de la Catastrophe d'Asie mineure.

Une section de cette exposition était consacrée aux orthodoxes de la région du Pont - en gros l'ancien empire de Trébizonde conquis par les Ottomans en 1461. Les informations données dans cette exposition expliquaient que, en dehors des villes portuaires bien connues de Trébizonde et de Sinope, les orthodoxes du Pont jouaient un rôle important pour le sultan, car ils étaient spécialisés dans les mines et la métallurgie. Les villages miniers peuplés de chrétiens orthodoxes bénéficiaient donc d'une relative tolérance et d'une relative autonomie. Les sultans étant trop intelligents - contrairement à leurs successeurs les Jeunes-Turcs du comité Union et Progrès - pour se priver de sujets dont les compétences étaient aussi lucratives, les choses se passaient bien, dans ces villages miniers, tant que les impôts étaient payés.

L'exposition mentionnait aussi que ces villages avaient essaimé en Géorgie, pays orthodoxe libre où l'on avait fait appel à leurs compétences de mineurs. Je compris ainsi l'origine de cette communauté de mineurs grecs de Géorgie, qui fut, au XVIIIe siècle, dotée d'un évêque responsable (l'un de ces évêques fut canonisé).

Mais le plus intéressant pour moi fut de tomber sur une vitrine rassemblant des objets liturgiques emportés dans l'exil par les habitants d'un de ces villages de mineurs de la région du Pont, Vank, dont il était indiqué qu'il avait la particularité d'être un village... d'Arméniens orthodoxes.

AInsi, ces fameux et insaissisables Dzaiths, dont je cherchais la trace en vain depuis des années, je les voyais apparaître à travers leurs trésors les plus sacrés! Ces Arméniens chalcédoniens que je croyais disparus vers le XIIe siècle, j'apprenais qu'ils avaient encore au moins un village, à l'abri des montagnes du Pont, où ils existaient, en groupe bien défini, au XVIIIe siècle!

S'il y avait encore des groupes d'Arméniens orthodoxes ayant conservé leur langue et la conscience d'appartenir à une ethnie différente de leurs coreligionnaires de langue grecque ou turque vers 1750, rien n'exclut que certains aient survécu jusqu'à la Catastrophe. Rien n'exclut non plus que certains aient, au fil des générations, émigré vers la capitale. Je crois donc désormais possible que les 3'000 Arméniens orthodoxes évoqués, avec beaucoup d'interrogations et de réserves, par Akgönul à propos de l'Istamboul de 1930, aient bien été des Dzaiths, pleinement arméniens et pleinement orthodoxes.
Claude le Liseur
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Re: Où l'on reparle des Arméniens orthodoxes...

Message par Claude le Liseur »

Le 21 juillet 2019, j'ai vu, à côté de la cathédrale du nouveau diocèse orthodoxe de Sotchi, en Russie, un hospice pour vieillards nécessiteux qui étaient en construction, avec deux grands panneaux en russe et en anglais qui racontaient l'histoire de cet établissement. (La cathédrale se trouve en fait dans à Adler, quartier de l'aéroport, de la gare et du village olympique, à deux pas de la frontière avec l'Abkhazie; caractère olympique oblige, les inscriptions bilingues russe-anglais sont omniprésentes dans ce quartier; heureusement, l'anglais disparaît dès qu'on est dans le centre-ville.)

J'ai photographié le panneau en anglais, qui indiquait que le terrain sur lequel se construisait cet hospice avait été donné au prêtre orthodoxe Flavien Osolkov par la famille Tatouyan.

Le panneau proclamait:

The Tatuyans have lived in Sochi since 1915, they come from the Trapezuntine Orthodox Armenians, who traditonally lived in the historical lands of Byzantium !


Ma traduction:

Les Tatouyan habitent à Sotchi depuis 1915. Ce sont des descendants des Arméniens orthodoxes de Trébizonde, qui vivaient traditionnellement dans les terres historiques de Byzance!

Je retrouvais mes chers Dzaiths, mes chers Arméniens chalcédoniens, et je continuais à accumuler les surprises. Je savais depuis 2011 qu'ils avaient au moins un village dans le Pont au XVIIIe siècle, et voilà que je découvrais qu'il en existait encore quelques familles au début de la première Guerre mondiale!
Claude le Liseur
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Re: Où l'on reparle des Arméniens orthodoxes...

Message par Claude le Liseur »

Je me permets d'attirer l'attention sur un article que j'ai trouvé sur Internet et qui avait échappé jusque là à mon attention, consacré aux Arméniens orthodoxes, "Le choix de la foi chalcédonienne chez les Arméniens", par Isabelle Augé, publié à l'origine par les Cahiers d'étude du religieux, n° 9 de 2011.

https://journals.openedition.org/cerri/871


1 Pour comprendre notre propos, il convient tout d’abord de faire, en introduction, quelques rappels généraux concernant l’apparition d’une Église arménienne distincte de l’Église universelle, possédant ses propres définitions théologiques et ses propres rites. Si le pourquoi de la séparation en fait pas mystère -il s’agit du rejet, par les Arméniens, des décisions prises lors du concile de Chalcédoine en 451, ce qui explique que l’on désigne l’Église arménienne comme étant non-chalcédonienne ou, mieux, préchalcédonienne, la date de celle-ci, par contre, est l’objet de nombreux débats entre historiens1. Pour résumer à grands traits, il est possible d’avancer une rupture de fait dès la première moitié du VIe siècle, alors que la condamnation formelle du concile de Chalcédoine apparaît dans les textes en 607 lors d’un synode tenu dans la ville de Dwin, à l’occasion de l’élection du catholicos Abraham Ier. Dès lors, la situation est fluctuante, au gré des vicissitudes politiques ; selon les périodes, les catholicos arméniens, garants de la foi, se rapprochent des Grecs, cherchant le compromis, ou, au contraire, s’en éloignent.

2 Alors que l’Arménie est passée sous domination arabe (au début du VIIIe siècle, dans le cadre de la province d’Arminîya incluant, outre l’Arménie proprement dite, l’Ibérie et l’Ałuanie), le catholicos Yovhannēs III (717-728 ), surnommé le philosophe, obtient du califat la reconnaissance officielle de son Église et mène une action efficace pour fixer le dogme et codifier la liturgie, ceci dans le cadre du synode de Dwin, en 719, puis de celui de Manazkert, qu’il réunit de concert avec les Syriaques en 7262. Sur le plan liturgique, il s’efforce en particulier d’harmoniser les pratiques, des influences grecques se faisant sentir, de manière plus ou moins forte, dans certaines régions, alors que sur le plan dogmatique, il adopte, aidé par le synode, une position que l’on peut qualifier d’antichalcédonisme modéré3. Dès lors, les Arméniens professant la foi chalcédonienne se placent, de facto, hors de l’Église officielle. C’est cette communauté que nous nous proposons d’étudier en tentant de brosser, en premier lieu, un tableau de ses différentes implantations géographiques, qui varient en fonction de la situation « géopolitique », en insistant ensuite sur son importance sur les plans numérique, mais aussi culturel et politique, avant d’aborder, pour finir, les réactions des milieux que l’on pourrait appeler milieu de départ, arménien, et milieu d’arrivée, grec.


3La première chose à souligner, pour commencer la présentation géographique des communautés chalcédoniennes, est le caractère très lacunaire des sources ; quelques mentions dans les chroniques, quelques allusions dans les colophons de manuscrits, quelques échanges épistolaires au ton polémique et quelques œuvres d’art conservées, toutes sources sur lesquelles nous reviendrons longuement dans les deux parties qui suivent, voilà la maigre moisson qui se présente à l’historien en quête de renseignements sur cette communauté4. Il déplore ainsi d’autant plus la disparition de la troisième partie de l’œuvre de l’évêque Uxtanēs qui présentait, à la fin du Xe siècle, d’après ce qu’en dit l’auteur lui-même dans son introduction, le baptême de ces Arméniens chalcédoniens et surtout, une section historico-géographique dans laquelle il décrivait les cantons, les villes, les villages, les forteresses et les monastères dans lesquels ils étaient présents5. Essayons toutefois, malgré cette perte, de dresser un tableau qui, de fait, restera bien impressionniste.


4Les Arméniens chalcédoniens apparaissent dans les sources de manière massive, surtout à partir de la seconde moitié du Xe siècle, lorsque le catholicos Anania Mok‘ac‘i (943-967) entreprend de mener une large politique de répression à leur encontre. Ils semblent alors surtout implantés dans la province du Siwnik‘, dont le métropolite, un certain Yakob (918-919) professe ouvertement la foi chalcédonienne avec l’appui total de la population. Toute la province semble gagnée si l’on en croit les propos du catholicos Anania qui présente la situation au roi Abas Bagratuni en ces termes ; « Cette secte ronge comme un cancer le pays d’Arménie et elle s’est répandue partout »6. Le métropolite de Siwnik‘ semble influencé dans sa démarche par le catholicos des Ałuank‘ qui, à cette date là, ne dépend plus, comme c’était le cas auparavant, du catholicos d’Arménie, en particulier pour sa désignation. A côté de ces deux foyers, la zone frontière entre l’Arménie et l’Empire byzantin est également un lieu privilégié d’implantation des Arméniens chalcédoniens, en particulier dans les provinces du Tarōn et du Tayk‘.

5L’avancée des Byzantins sous les glorieux règnes des empereurs macédoniens, qui entreprennent une reconquête des territoires perdus par l’Empire à l’Est, change ensuite radicalement la donne. Nombre d’Arméniens chalcédoniens situés sur la frontière passent alors sous domination byzantine ; c’est le cas, notamment, de ceux de la province du Tarōn, annexée par l’Empire, en 966, sous le règne de Nicéphore Phocas. Maîtres d’Ani, capitale du royaume arménien, en 1045, les Byzantins ne savent toutefois pas garder l’avantage dans la région qui souffre bientôt des invasions des Turcs saldjoûkides qui s’emparent eux-mêmes d’Ani dès 1064. Dès lors, les Arméniens chalcédoniens se divisent en trois groupes ; un premier groupe demeure en Arménie, un second groupe descend vers la Cilicie où nombre d’Arméniens se sont déjà réfugiés, alors que le troisième gagne les régions occidentales de l’Empire, à savoir la capitale, Constantinople, mais aussi les Balkans7.


6Pour ce qui concerne l’Arménie à proprement parler, les Arméniens chalcédoniens se retrouvent surtout dans la partie septentrionale de celle-ci, sous suzeraineté théorique des Géorgiens qui ont toujours gardé leur fidélité envers la foi chalcédonienne. En effet, les rois de Géorgie ont opposé une plus grande résistance aux Turcs que les Byzantins ou les Arméniens et, sous les règnes brillants de David III (1089‑1125), Giorgi III (1156‑1184 ) et de la reine Thamar (1184‑1213 ), ils parviennent à s’imposer en Géorgie, mais également à libérer toute l’Arménie du Nord. Ils installent alors à la tête de cette région les membres d’une grande famille arménienne actifs à la cour de Géorgie, les frères Iwanē et Zakar‘ē8. Dans cette principauté des Zak‘arian se trouvent des monastères fortement influencés par la foi chalcédonienne ; certains lieux même, appartenant auparavant aux Arméniens, sont devenus proprement chalcédoniens ; c’est le cas par exemple du monastère de Płnjahank, appelé également Axt‘ala, situé dans le royaume de Loùē9. Ce monastère devint, en 1180, propriété d’Iwanē Zak‘arian, celui des deux frères qui avait embrassé la foi chalcédonienne, et il en fait alors un monastère géorgien, c’est-à-dire chalcédonien, dans lequel il fut enterré en 1227. D’après l’historien arménien Kirakos de Ganjak, « Iwanē, le frère de Zak‘arē, mourut également cette année [1227] et fut enterré à Płnjahank près de l’église qu’il avait lui-même construite ; le prenant aux Arméniens, il établit un monastère géorgien ». D’autres monastères de la région sont également touchés par les progrès de la foi chalcédonienne ; c’est le cas, par exemple, de Kobayr.


7Sous la poussée byzantine, puis turque, les Arméniens entament une migration vers le sud, d’abord en Cappadoce, où les Byzantins leur cèdent des terres en échange de leurs royaumes ou de leurs principautés, puis en Cilicie et en Euphratèse. Le cas le plus connu et le mieux étudié est celui de Philarète Brachamios qui réussit, entre 1072 et 1086, à tenir toute la frontière sud orientale de l’Empire (Cilicie, Syrie et Mésopotamie du Nord). Sa principauté est alors une véritable terre d’accueil pour ses compatriotes en proie aux attaques des Turcs10. Or, ce Philarète, d’abord au service de l’Empire, est un arménien chalcédonien, comme nombre de ses épigones installés dans la région. En Syrie du Nord, les Arméniens chalcédoniens sont également présents dans les monastères de l’Amanus, au Nord d’Antioche, comme le montre le témoignage d’un moine melkite, Nikôn de la Montagne Noire (1025‑début XIIe siècle)11. Dans son Taktikon, composé vers 1066, il reproduit trois lettres dont une qu’il avait adressée à Gérassime le Reclus, un géorgien. Dans celle-ci, il prend partie pour les Arméniens chalcédoniens qui avaient, a priori, été accusés par les autorités ecclésiastiques locales. Admettant leur inculture, il défend par contre fermement leur orthodoxie12.


8Enfin, pour terminer cette partie, il ne faut pas oublier les Arméniens chalcédoniens installés dans l’Empire byzantin lui-même. Ils sont particulièrement nombreux semble-t-il dans le thème byzantin de Mésopotamie, précisément dans la région d’Erzincan, sur les bords de l’Euphrate, également autour de la ville d’Akn13. Lors de l’avancée des Byzantins à l’Est, sous les empereurs macédoniens, les principautés frontalières, comme le Tarōn ou le Tayk‘, où ils étaient particulièrement nombreux, tombent sous domination byzantine. Les Byzantins ont d’ailleurs agi fort habilement, en utilisant ces populations d’entre-deux dans la vie politique, diplomatique et religieuse de l’Empire. Ils développèrent, en parallèle, un réseau d’éparchies chalcédoniennes le long des principales routes commerciales et militaires de l’Asie Mineure et dans les territoires récemment annexés14. Lorsque l’avancée des Seldjoûkides provoqua le recul byzantin dans la région, nombre d’Arméniens chalcédoniens gagnèrent, avec d’autres habitants de l’Empire, les régions occidentales de celui-ci, c’est-à-dire Constantinople, mais également les Balkans. On les retrouve alors par exemple dans la région de Philippoupolis.

9Nous avons dressé ici un tableau nécessairement incomplet de la répartition des Arméniens chalcédoniens, en essayant de tenir compte des bouleversements politiques des Xe‑XIIe siècles et en citant au passage quelques unes des sources qui nous renseignent sur l’existence de ces communautés. Il faut maintenant les utiliser de manière plus approfondie pour étudier tout d’abord l’origine des Arméniens chalcédoniens et leur importance dans la vie arménienne, en particulier sur le plan culturel.


10Citons pour commencer Połos Taronac‘i (mort en 1123), supérieur du couvent arménien des Apôtres de Mouš15. A la demande d’un prince arménien, il écrit à T‘ēop‘iste, un arménien chalcédonien, en 1101, une lettre au ton très polémique dans laquelle il fait le constat suivant ; « A l’époque du patriarche Yovhannēs [Awjnec‘i, 717-728], lorsqu’il assembla le concile de Dwin [719-720] et convertit les Arméniens du chalcédonisme, ceux de notre peuple qui se trouvaient dans le pays des Romains restèrent fermes dans la foi romaine, [comme c’est le cas aujourd’hui pour les Cayt‘]16. Et ainsi, dans le cœur de l’Arménie, tu as trouvé cette foi dépravée et tu l’as chérie. Tu es un des cayt‘ et tu t’appelles toi-même grec, même si tu parles la langue arménienne »17. Le polémiste arménien du XIIe siècle considère donc que le rejet définitif des décisions du concile de Chalcédoine s’est bien fait sous le catholicossat d’Yovhannēs III, à la suite des réformes entreprises par ce dernier auxquelles nous avons fait référence en introduction. A la suite de cette rupture, certains Arméniens ont, d’après lui, conservé la foi chalcédonienne et ont servi d’exemple à d’autres qui ont choisi, dès lors, de l’adopter. Il est en fait assez difficile de savoir pourquoi certains personnages ou certains groupes de personnages décident, à un moment ou à autre, d’embrasser la foi chalcédonienne. Nous proposons d’étudier ici deux cas bien documentés qui concernent tous deux le XIIe siècle.


11Les deux affaires se déroulent sous le catholicos de Nersēs Šnorhali (1166-1173) alors que ce dernier est justement en train de négocier avec les Grecs pour parvenir à une union sur le plan religieux. La première histoire est rapportée par ce même catholicos, dans une lettre qu’il adresse à un certain Połos, prêtre arménien qui avait adopté la foi chalcédonienne, s’était installé à Constantinople, et lui avait envoyé une missive dans laquelle il tentait apparemment de se justifier et de réfuter certaines accusations qui avaient été portées à son encontre18. Dans le recueil des lettres de Nersēs Šnorhali, le titre donné par le compilateur est le suivant ; « Lettre à Połos, prêtre arménien originaire de Tarse en Cilicie qui, installé à Constantinople, s’était romanisé et avait médit des Arméniens au temps du roi Manuel [Comnène 1143-1180] quand Arméniens et Grecs projetaient de s’unir et qui se justifia de cette accusation ». Le personnage a donc été accusé auprès du catholicos de s’être converti à la foi chalcédonienne et d’avoir ensuite dénigré son ancienne religion, certainement par opportunisme, pour plaire aux Grecs. D’après la réponse de Nersēs, cette attitude est relativement répandue à son époque puisqu’il fait dans sa lettre la remarque suivante ; « Cela appartient à l’insensé qui ne goûte par la sagesse de calomnier la tradition de la patrie d’où il est issu et cela faussement et non en vérité, en pensant qu’il sera estimé par ses adversaires chez qui il se rend, comme l’ont fait beaucoup de ceux qui ont déserté de chez nous ». Il est vrai que, sous le règne de Manuel Comnène, les Grecs se sont affirmés comme les véritables maîtres de la région et ont soumis, lors de leurs expéditions militaires, les Arméniens installés en Cilicie, mais également les Francs maîtres des États latins créés à la faveur de la première croisade. Alors que ces mêmes Francs se montrent en net recul face à leurs ennemis musulmans, les Grecs apparaissent comme le seul recours possible et on entrevoit alors la possibilité d’une réunion de tous les chrétiens sous la bannière byzantine. Il est ainsi possible que certains personnages, en particulier des laïcs aient trouvé opportun d’adopter leur foi, dans la perspective de faire une brillante carrière, par exemple militaire, dans une armée byzantine qui a toujours fait une place aux combattants arméniens. On ne sait si Połos, qui est très certainement un prêtre, a agi de la sorte. En tout cas, il en a été accusé auprès du catholicos. Ce dernier, toutefois, ne semble pas entièrement ajouter foi aux accusations et lui laisse, en quelque sorte, le bénéfice du doute puisqu’il écrit un peu plus loin ; « Réfléchis et si, en te révoltant, tu as acquis une foi orthodoxe que tu n’avais pas dans les conseils et les paroles des docteurs orthodoxes de l’Église [arménienne] ou la crainte de Dieu, qui est le début de la sagesse, ou la bienheureuse pureté de l’esprit qui rend digne de la vision de Dieu, estime que ta séparation t’a été bénéfique ». Le catholicos admet donc que l’on puisse embrasser la foi chalcédonienne par choix spirituel, séduit par la théologie byzantine et, peut-être également par les pratiques liturgiques. Il est bien difficile donc, à travers cette unique réponse du catholicos, de se faire une idée exacte du pourquoi de la conversion de Połos à la foi chalcédonienne. On apprend que son cas était loin d’être isolé et que, pour les autorités arméniennes, certaines de ces conversions étaient considérées comme relevant du simple calcul. Le catholicos, toutefois, en pleine négociation avec les Grecs, et lui-même très au fait de la culture grecque, estimait possible un choix réfléchi de cette foi. Malgré tout, cette lettre révèle l’existence de graves dissensions internes à la communauté arménienne et fait écho à l’autre affaire que nous voudrions évoquer, celle de la conversion de tout un groupe de docteurs arméniens d’Édesse qui s’opposèrent à Nersēs Šnorhali à l’extrême fin de son catholicossat. Cette affaire est rapportée par le chroniqueur Michel le Syrien19 qui explique que trois prélats, dont deux supérieurs de monastères dénommés Yusik et Gēorg et un certain Karapet, prêtre de village, se rendirent auprès de Nersēs et furent réprimandés par lui à cause de « leur mauvaise réputation ». Ils se rendirent alors à Édesse [ville dans laquelle se trouvait une forte communauté arménienne], répandirent des médisances à propos du catholicos, l’accusant en particulier de simonie et adoptèrent la foi chalcédonienne, entraînant dans leur erreur quatre cents familles de la ville. Le catholicos écrivit alors au seigneur d’Édesse et le pria de chasser ces fauteurs de trouble, ce qui fut fait. Ils cherchèrent refuge auprès de Nur al-Dîn, seigneur d’Alep, mais la plupart d’entre eux finit par revenir à la foi arménienne, à l’exception de leur chef, Yusik, qui, d’après le chroniqueur syriaque, se rendit à Antioche et y reçut un nouveau baptême, adoptant définitivement la foi de Chalcédoine. Cette histoire, là encore, est peu claire et difficile à interpréter. On ne sait pas pourquoi le catholicos s’en prit à ces prélats, les accusant d’avoir mauvaise réputation. Peut-être avaient-ils déjà montré une certaine attirance pour la foi chalcédonienne et venaient-ils en discuter avec le chef de la chrétienté arménienne ? En tout cas, leur querelle avec Nersēs les pousse cette fois à franchir le pas et ils entraînent une importante partie de la communauté arménienne d’Édesse même si le chiffre avancé de quatre cents familles est difficilement vérifiable et semble excessif.

12Au XIIe siècle donc, des personnes ou des groupes de personnes décident de se convertir à la foi grecque pour diverses raisons, opportunisme, attrait réel ou encore dissensions internes à la communauté arménienne. Ces personnes viennent renforcer le groupe des Arméniens chalcédoniens qui se montrent particulièrement actifs, en Cilicie certes, mais également et peut-être surtout, dans les monastères de Grande Arménie.


13Les Arméniens chalcédoniens sont actifs et font sentir leur originalité surtout dans deux domaines, la littérature et l’art. Sur le plan littéraire, ils sont à l’origine de nombreuses traductions de textes grecs ou géorgiens, comme nous l’apprennent, surtout, les colophons de manuscrits. Le cas le plus célèbre est celui de Siméon de Płnjahank, né en 1188 qui, après avoir étudié la littérature arménienne et géorgienne, traduisit plusieurs ouvrages grecs comme les Éléments de théologie de Proclus ou encore l’Échelle sainte de Jean Climaque20. De même, à plusieurs reprises, les auteurs arméniens chalcédoniens s’attachèrent à traduire le synaxaire de l’Église byzantine du grec en arménien ; le premier à s’y intéresser fut, au Xe siècle, un certain Joseph, membre de la communauté chalcédonienne de Constantinople, qui avait appris sa langue natale et qui, après avoir réalisé son travail en 991, l’envoya en Arménie21. Ce premier jet fut ensuite complété au fil des siècles à l’instigation, certes, des Arméniens chalcédoniens, mais aussi de certains Arméniens apostoliques, conscients de ce que l’hagiographie grecque pouvait apporter à leur Église22. La bonne connaissance, par les Arméniens chalcédoniens, à la fois de la littérature grecque et de la littérature arménienne, en fait d’excellents auxiliaires pour les Grecs désirant lutter contre la foi arménienne, comme le note Nikon de la Montagne Noire dans la lettre destinée à prendre leur défense23. Il semble toutefois qu’ils aient parfois eu du mal à accepter telle quelle la controverse grecque à l’encontre de leurs compatriotes arméniens. Ils utilisaient, certes, les opuscules et traités de controverse grecs ou géorgiens contre les monophysites, mais on peut remarquer que, lorsqu’ils les traduisaient en arménien, ils omettaient parfois certains passages, les considérant certainement trop critiques. C’est ce qu’a montré par exemple Gérard Garitte pour ce qui concerne un traité grec anonyme intitulé Trente chapitres contre l’hérésie des Arméniens, traduit en langue arménienne, dans le milieu arméno-chalcédonien, à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle. La traduction, loin d’être littérale, laisse de côté des termes ou des expressions pouvant offenser l’identité ethnique des Arméniens24. Ce dernier exemple montre bien la position ambiguë de cette communauté, prise entre ses origines ethniques et sa foi.


14Cette multiplicité d’influences, arménienne, grecque, géorgienne, se retrouve dans l’art des Arméniens chalcédoniens que l’on peut apprécier surtout à travers les fresques partiellement conservées de deux monastères de Grande Arménie, celui de Kobayr et celui d’Axt‘ala. Les murs et les peintures portent des inscriptions en arménien, mais aussi en grec ou encore en géorgien25. Les programmes iconographiques sont également intéressants puisque, d’après A. Lidov, ils ne peuvent être assimilés ni à des programmes géorgiens, ni à des programmes arméniens, ni à des programmes byzantins, mais combinent les trois26. La même remarque peut-être faite pour ce qui concerne les manuscrits produits dans les centres arméno-chalcédoniens ; très souvent, les miniatures qui s’y trouvent sont accompagnées de colophons écrits dans les trois langues. C’est le cas par exemple d’un manuscrit de la fin du XIIe ou du débit du XIIIe siècle, conservé à la bibliothèque de Chicago27. De même, les inscriptions attestent également que certains couvents du Nord du pays, comme celui d’Hałacin, étaient influencés par la Géorgie et de tendance chalcédonienne. On peut le remarquer par exemple dans une inscription datée de 1184 dans le gawit‘ de l’Église Surb Grigor de ce monastère. Il est stipulé dans les anathèmes que ceux qui ne respecteraient pas les clauses exposées dans le texte seraient frappés d’anathème par la Vierge de Varjia [Vardzia] qui est celle du monastère du même nom, en Géorgie28.


15Il faut signaler cependant, pour ce qui concerne l’art des milieux arméniens chalcédoniens, les difficultés rencontrées par les historiens et les historiens de l’art pour attribuer tel ou tel monument, de manière formelle, à cette communauté. L’exemple le plus significatif, à cet égard, est celui de l’église Saint-Grégoire de Tigran Honenc‘ dans la ville d’Ani29, église dont la fondation, due à un riche marchand de la ville, est datée, par l’inscription de dédicace, de l’année 1215. Les fresques de cette église se distinguent surtout par la présence d’un cycle de 17 images représentant la vie de saint Grégoire l’Illuminateur, évangélisateur de l’Arménie au IVe siècle, accompagnées d’une dernière image représentant, elle, sainte Nino, évangélisatrice de la Géorgie à la même époque, dans la scène du miracle de la colonne vivante30. Ce cycle iconographique est accompagné d’inscriptions en grec et en géorgien, alors que l’inscription de fondation, qui se situe sur le mur extérieur est rédigée, elle, en arménien. Pour certains historiens, l’appartenance de cette église à la confession arménienne ne fait aucun doute, ceci étant corroboré par le libellé des clauses comminatoires de la dédicace. Le rédacteur précise en effet, qu’il jette l’anathème sur tous ceux qui porteront préjudice à l’église, anathème lancé au nom des trois premiers conciles œcuméniques. La non-présence du concile de Chalcédoine, rejeté par les Arméniens, laisse donc à penser que l’église, au départ, appartenait donc à la confession chalcédonienne. A contrario, la présence d’inscriptions en grec et en géorgien, ainsi que celle de sainte Nino plaident plutôt en faveur d’une appartenance à la foi chalcédonienne, ce qui a poussé certains à conclure à une conversion de l’église, sous la houlette des Zakarian, maîtres d’Ani à partir de 1199. En fait, il fait peut-être plutôt penser que les deux frères, devant les difficultés réelles à s’imposer dans une ville déchirée par les problèmes de foi, ont préféré agir avec pragmatisme, cherchant à ménager tout le monde, rejoignant en cela d’ailleurs leur position de foi personnelle puisque l’on sait que l’un d’entre eux, Zakarē, avait gardé sa foi alors que l’autre, Iwanē, s’était converti à la foi grecque. Ainsi, les deux frères, restés en bons termes, étaient susceptibles de contenter tout le monde et d’éviter de prendre trop parti31. Le cycle iconographique, qui met en parallèle saint Grégoire l’Illuminateur et sainte Nino rompt avec l’antagonisme traditionnel entre les deux confessions et les présente comme deux confessions complémentaires.

16Ces quelques remarques concernant les différentes influences qui ont marqué les Arméniens chalcédoniens mettent bien en évidence leur originalité. Reste à se demander maintenant comment ils ont été perçus et reçus par leur milieu de départ, c’est-à-dire la communauté arménienne et celui d’arrivée, c’est-à-dire les Grecs.


17Pour tenter de se faire une idée un tant soit peu précise de la manière dont les Arméniens chalcédoniens étaient perçus par les Arméniens apostoliques, il convient tout d’abord de s’intéresser à la manière dont ils sont désignés dans les sources, en particulier chez les chroniqueurs. C’est à partir du Xe siècle, certainement dans une période où le problème devint aigu à cause de l’avancée byzantine, que l’on voit apparaître dans les sources deux types de qualificatifs désignant les membres de cette communauté. Ce sont d’abord des définitions doubles qui prennent acte, a priori sans jugement de valeur, de leur originalité, les qualifiant par exemple d’arméno-grecs (Hay-Hoùom). Les chroniqueurs explicitent souvent leurs dires, en présentant le personnage dont ils parlent comme étant arménien par la langue et les coutumes et grec par la foi. On peut citer à cet égard le témoignage tardif de Mxit‘ar Aparanc‘i qui décrit, vers 1419, les différentes communautés entre lesquelles s’est répartie l’antique Église arménienne. Il présente ainsi les Arméniens chalcédoniens comme des personnages qui sont « arméniens seulement par la langue et l’écriture et sans cela sont absolument d’accord en tous points avec les Grecs et leurs livres »32. Cette ambivalence pose d’ailleurs des problèmes puisque les chroniqueurs notent parfois également qu’ils sont, de ce fait, rejetés par tous. Le cas le plus flagrant est celui de Philarète, tel qu’il est présenté par le chroniqueur Matthieu d’Édesse qui écrit à son propos ; « Il était un chrétien sans foi, que ni l’Arménien ni le Romain ne reconnaissaient ; il avait les mœurs et la foi des Romains, mais, par son père et sa mère, il était Arménien »33. De plus, ici, le constat est donc moins nuancé encore ; le seul élément arménien qu’il reste à Philarète, ce sont ses ascendants ; rien n’est signalé sur sa langue et, même pour ce qui concerne son mode de vie, il semble être devenu grec. Le passage, toutefois, doit être lu avec à l’esprit la haine vouée par Matthieu aux Grecs en général et, partant, à ses compatriotes ayant adopté la foi grecque.

18Au-delà des définitions doubles et des périphrases expliquant le caractère ambivalent des membres de la communauté, existe également un terme spécifique pour désigner les Arméniens chalcédoniens, celui de Cayt‘ que nous avons déjà employé plus haut. Les philologues et les historiens se sont longtemps interrogés sur sa signification exacte, mais il semble qu’aujourd’hui un consensus se dégage sur cette question. Jean-Pierre Mahé, en particulier, a montré que le terme signifiait déficients, à la fois incomplets et hybrides, demi-portions, incapables de faire ni un Grec convenable, ni un Arménien complet. Le terme de Cayt‘ est ainsi souvent associé aux termes de t‘eri (« incomplet ») ou encore kisat (« moitié », « coupé en deux »).


19L’étude des expressions ou des termes utilisés pour désigner les Arméniens chalcédoniens montre donc que, même s’ils avaient, pour la plupart, conservé leurs caractéristiques linguistiques et culturelles, ils étaient rejetés par leurs compatriotes qui n’acceptaient pas qu’ils aient renié leur Église. En général, ils avaient également du mal à être admis par leurs coreligionnaires grecs ou géorgiens précisément en raison de la persistance, chez eux, de certaines caractéristiques nationales. Cela dit, les Grecs les employaient volontiers pour servir leur politique, par exemple lors de leurs campagnes de reconquête dans les provinces orientales. Comme l’écrit Gérard Dédéyan, « sans lien réel avec les diverses composantes de la population byzantine, les Arméniens chalcédoniens se situaient admirablement dans la perspective d’un État cosmopolite dont le seul lien entre les différentes ethnies aurait été le dénominateur commun de la foi orthodoxe »34. Ils furent ainsi placés, par exemple, à la tête de thèmes orientaux, surtout dans les régions où leurs compatriotes et coreligionnaires étaient particulièrement nombreux. Les sources, sont, par ailleurs, très pauvres pour ce qui concerne la manière dont ils étaient appréciés par les Grecs. Seul Nikon de la Montagne Noire nous donne son point de vue lorsqu’il prend leur défense ; s’ils sont, certes, incultes, ils n’en restent pas moins pieux et orthodoxes35.

20Les Arméniens semblent donc n’avoir que mépris pour leurs compatriotes ayant adopté la foi de Chalcédoine et la professant ouvertement. Face à une telle situation, et à la présence de communautés plus ou moins importantes dans leur pays, comment les Arméniens de foi, et en particulier les catholicos, ont-ils réagi ?


21L’historien est bien renseigné surtout pour les périodes de lutte du pouvoir catholicossal contre les Arméniens chalcédoniens, la période la mieux connue et la mieux étudiée étant, à cet égard, celle des années 943-967, c’est-à-dire lorsque Anania Mok‘ac‘i occupait le siège suprême. Nous n’entrerons pas ici dans les détails d’événements déjà bien connus et bien étudiés. Qu’il suffise, pour ce qui concerne le déroulement chronologique, de renvoyer aux travaux de Jean-Pierre Mahé36. S’appuyant sur le pouvoir politique, en particulier sur le roi Abas Bagratuni, Anania cherche, tout au long de sa vie, à réduire l’opposition du catholicos des Ałuank‘ et du métropolite de Siwnik‘. Ce qui nous intéresse surtout ici, au-delà des aspects strictement événementiels de la répression, c’est la manière dont Anania reçut les repentis ; il subordonna leur réintégration dans l’Église arménienne à l’aveu de leurs erreurs et à l’administration d’un second baptême37. Cette pratique du second baptême est ensuite justifiée, à la fin du Xe siècle, par le supérieur du couvent de Narek, lui aussi prénommé Anania, dans l’un de ses ouvrages intitulé La racine de la foi, longtemps considéré comme perdu et dans lequel justement il s’attache à réfuter le chalcédonisme38. Il interroge ainsi ses adversaires ; « Si l’Ancien et le Nouveau Testaments témoignent que l’eau a jailli pour le sacrement du baptême, et le sang pour qu’on puisse goûter La vie, où avez vous appris à mélanger et à confondre ces deux substances dans le calice ? Voilà pourquoi nous sommes contraints de rebaptiser ceux qui ont été baptisés de la sorte, car ils ne sont point baptisés dans l’eau vivifiante jaillie de la source du côté du Christ, mais dans l’eau ordinaire et, comme dit l’apôtre, ce n’est point dans la mort de Dieu qu’ils sont baptisés, mais dans la mort de l’homme (Rm 6, 3). Aussi ne renaissent ils pas de l’Esprit, car l’Esprit ne descend pas sur la mort de l’homme »39. C’est donc sur une différence liturgique, le mélange ou non d’eau et de vin dans le calice pour la célébration de l’Eucharistie que s’appuie le docteur arménien pour justifier cette pratique du second baptême qui peut choquer puisqu’elle signifie que l’on considère les personnes revenant de leur erreur, non comme des schismatiques mais bel et bien comme des hérétiques. Il est vrai que le supérieur du couvent de Narek écrit à la fin du Xe siècle, dans une période où les Byzantins ont commencé à progresser en Asie Mineure, ce qui peut aigrir les rapports. En effet, il semble que les relations arméno-byzantines aient joué un rôle dans la manière dont les Arméniens chalcédoniens étaient considérés par leurs compatriotes, tolérés en période de rapprochement avec les Grecs, rejetés en cas de tensions politiques ou militaires.


22Nous donnerons ici un dernier exemple, celui de la lettre du catholicos Nersēs Šnorhali à Połos. Nous avons vu plus haut que, dans celle-ci, le catholicos répond à son interlocuteur qui se défendait d’avoir, après sa conversion à la foi chalcédonienne et son installation à Constantinople, décrié ses anciens coreligionnaires. Le contexte dans lequel la lettre est écrite est intéressant. Le catholicos Nersēs Šnorhali est alors en pleine négociation avec les Grecs pour parvenir à un accord sur le plan religieux. Les discussions, qui se déroulent par le truchement d’envoi de lettres et de légats, sont amorcées en 1165 et couvrent la totalité du catholicossat de Nersês. Le prélat ne manque pas, d’ailleurs, dans sa lettre, de le rappeler à son contradicteur, lui expliquant qu’en agissant comme il l’a fait, c’est-à-dire en rejoignant les chalcédoniens alors que l’Église arménienne en son entier était alors en discussion avec l’Église grecque, il a, en quelque sorte, devancé l’appel et que, de ce fait, il s’expose au risque d’être rejeté par les deux parties ; « Votre cas [c’est-à-dire celui de Połos et de ceux qui, avec lui, ont embrassé la foi de Chalcédoine ] a ressemblé, me semble-t-il, à l’exemple où deux proches parents sont brouillés et se font la guerre. Et si un soldat a déserté son camp en période de trouble pour aller chez les étrangers, la paix rétablie, il est blâmé par tous comme traître à ses maîtres. Il en sera de même pour vous lorsqu’il y aura l’unité, si Dieu le veut ! »40.

23Les sources lacunaires concernant les Arméniens chalcédoniens ne permettent que quelques éclairages partiels, au gré de leur conservation. Il est cependant possible de tirer quelques conclusions plus générales ; les groupes d’Arméniens chalcédoniens, dont l’implantation géographique est fluctuante dans la période étudiée, du fait des vicissitudes politiques, sont actifs en particulier sur les plans littéraire et artistique, phénomène dont nous avons conservé quelques témoignages patents. S’ils excellent dans ces domaines, c’est toujours en faisant montre d’une réelle originalité qui s’explique par les influences multiples auxquelles ils sont soumis. Cette originalité entraîne également, de la part des Arméniens de foi comme des Grecs, un certain rejet de personnages qui ont renié leur foi et conservé une partie de leurs caractéristiques ethniques. Au-delà, les autorités arméniennes, suivant les périodes, cherchent, par la force ou la persuasion, à les faire revenir dans le giron de leur Église de départ, leur imposant même, à certaines périodes, un second baptême.


NOTES
1 Voir la monumentale étude de N. Garsoïan, L'Église arménienne et le grand schisme d'Orient, (Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium 574, subsidia 100), Louvain, 1999.

2 Sur l’œuvre d’Yovhannēs III, voir J.‑P. Mahé, « L'Église arménienne de 611 à 1066 », dans A. Vauchez dir., Histoire du christianisme, t. IV, Évêques, moines et empereurs (610‑1054 ), Paris, 1993, p. 457‑547, ici p. 479‑480.

3 Voir l’explication donnée dans A. et J. -P. Mahé (introduction, traduction et notes), Grégoire de Narek. Tragédie. Matean ołbergut‘ean. Le Livre de Lamentation, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium vol. 584, subsidia t. 106, Peeters, Louvain, 2000, p. 28, note 112 ; « L’Église arménienne ne s’arrête pas à une position rigoureusement monophysite. Au synode de Manazkert (726) avec les Jacobites syriens, le catholicos Yovhannēs III Awjnec‘i avait défini une doctrine moyenne entre la thèse de Sévère d’Antioche (la chair du Christ est corruptible, par nature, à sa naissance, incorruptible seulement après la résurrection) et celle de Julien d’Halicarnasse (la chair du Christ est absolument incorruptible dès l’incarnation). Selon Yovhannēs Awjnec‘i, la chair corruptible que le Verbe prend en s’incarnant est rendue incorruptible par le feu de sa divinité ; elle est passible et souffre véritablement des servitudes humaines et des peines de la passion, non par nature mais par la volonté du Sauveur. Cette doctrine moyenne rejetait aussi bien le chalcédonisme (deux natures unies, une personne) que le julianisme extrémiste de certains docteurs arméniens comme Yovhan Mayragomec‘i) ».

4 Il faut noter que les études sur la question, du moins dans des langues européennes, sont également rares et partielles. L’article le plus accessible et le mieux documenté est celui de V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, « The Ethno‑Confessional Self-Awareness of Armenian Chalcedonians », Revue des Études Arméniennes 21, 1988‑1989, p. 345‑363. L’auteur y relève, d’ailleurs, les lacunes de l’historiographie, à la page 345. Elle est également l’auteur d’un livre en russe sur les Arméniens chalcédoniens dans l’Empire ; V.‑A. Arutjunova-Fidanjan, Armjani-Xalkedonity na vostočnyx Vizantiiskoi imperii [Armenian Chalcedonians on the Eastern Frontiers of the Byzantine Empire¸ Erevan, 1980. Nous avons eu connaissance du contenu de cet ouvrage par le compte‑ rendu donné par Gérard Dédéyan, Revue des Études arméniennes NS 16, 1982, p. 477‑479). Les références à des études ponctuelles seront données dans la suite de l’article.

5 Voir sur cet auteur E. Kolanjian, « Ukhtanes the Historian, Bishop of Edessa or Sebastia? », dans R. G. Hovannisian, Armenia Sebastia/Sivas and Lesser Armenia, Californie, 2004 (UCLA Armenian History and Culture Series. Historic Armenian Cities and Provinces 5), chap. 5, p. 137‑152.

6 Cité par J.‑P. Mahé, « Église arménienne », art. cit., p. 507.

7 V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, ouvrage en russe cité note 4, d’après le compte‑ rendu de G. DÉDÉYAN, op. cit., p. 478.

8 Sur cette question voir G. Dédéyan dir., Histoire du peuple arménien, Toulouse, 2008, p. 329‑331.

9 Voir infra document 1 (photo I. Augé).

10 Voir G. Dédéyan, Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche‑Orient Méditerranéen (1068‑1150), t. I, Aux origines de l’État cilicien ; Philarète et les premiers oubéniens, t. II, De l’Euphrate au Nil ; Le réseau diasporique, Lisbonne, 2003, ici t. I, p. 132‑135.

11 Sue ce personnage, voir I. Doens, « Nicon de la Montagne Noire », Byzantion 24, fasc. 1, 1954, p. 130‑140 et J. Nasrallah, « Un auteur antiochien du XIe siècle, Nicon de la Montagne Noire (vers 1025‑début du XIIe siècle », Proche‑Orient Chrétien 19, 1969, p. 150‑161.

12 Voir G. Dédéyan, Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés, op. cit., vol. 1, p. 160‑161.

13 H. Bartikian, « Les Gaurades à travers les sources arméniennes », dans L’Arménie et Byzance. Histoire et culture, Paris, 1996, p. 19‑30, ici p. 25.

14 V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, ouvrage en russe cité note 4, d’après le compte‑ rendu de G. DÉDÉYAN, op. cit., p. 478.

15 Sur le personnage, voir H. Ayvazyan (dir. ), Encyclopédie de l’Arménie chrétienne, Érévan, 2002, p. 867.

16 Voir l’explication du terme infra

17 Cité par V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, « Ethno‑Confessional Self‑Awareness », art. cit., p. 354‑355.

18 Texte arménien de la lettre dans Lettres universelles de saint Nersēs Šnorhali, Éditions du Siège apostolique de Jérusalem, Jérusalem, 1871 (en arm. ), p. 207, trad. française par M. Vanérian, La correspondance de saint Nersēs Šnorhali avec les Arméniens, Montpellier, juin 2007 (thèse dactylographiée ), p. 443‑445.

19 J.‑B. Chabot (éd. et trad.), Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d'Antioche (1166‑1199), Bruxelles, 1963, XIX, 10, t. III, p. 351‑352. Version arménienne du texte de Michel le Syrien, Chronique du Seigneur Michel, patriarche des Syriens, Jérusalem, 1871, p. 470‑471.

20 G. Hovsep‘Ean, Colophons de manuscrits, t. I, (Ve‑1250), Antélias, 1951 (en arm.), colophon N° 451, col. 999‑1002 (daté de 1248).

21 A. Mat‘Evosyan, Colophons de manuscrits arméniens (Ve‑XIIe s.), Erevan, 1988 (en arm.), N° 86, p. 72‑73.

22 Le cas le plus connu est celui du catholicos Grigor II, surnommé Vkayasēr (le Martyrophile ) qui ajouta au synaxaire de nombreuses notices traduites du grec ou du syriaques (Voir A. Mat‘Evosyan, Colophons, op. cit., N° 173, p. 139‑140 ). Un récit hagiographique, daté du XIIIe siècle, nous le montre à Constantinople, en train de traduire, aidé de certains collaborateurs, des ouvrages grecs ; « Ainsi, s’arrêtant là [à Constantinople] longuement, il traduisit les vies des saints Pères, les histoires des martyrs, les livres des saints docteurs et les discours des panégyristes pour les fêtes du Seigneur et le souvenir des saints. Il les donnait à ceux qui étaient avec lui, hommes habiles et savants, scribes rapides et connaisseurs de la langue. Prenant [les textes], aussitôt, ils les transformaient en les corrigeant, en accord avec les exigences de notre langue et en les arrangeant selon l’art des grammairiens ».

23 Cité par V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, « Ethno‑Confessional Self‑Awareness », art. cit., p. 350.

24 Voir G. Garitte, « La source grecque des « Trente articles » géorgiens contre les Arméniens », Handēs Amsōreay XC, 1976, col. 111‑115, analyse dans V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, « Ethno‑ Confessional Self‑Awareness », art. cit., p. 356.

25 Voir document 2, inscription en géorgien de Kobayr (Photo I. Augé).

26 Voir parmi les très nombreuses publications ; A. Lidov, « L’art des Arméniens chalcédoniens », Atti del V Simposio Internazionale di Arte Armena, Venise, 1988, 1992, p. 479‑495. N. Thierry, « Les peintures de la cathédrale de Kobayr (Tachir ) », Cahiers archéologiques 29, 1980‑81, p. 103‑121 ; ID, « Le jugement dernier d'Axtala. Rapport préliminaire », Bedi Kartlisa, XL, 1982, p. 147‑185 ; ID, « A propos de l'église de Kiranc‘. Rapport préliminaire », Bedi Kartlisa XLI, 1983, p. 194‑310. Voir aussi nos documents 3 et 4 (programmes iconographiques de Kobayr et Axt‘ala, photos I. Augé).

27 Cité par V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, « Ethno‑Confessional Self‑Awareness », art. cit., p. 350. On trouve également de très beaux manuscrits assortis de colophons dans les œuvres copiées en Mésopotamie, dans la région d’Erzincan, sous domination saldjoûkide ; voir H. Bartikian, « Les Gaurades », art. cit., p. 27‑28.

28 Corpus des inscriptions arméniennes, t. VI, Autour d’IÏevan, Erevan, 1977 (en arm. ), N° 62, p. 37.

29 Sur ce monument voir J.M. Thierry et N. Thierry, L’église Saint‑Grégoire de Tigran Honenc‘ à Ani (1215), Archéologies 1, Louvain, 1993.

30 Le récit hagiographique raconte la fondation de la première église de Géorgie, église construite sur des bases de pierre avec des colonnes de bois. Sur les indications de sainte Nino, on élève les deux premières colonnes mais il est ensuite impossible de lever la troisième, malgré la présence d’hommes forts et de bœufs. Nino passe alors la nuit en prières devant la colonne et, lorsque le roi revient, la colonne est suspendue en l’air au‑dessus de sa base. Dès que le roi arrive, Nino fait un signe et la colonne se pose.

31 Voir sur cette question l’article d’A. Eastmond, « Local » Saints, Art, and Regional Identity in the Orthodox World after the Fourth Crusade », Speculum 78, N° 3, juillet 2003, p. 707‑749, particulièrement les pages 724‑740.

32 V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, ouvrage en russe cité note 4, d’après le compte‑ rendu de G. Dédéyan, op. cit., p. 478.

33 Matt‘êos d'Uùha, Histoire, Jérusalem, 1869, p. 248.

34 V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, ouvrage en russe cité note 4, d’après le compte‑ rendu de G. Dédéyan, op. cit., p. 478

35 On peut également citer un autre exemple, celui de l’hagiographe grec Basile, auteur de la Vie d’Euthyme le Jeune (mort en 898). Il fait référence à un Arménien chalcédonien du nom de Joseph et, malgré de nets préjugés contre les Arméniens en général, il le présente, lui, de manière favorable ; malgré sa parenté arménienne, écrit‑il, il était chaste et possédait une âme pure et sincère. Cité par V.‑A. Arutjunova‑Fidanjan, « Ethno‑Confessional Self‑ Awareness », art. cit., p. 348.

36 J.‑P. Mahé, « L'Église arménienne », art. cit.¸ p. 507‑509 et, pour plus de précisions ID, Grégoire de Narek, op. cit., p. 53‑59.

37 Ce que nous apprend le chroniqueur Step‘anos Asołik, Histoire universelle, Saint‑Pétersbourg, 1885, III, 7, p. 178, cité par J.‑P. Mahé, Grégoire de Narek, op. cit., p. 56‑57.

38 Sur l’histoire de cet ouvrage et son attribution à Anania Narekac‘i, voir ID, ibid, note 223, p. 57‑58.

39 ID, ibid, p. 58. Voir H. T‘Amrazyan, Anania Narekac‘i, sa vie, son œuvre, Érevan, 1986 (en arm. ), p. 143s.

40 M. Vanérian, Correspondance, op. cit., p. 444‑445.

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POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Isabelle Augé, « Le choix de la foi chalcédonienne chez les Arméniens », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 9 | 2011, mis en ligne le 12 septembre 2011, consulté le 10 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/cerri/871 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cerri.871

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AUTEUR
Isabelle Augé
Maître de conférences, Université Paul Valéry, Montpellier III, Membre du CEMM (Centre d’Études Médiévales de Montpellier). Champ de recherches : Histoire religieuse, Histoire byzantine, rapports arméno-grecs

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Claude le Liseur
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Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13

Re: Où l'on reparle des Arméniens orthodoxes...

Message par Claude le Liseur »

L'article de Madame Augé, très complet et très scientifique, souligne lui-même le peu de sources dont on dispose sur les Arméniens orthodoxes, les Cayt‘ / Dzaith (ծայթ) des sources arméniennes, les Tzati (Τζᾱτοι) des sources grecques. Cet article répond à beaucoup de questions, mais il en soulève d'autres:

- Existence d'une hiérarchie arménienne orthodoxe ? D'évêques arméniens en communion avec l'Eglise orthodoxe et en rupture avec le catholicossat d'Etchmiadzine? L'article de Madame Augé laisse entendre que ce fut le cas, à certaines époques, du métropolite de Siwnik' et du catholicos des Ałuank‘ (c'est-à-dire du catholicos de l'Albanie du Caucase déjà évoquée sur le présent forum http://www.forum-orthodoxe.com/~forum/v ... 929#p17929 ). Jean Besse, dans son article «Chalcédoine, icône dogmatique de l'Orthodoxie», in Le sens de Chalcédoine, Monastère orthodoxe Saint-Michel, Lavardac 1993, pp. 17 s.), parle de trois évêchés arméniens orthodoxes de Valachkert, Kars et Ani. Le RP Roberti, Les Uniates, Le Cerf, Paris 1992, p. 102, parle d'Arméniens orthodoxes en Cilicie (Petite Arménie) et en Crimée. Avaient-ils une hiérarchie propre? Dépendaient-ils d'évêques de langue grecque?

-Madame Augé souligne que ces Arméniens orthodoxes avaient un art et une littérature reconnaissables. Quelle était leur liturgie? Dans quelle langue?

-Enfin, il ressort de l'article que ces Arméniens orthodoxes semblent avoir été un groupe suffisamment important pour préoccuper la hiérarchie antichalcédonienne entre le Xe et le XIIe siècle. Il est vraisemblable que ce groupe n'ait pas pu garder sa hiérarchie (si jamais il en a vraiment eue), sa liturgie et l'usage de l'arménien comme langue liturgique au-delà du viol de la Romanie par la quatrième Croisade en 1204. Les Arméniens orthodoxes se sont progressivement fondus dans ce qui allait devenir sous l'Empire ottoman le millet roum orthodoxe, donc les grec-orthodoxes pour les sources francophones. (Significatif et déjà dans le registre de la désinformation de traduire "Romain" par "Grec".) Mais nous savons que des communautés ont gardé leur identité ethnique arménienne, leurs noms arméniens, l'usage quotidien de la langue arménienne, tout en ayant la foi orthodoxe, la liturgie byzantine et l'usage liturgique de la langue grecque, pendant de nombreux siècles après la fin des Comnènes. Sur ce forum ont déjà été mentionnés un village de mineurs arméniens de confession orthodoxe sur le territoire de l'ancien Empire de Trébizonde, Vank; l'existence de 3'000 Arméniens parmi les 120'000 orthodoxes encore présents à Istanbul en 1930 selon l'historien turc d'expression française Akgönul; le panneau à côté de la cathédrale orthodoxe de Sotchi qui mentionnait l'existence d'une famille d'Arméniens orthodoxes immigrés depuis l'ancien Empire de Trébizonde en Russie en 1915, les Tatouyan.
Je fais remarquer que ces pistes, ces traces très précaires laissées par les Dzaïths après 1204, pointent toutes vers l'ancien Empire de Trébizonde, la région du Pont, Trébizonde et Sinope, c'est-à-dire une région qui n'a rien à voir avec les foyers arméniens chalcédoniens évoqués par les autres sources (nord de la Grande Arménie; Siwnik - c'est-à-dire le Zanguezour, le sud de l'actuelle république d'Arménie; Albanie du Caucase - c'est-à-dire l'actuel Daghestan-; Petite Arménie - c'est-à-dire la Cilicie-; Crimée). Y aurait-il eu cinq ou six foyers distincts de peuplement arménien orthodoxe, sans compter Constantinople / Istanbul qui a pu accueillir des gens de provenances géographiques diverses? Car finalement, ces Arméniens orthodoxes semblent avoir été présents à peu près partout où il y avait des Arméniens et où la poigne de fer du catholicos d'Etchmiadzine ne pouvait pas trop s'appesantir sur les dissidents?
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