Novelius a écrit :Bonjour.
Je me posais la question sur la manière dont l'Orthodoxie "évangélise" autour d'elle et notamment en occident.
En effet ici en Belgique et en France je vois l'église comme n'ayant pas vraiment une volonté "missionnaire", à un point tel que les premiers mots du prêtre que j'ai contacté pour lui faire part de ma volonté de devenir orthodoxe ont été " Vous voulez devenir orthodoxe ? c'est bizarre !". Mais j'ai cru comprendre sur d'autre message de ce forum qu'aux USA par exemple l'Eglise s'était montrée plus missionnaire avec comme résultats beaucoup de conversion. J'ai lu aussi qu'en Allemagne et en Italie ou il y à plus d'orthodoxes c'est assez fermé envers les "autochtones" également.
Je cherche à comprendre la raison de cette "timidité" pensez vous qu'il y à d'abord une volonté de conserver le troupeau issus de l'immigration au bercail avant de se tourner vers les autochtones ? Ou bien est-ce une question de mentalité ? Ou peut être que l'activité missionnaire est tournée avant tout vers les pays historiquement orthodoxes qui ont souffert du communisme et nécessite une re-christianisation ?
Qu'en pensez vous ?
En guise de liminaire, je voudrais d'abord signaler que l'action missionnaire orthodoxe s'exerce à l'heure actuelle essentiellement en Afrique subsaharienne. En ce qui concerne l'Europe occidentale, il s'agit plus tôt de l'interaction entre le milieu récepteur et la foi qui est reçue.
Je pense qu'il y a un facteur simple, que j'ai déjà expliqué, qui est celui de la barrière linguistique et culturelle. Les immigrants orthodoxes qui arrivent aujourd'hui en Europe occidentale et dans les pays anglo-saxons sont de culture anglo-américaine, contrairement aux générations précédentes où la culture allemande prédominait (sauf en Grèce où il y a toujours eu aussi une influence culturelle française et italienne très forte, et au Liban où subsiste une petite présence francophone; disons qu'en Grèce, encore aujourd'hui, mais moins que dans le passé, culture et langue allemandes, françaises et italiennes arrivent à faire quelque peu contrepoids à la culture anglo-américaine et à la langue anglaise - la Grèce connaissant aussi, au demeurant, une montée de l'espagnol ces dernières décennies; ce n'est pas le cas, depuis très longtemps, dans d'autres pays de tradition orthodoxe, et à cet égard, il ne faut pas se faire d'illusions quant à la propagande massive qui visait, voici une vingtaine d'années, à nous présenter l'allemand comme la langue internationale de l'ancien bloc soviétique: je n'ai jamais rencontré un seul ex-Soviétique avec qui j'ai pu parler allemand, et, même en Transylvanie, je n'ai constaté qu'une présence tout à fait résiduelle de l'allemand - je garde en particulier un très mauvais souvenir d'avoir été accueilli en américain dans la dernière librairie allemande de Hermannstadt: vraisemblablement, le libraire ne connaissait pas la langue des livres qu'il était censé vendre; pour le reste je pense que l'allemand était encore la première langue étrangère en Union soviétique en 1960, mais que le déclin a été très rapide ensuite). Disons que la présence de la culture américaine et de la langue anglaise est beaucoup plus massive, beaucoup plus pesante dans les anciens pays communistes que dans les pays d'Europe occidentale. Ceci explique qu'il y a une véritable barrière mentale de ces immigrants orthodoxes à l'égard des pays d'immigration d' Europe continentale, alors qu'elle n'existe pas à l'égard des pays anglo-saxons. Je le constate depuis des années dans ma ville, où, parmi les étrangers venus de pays de tradition orthodoxe arrivés ces vingt dernières années, seuls les Grecs (peu nombreux, et plus souvent étudiants ou fonctionnaires internationaux que vraiment décidés à rester pour la vie) connaissent le français; les autres, même après vingt-cinq ans de résidence, ne communiquent avec les autochtones qu'en anglais d'aéroport (le cas le plus célèbre chez nous est celui d'un homme d'affaires et mécène sportif de nationalité russe et de confession sunnite qui fait beaucoup dans nos
media ces derniers mois). Evidemment, comme il est difficile de se faire servir dans les magasins ou dans les administrations des pays d'Europe occidentale en roumain, russe, serbe, ukrainien, etc., les immigrants venus de ces pays d'Europe centrale et orientale sont quand même forcés d'avoir recours à une langue étrangère pour les quelques interactions qu'ils peuvent avoir avec l'environnement. Chez nous, ils ont systématiquement recours à l'anglais simplifié, qui permet des contacts purement utilitaires avec les autochtones (payer au restaurant, se faire servir dans une administration, etc.) tout en évitant d'avoir à apprendre la langue du pays et d'être exposé à ses
media (pour ne même pas parler de la culture). Or, dans les pays anglo-saxons, il se trouve que cet anglais d'aéroport ne peut pas fonctionner comme barrière vis-à-vis de la population autochtone, puisque celle-ci est précisément de langue anglaise... Il y est donc impossible de faire comme si le milieu ambiant n'existait pas, de lui nier toute forme de culture ou de refuser de voir la quête de spiritualité d'une partie de sa population. Ce facteur linguistique et culturel, joint à l'ancienneté de l'immigration, explique que tous les diocèses orthodoxes en Amérique du Nord aient fini par s'ouvrir sur la société d'accueil et qu'il y ait eu de belles réussites du point de vue missionnaire.
Je voudrais aussi signaler que les immigrants grecs, roumains, slaves ou arabes qui sont arrivés en masse en Amérique du Nord dans la période 1880-1930 étaient, dans leur immense majorité, réellement chrétiens orthodoxes, puisqu'issus de milieux populaires enracinés dans certaines traditions religieuses que le communisme n'avait pas encore détruites . Il n'en a été ainsi ni des immigrations politiques des années 1918-1922 en Europe continentale (une grande partie de ceux qui ont fui le communisme appartenant à des milieux déchristianisés, superficiellement occidentalisés et marqués par l'occultisme) ni des immigrations économiques de la période 1990-2010 en Europe continentale et dans les pays anglo-saxons (les immigrants venant de pays de l'ancien bloc soviétique où, à la seule exception de la Roumanie et de la Géorgie, la déchristianisation avait été massive). C'est aussi un facteur qu'il ne faut pas négliger: en pratique, les paroisses qui s'ouvrent aujourd'hui dans des pays d'immigration massive en provenance de l'Europe centrale et orientale comme l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne ou la Grande-Bretagne se veulent surtout, par la force des choses, des centres culturels et des lieux de rencontre, à l'usage de personnes sans pratique religieuse, souvent non baptisées (sauf les Roumains et les Géorgiens) et pour qui l'Eglise est surtout un reflet du pays qu'on a dû quitter. Un prêtre m'avait ainsi expliqué un jour que sa paroisse était exclusivement un lieu où l'on se réunissait pour parler du pays d'origine.
Il faut aussi prendre en compte la société d'accueil elle-même. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas imaginer ce qu'est le désintérêt pour la religion en Allemagne et en Suisse (sauf Genève et Neuchâtel qui ont brisé le système des Eglises fonctionnarisées) en raison de l'organisation bismarckienne du christianisme où prêtres et pasteurs sont des
Beamten comme les autres tandis que la religion est un service public destiné à des manifestations aussi primordiales que les inaugurations de tronçons d'autoroutes. C'est pour cela que je ne peux guère jeter la pierre au clergé orthodoxe s'agissant de la situation en terre germanophone: je pense aussi que je serais désespéré avant même de commencer si je voulais évangéliser dans un pareil contexte. Bref, pour un million d'orthodoxes en Allemagne et des centaines de milliers dans les autres pays germanophones, on se retrouve avec peut-être quatre paroisses germanophones (à Munich, à Eupen [Belgique] et à Düsseldorf, dans la juridiction du patriarcat de Constantinople; à Hambourg, dans la juridiction de l'Eglise orthodoxe de Pologne) et un monastère orthodoxe allemand (curieusement dans la juridiction du patriarcat de Bulgarie).
Le cas italien ne reproduit pas exactement le cas allemand. La société d'accueil y était plus réceptive à l'égard du message de l'Orthodoxie. C'est tout de même le seul pays d'Europe continentale où on a vu la population d'un village (Montaner) passer en masse à l'Orthodoxie. Il y a eu des conversions - certes pas des foules, mais suffisamment pour créer une Orthodoxie autochtone. Il faut aussi ajouter un mouvement encore timide de retours à l'Orthodoxie parmi les Italo-Albanais et les Italo-Grecs de l'Italie du Sud, uniatisés au Moyen Âge. Si l'on ne doit rien espérer, du point de vue religieux, de l'actuelle immigration de masse nominalement orthodoxe dans la péninsule italienne - qui est surtout l'occasion de toutes sortes de compromissions de la foi pour obtenir des lieux de culte sans les construire soi-même -, il n'en reste pas moins que l'action de certains orthodoxes des années 1970-1980 a abouti à la création d'un certain nombre de paroisses italiennes, notamment en Sardaigne et à Turin, et qu'il y a aussi plusieurs monastères orthodoxes italiens. De plus, certaines paroisses issues d'immigrations plus anciennes ont su jouer un rôle que ne jouent pas les paroisses des immigrations actuelles: pendant des années, l'église orthodoxe de langue grecque de Milan a édité une revue théologique en italien, de bonne tenue, qui portait le nom de
Simposio cristiano.
Si l'Italie est un cas intermédiaire entre l'Allemagne et les pays francophones, les pays francophones sont eux-mêmes un cas intermédiaire entre l'Italie et l'Amérique du Nord. Là aussi, le moins que l'on puisse dire est que le premier souci du clergé n'a pas été le témoignage. Mais il y a eu constitution d'une Orthodoxie autochtone qui, même si elle n'a ni les effectifs, ni les moyens matériels de l'Orthodoxie autochtone en Amérique du Nord (à cet égard, la quantité de livres publiés en anglais par les orthodoxes d'Amérique est stupéfiante), paraît promise à une existence relativement vigoureuse. Il ne faut pas oublier le rayonnement des monastères fondés par l'archimandrite Placide Deseille (qui a d'ailleurs aussi une importante activité éditoriale) et le travail de traduction sans équivalent de l'archimandrite Denis Guillaume.
En conclusion, pour répondre à votre question, je crois que les raisons pour lesquelles l'Orthodoxie évangélise pas ou peu en Europe occidentale sont les suivantes:
- "mentalité", pour reprendre votre expression, c'est-à-dire que, sauf dans le cas des Grecs (et des Arabes syro-libanais en pays francophone), il y a une très forte barrière culturelle et linguistique entre les populations venues de pays où l'Orthodoxie était encore importante au début du XXe siècle et les populations autochtones de ces pays où l'Orthodoxie a disparu vers le XIe siècle; très souvent, d'ailleurs, les pays d'Europe continentale ne sont perçus en Europe centrale, en Europe orientale ou au Moyen-Orient que comme des succédanés des Etats-Unis d'Amérique, des parents pauvres des USA, une sorte de second choix par rapport à l'émigration en Amérique du Nord; il vous suffit de voir le grand écart pratiqué par des pays de l'ancien bloc soviétique ayant adhéré à l'OTAN ou à l'UE (et pas seulement des pays d'influence orthodoxe: voir le cas de la Pologne) qui veulent vivre à l'américaine avec des subventions versées par l'Allemagne et la France;
- profonds ravages exercés par le phylétisme à partir du XIXe siècle, surtout au sein du clergé; dans ce contexte, l'oecuménisme, dont on voudrait faire le principal responsable de cette léthargie, n'est souvent qu'un paravent commode du phylétisme; il est d'ailleurs intéressant de constater que des Eglises locales qui condamnaient farouchement l'oecuménisme n'avaient en même temps aucune activité apostolique (cas de l'Eglise russe hors frontières), tandis que l'oecuménisme affiché par le patriarcat d'Antioche ne l'a pas empêché d'être très missionnaire en Amérique du Nord; c'est en fait le phylétisme qui explique que l'on en arrive à confondre ethnie et religion (ce qui est cocasse s'agissant d'ethnies devenues parfois sans religion dans des proportions de 80%...) et que l'on puisse faire des remarques aussi choquantes que celle que vous citez;
- fait que vous avez justement remarqué en posant votre question, le fait que les populations venant de l'ancien bloc soviétique sont déchristianisées en profondeur (à l'exception des Roumains et des Géorgiens) n'arrange pas du tout les choses; on ne peut évidemment attendre d'un immigré nominalement orthodoxe (dont, en fait, les arrière-grands-parents représentent la dernière génération à avoir été baptisée et catéchisée, qui n'allait jamais à l'église dans son pays et qui attend de sa paroisse qu'elle fonctionne comme centre d'animation socio-culturelle) le même enthousiasme que celui des immigrés musulmans, par exemple, qui ont toujours baigné dans leur religion et la connaissent de l'intérieur;
- enfin, l'action plus ou moins corrosive du milieu récepteur: il est clair que, dans le contexte des pays francophones, la multiplication des ecclésioles "vagantes" et l'attitude de certains convertis en quête perpétuelle d'honneurs ecclésiastiques a aussi refroidi les meilleures volontés du côté de Constantinople, de Bucarest ou de Moscou. La déloyauté de certains convertis à l'égard des diocèses qui les accueillaient a parfois été très décevante.
Il s'ensuit donc que la solution du problème se trouve essentiellement dans les mains des francophones eux-mêmes. C'est à nous de savoir chercher la tradition orthodoxe là où elle est et c'est à nous de nous comporter en grands garçons. Bien sûr, cela demande plus d'efforts que si tout nous était donné tout cuit dans la bouche. Mais c'est aussi plus exaltant. Je crois qu'à cet égard, l'exemple des monastères fondés par l'archimandrite Placide, qui ont su s'imprégner en profondeur de la tradition orthodoxe grecque tout en s'attachant à l'enracinement d'une Orthodoxie francophone et autochtone, est très riche d'enseignements; mais il y a bien d'autres exemples. Autrement dit, même si vous voulez participer à l'épanouissement de l'Orthodoxie francophone, vous ne perdrez pas votre temps à apprendre l'arabe, le grec, le roumain, le russe ou le serbe, selon ce qui vous intéresse le plus, et à aller cueillir des fruits que vous pourrez ensuite répandre autour de vous.