Je suis justement en train de relire l'opuscule du Père Placide Deseille, intitulé "La spiritualité catholique romaine et la tradition orthodoxe" (Editions Monastère Saint Antoine le grand, 1995). Je vous reproduis un passage qui traite des images mentales (p22-27), espérant que ça vous apportera des éléments de réponse.
La prière et la contemplation
Dans l’orthodoxie comme dans le catholicisme romain, les maîtres spirituels (en dehors des milieux anti-mystiques) ont la double conviction que Dieu ne peut être atteint véritablement que par nos facultés transfigurées par la grâce de l’Esprit-Saint, mais que, néanmoins, l’activité normale de ces facultés, éclairées par la simple foi, est nécessaire pour nous disposer à de plus grands dons.
En raison de sa transcendance, Dieu ne peut être atteint réellement ni par des images sensibles, ni par des sentiments que l’homme pourrait éveiller en lui-même par son industrie, ni par nos concepts, ni par des raisonnements. Seule la foi pure, et la contemplation, qui n'est rien d’autre que la foi devenue conscience expérimentale de son objet, lui sont d’une certaine façon proportionnées. Grégoire de Nysse et Denys l’Aréopagite sont ici les inspirateurs principaux des mystiques tant orientaux qu’occidentaux. Saint Grégoire Palamas parle en ces termes de ce dépassement des sens et de l’intellect que requiert la connaissance véritable de Dieu, et que la foi réalise dans une certaine mesure dès ici-bas :
« Personne, homme ou ange, n’a vu Dieu et ne le verra jamais, parce qu’il ne voit que par ses sens ou son intelligence en tant qu’ange ou en tant qu’homme. Au contraire, celui qui est devenu Esprit et qui voit en Esprit, comment ne contemplerait-il pas ce qui est semblable à son mode de contemplation (...) Quant à moi, je considère que notre sainte foi est aussi, d’une certaine façon, une vision de notre cœur qui dépasse toute sensation et toute intellection, car elle transcende toutes les facultés intellectuelles de notre âme. J’appelle ici «foi», non pas la confession orthodoxe, mais le fait de demeurer inébranlablement fidèle à cette confession et aux promesses de Dieu. Comment, en effet, voyons-nous par elle ce qui nous est promis pour ce siècle sans fin qui est à venir ? Par les sens ? Mais la foi est "une ferme assurance des choses que l’on espère", et il n’y a aucun moyen de voir par les sens ce qui est à venir et ce que l’on espère ; c’est pourquoi, l’Apôtre a ajouté :"Une démonstration des choses qu’on ne voit pas"... Il existe donc une vision et une intellection du cœur qui dépasse toutes les activités intellectuelles 24 ».
De ce texte, on rapprochera celui-ci, de Jean de la Croix:
« Si l’entendement s’est dégagé de toutes ses connaissances particulières, soit naturelles, soit spirituelles, il avance, et plus il s’abstiendra de s’occuper de connaissances particulières, ou d’actes de compréhension, plus aussi il s’avancera vers le souverain bien surnaturel... La raison, c’est que Dieu, vers qui se dirige l’entendement, dépasse tout entendement; il est incompréhensible et inaccessible à l'entendement ; voilà pourquoi, quand l'entendement agit, il ne s’approche pas de Dieu ; il s’en éloigne plutôt. Il doit donc cesser ses opérations pour s’approcher de Dieu, suivre le chemin de la foi et croire, mais sans comprendre. De la sorte, l’entendement arrive à la perfection, parce que c’est par la foi et non par un autre moyen qu’il s’unit à Dieu, et il s’en rapproche plus en ne comprenant pas qu’en comprenant... Dès lors que l’entendement ne recule pas, comme cela lui arriverait s’il voulait s'occuper de connaissances distinctes, de raisonnements ou autres actes intellectuels, au lieu de rester dans son repos, c’est qu’il avance ; et, en effet, il se purifie de tout ce qu’il avait en lui-même, car rien de cela n’est Dieu, comme nous l'avons dit, et Dieu ne peut pas occuper un cœur qui n’est pas détache de tout. Par conséquent, dans ce cas de perfection, ne pas reculer, c’est avancer, et avancer, quand il s’agit de l‘entendement, c’est entrer plus avant dans la foi et dans ses ténèbres, car la foi n’est que ténèbres pour l'entendement 25».
Il faut noter que ce qui est en cause ici, ce n’est pas l'exactitude des formules dogmatiques, mais la réalité de la rencontre du Dieu vivant. La connaissance de Dieu sans l‘expérience est comme de l'eau peinte sur un mur : elle représente fidèlement la réalité, mais elle n'étanche pas la soif 26.
Cependant, tant que la prière infuse n’est pas donnée à l’âme, l’activité propre de celle-ci, soutenue par la grâce ordinaire, est nécessaire à titre de préparation; « ne rien faire », sous prétexte de laisser la grâce agir serait du « quiétisme» hétérodoxe 27.
Dans le catholicisme, sans exclure la prière vocale, on invite les débutants à pratiquer la méditation discursive, selon des méthodes parfois très élaborées et très complexes. Il s’agit de réfléchir sur un sujet spirituel donné (épisode de la vie du Christ, vertu à acquérir), pour se former des convictions solides, exciter en soi des sentiments de repentir, d‘amour de Dieu, prendre des résolutions pratiques, et demander a Dieu son aide pour les mettre en œuvre.
Toutefois, les maitres spirituels authentiques conseillent aux progressants de quitter cette forme discursive de prière quand Dieu les met dans l’impuissance de méditer et de produire d’eux-mêmes des sentiments de dévotion.
« Nous disons que tout ce que les sens peuvent recevoir ou fabriquer s’appelle imagination ou fantaisie ; ce sont des formes qui, sous l’image ou la figure d’un corps, se représentent aux sens. Ces formes peuvent être de deux sortes. Les unes sont surnaturelles ; elles n’ont pas besoin du concours des sens pour être représentées et sont représentées en eux passivement ; nous les appelons visions imaginaires qui viennent par la voie surnaturelle, nous en parlerons plus tard. Les autres sont naturelles ; ce sont celles que les sens peuvent produire à l’aide de leur activité personnelle par des formes, figures ou images. C’est à ces deux puissances que se réfère la méditation, qui est un acte discursif aidé par les images, formes et figures qui sont fabriquées et formées dans les sens. Il en est ainsi quand nous nous représentons Notre-Seigneur Jésus-Christ crucifié, attaché à la colonne ou souffrant dans une autre scène de sa Passion, quand nous considérons Dieu assis sur son trône et environné d’une grande majesté, ou encore quand nous nous imaginons la gloire du ciel comme une lumière incomparable, ou quoi que ce soit d'humain ou de divin.
Or l’âme doit rejeter toutes ces imaginations ou représentations et demeurer dans l‘obscurité par rapport à ce sens intérieur si elle veut parvenir à l'union divine. Elles n’ont en effet aucune proportion, aucun rapport immédiat avec Dieu (...) Sans doute les commençants ont besoin de ces considérations, de ces représentations pour enflammer peu à peu leur amour et donner à l’âme un aliment par le moyen des sens, comme nous le dirons dans la suite. Elles leur servent donc comme d'un moyen éloigné de s’unir à Dieu ; c’est par là que passent d’ordinaire les âmes pour arriver au terme et à la demeure du repos spirituel. Mais elles doivent se contenter d’y passer et veiller à ne pas s’y fixer, parce qu’alors elles n’arriveraient jamais au terme qui n’a aucun rapport avec ces moyens éloignés et n’a rien à voir avec eux. Ces moyens sont comme les degrés de l’escalier: ils n’ont rien qui ressemble au terme, à la demeure qui est au sommet; ils ne sont que des moyens pour y monter ; si celui qui monte ne les laisse pas derrière lui, les uns après les autres jusqu’au dernier, il n’arrivera pas, il ne parviendra pas à cette demeure où il n’y a plus à monter et où tout est paisible. De même, l’âme qui, dès cette vie veut parvenir à l’union avec celui qui est notre repos souverain et notre Bien suprême, doit passer par tous les degrés des considérations, des représentations et des connaissances, et s’en défaire, car elles n’ont aucune ressemblance ou proportion avec le terme vers lequel elles conduisent, c’est-à-dire avec Dieu 29 ».
Dans la tradition orthodoxe, on prescrit au débutant de pratiquer la prière vocale simplement en « enfermant son esprit dans les mots», en étant attentif aux paroles que l’on adresse à Dieu avec foi, mais en ne pensant à rien d’autre, en ne formant aucune image, en ne cherchant à produire artificiellement en soi aucun sentiment. Cette méthode implique une beaucoup plus grande sobriété spirituelle que la méditation discursive. De même que l’orthodoxie associe le corps à l'effort ascétique, par le jeûne, les veilles, l’austérité de vie, elle le fait participer à la prière, par le rythme vocal, le chant, les prosternations («métanies ») et les diverses attitudes. Cette participation corporelle favorise l’accès à une vie spirituelle plus directement placée sous la motion de l’Esprit-Saint, parce que moins tributaire de l’activité humaine de nos facultés sensibles et rationnelles.
C’est pour favoriser de cette façon la vie profonde du cœur que les auteurs dont les œuvres sont réunies dans la Philocalie conseillent certains moyens psycho-physiques, comme la concentration de l’attention sur l’emplacement du cœur et la récitation de la prière sur le rythme de la respiration. Ces pratiques ne constituent pas une méthode destinée à produire d'elle-même un résultat, elles ne prétendent pas se substituer à l’action du Saint-Esprit, mais elles peuvent contribuer au recueillement actif des puissances de l'âme et favoriser l’éclosion de la prière du cœur.
24. GRÉGOIRE PALAMAS, Défense des saints hésychastes, Triade Il, 3, 31 et 40 ; Ed. Jean MEYENDORFF, Louvain, 1959, p. 448 et 466.
25. JEAN DE LA CROIX. Vive flamme B, Str. 3, 47-48 ; trad. cit., p. 1516-1517.
26. S. MACAIRE D'EGYPTE. Homélies spirituelles. 17, 12 ; trad. cit., p. 215.
27. Cf. ce qui sera dit plus loin, à propos de la « nuit active de l‘esprit ».
28. Thérèse d'Avila a souligné à diverses reprises que la prière vocale peut « aider l‘esprit à se recueillir beaucoup plus rapidement que toute autre » (Chemin de la Perfection, 30 ; dans (Œuvres complètes, trad. GREGOIRE DE SAINT-JOSEPH, Paris, 1948. p. 722) ; cf. Ibid, 27, p. 708 ; 32, p. 735-736.
29. JEAN DE LA CROIX, Montée du Carmel, 12, 2-5 ; trad. cit., p. 675-677.