1922, anatomie d'un désastre
Publié : dim. 12 juin 2016 18:24
On ne peut qu'être frappé par la quasi-absence de littérature en d'autres langues que le grec et le turc sur la guerre gréco-turque de 1919-1922.
Du point de vue chrétien orthodoxe, c'est pourtant une guerre dont les conséquences se font encore sentir aujourd'hui.
En effet:
1. L'élimination de la population orthodoxe de la côte égéenne, parachevant le génocide des Pontiques commencé dès 1914 et le génocide arménien commencé en 1915, constitue, avec l'échange des populations en 1923-1924 (touchant surtout la Cappadoce, dernière région d'Asie mineure qui conservait un peuplement orthodoxe appréciable après la catastrophe de 1922), l'avant-dernier acte de la disparition totale de la population chrétienne de l'actuelle République turque (le dernier acte sera l'expulsion de la population orthodoxe d'Istamboul entre 1955 et 1974).Rappelons que, si les orthodoxes de Turquie avaient eu le même taux de natalité que ceux du Liban, et en l'absence des génocides et expulsions mentionnés ci-dessus, l'actuelle République turque compterait 5 millions de chrétiens orthodoxes (soit mille fois plus que le chiffre actuel). La Turquie aurait sans nul doute un visage plus européen, et un phénomène du type Erdogan serait plus difficile. Cette guerre a réellement créé une Turquie non-européenne, islamiste (le masque de la laïcité kémaliste étant tombé depuis longtemps) et ethniquement pure (malgré le problème kurde), alors que le passé ottoman portait en lui les germes d'un Etat qui aurait été certes turc et musulman sunnite, mais qui aurait accordé aux minorités chrétiennes au minimum les garanties qui sont les leurs, par exemple, en Jordanie.
2. La guerre de 1919-1922 et l'échange de populations de 1923-1924 ayant privé le patriarcat de Constantinople de l'essentiel de ses fidèles, celui-ci ne pouvait se résigner à être l'institution purement nationale que souhaitait la République turque. Ceci a eu à la fois des conséquences négatives (l'oecuménisme à tout crin destiné à donner au patriarcat un rôle diplomatique) et des conséquences positives (la nécessité, pour survivre, de s'internationaliser: il n'est pas sûr qu'un patriarcat de Constantinople fonctionnant comme une Eglise locale de Turquie avec plusieurs millions de fidèles aurait accueilli des diocèses comme celui de la rue Daru, des Carpatho-russes de Pennsylvanie ou des Ukrainiens du Canada).
3. Les orthodoxes d'Asie mineure réfugiés en Grèce, qui avaient conservé une foi plus traditionnelle, ont revivifié une Eglise de Grèce qui avait été ravagée par le modernisme agressif du roi bavarois Othon.
4. Les réfugiés d'Asie mineure ont créé des communautés orthodoxes à travers le monde, qui auraient pu être un puissant foyer missionnaire si le phylétisme, le conformisme et l'oecuménisme n'avaient pas pris le dessus. Ce n'est finalement qu'environ 80 à 90 ans après les événements que des diocèses du patriarcat de Constantinople, dont le noyau de départ était constitué par des réfugiés d'Asie mineure, ont commencé la sortie du ghetto pour devenir missionnaires (cas des 150'000 Mayas du Guatemala reçus dans l'Orthodoxie par le métropolite de Mexico).
On notera que cette guerre a aussi une extrême importance en dehors du contexte chrétien orthodoxe:
1. Révélation d'un stratège exceptionnel en la personne de Mustafa Kemal, futur Atatürk.
2. Premières interventions du communisme en Asie, dans le sillage du congrès de Bakou de 1920.
3. Premiers coups portés au prestige de la Grande-Bretagne et de la France en tant que puissances coloniales.
4. Le prestige accumulé par Mustafa Kemal en tant que Ghazi ("tueur de chrétiens") au cours de cette guerre allait lui permettre de "renverser la table" en matière de politique intérieure: abolition du sultanat puis du califat (cette dernière décision ayant une portée immense à l'échelle de tout l'Islam, et il faudra attendre 2014 pour voir la recréation d'un califat, au demeurant immédiatement contesté) et création d'une république dont la moindre innovation n'aura pas été l'instauration du premier régime de parti unique en dehors de la Russie soviétique. Et oui, avant même Mussolini (qui arrive au pouvoir le 31 octobre 1922, mais doit attendre le 6 novembre 1926 pour faire du parti national fasciste l'unique parti autorisé en Italie), c'est Mustafa Kemal qui, le premier, montre au monde que la formule du parti unique peut fonctionner en dehors d'un régime communiste. La formule d'un parti unique non communiste sera imitée par la grande majorité des pays du Tiers monde, et parfois avec de bons résultats (qui peut contester qu'en Côte d'Ivoire, le régime du PDCI, parti unique de Félix Houphouët-Boigny, avait eu de meilleurs résultats en matière de prospérité, de progrès et même de liberté que les tribalismes rebaptisés du nom de multipartisme qui lui ont succédé ?).
Malgré ses conséquences durables, cette guerre n'est pratiquement jamais étudiée en tant que telle en dehors de la Grèce et de la Turquie, la littérature en anglais et en français se focalisant surtout sur le massacre final (Smyrne, septembre 1922), au demeurant brillamment évoqué par le cinéaste américain d'origine micrasiate Elia Kazan dans son roman Beyond the Aegean, naguère traduit en français sous le titre Au-delà de la mer Égée (c'est une édition française du Livre de Poche que j'ai lue, alors en garnison dans l'Ajoie).
Il faut donc saluer l'opuscule publié en 2015 par les célèbres éditions Osprey,avec un texte de Philip S. Jowett et des illustrations de Stephen Walsh, sous le titre Armies of the Greek-Turkish War 1919-22 (numéro 501 de la prestigieuse collection Men-at-Arms).
Du point de vue chrétien orthodoxe, c'est pourtant une guerre dont les conséquences se font encore sentir aujourd'hui.
En effet:
1. L'élimination de la population orthodoxe de la côte égéenne, parachevant le génocide des Pontiques commencé dès 1914 et le génocide arménien commencé en 1915, constitue, avec l'échange des populations en 1923-1924 (touchant surtout la Cappadoce, dernière région d'Asie mineure qui conservait un peuplement orthodoxe appréciable après la catastrophe de 1922), l'avant-dernier acte de la disparition totale de la population chrétienne de l'actuelle République turque (le dernier acte sera l'expulsion de la population orthodoxe d'Istamboul entre 1955 et 1974).Rappelons que, si les orthodoxes de Turquie avaient eu le même taux de natalité que ceux du Liban, et en l'absence des génocides et expulsions mentionnés ci-dessus, l'actuelle République turque compterait 5 millions de chrétiens orthodoxes (soit mille fois plus que le chiffre actuel). La Turquie aurait sans nul doute un visage plus européen, et un phénomène du type Erdogan serait plus difficile. Cette guerre a réellement créé une Turquie non-européenne, islamiste (le masque de la laïcité kémaliste étant tombé depuis longtemps) et ethniquement pure (malgré le problème kurde), alors que le passé ottoman portait en lui les germes d'un Etat qui aurait été certes turc et musulman sunnite, mais qui aurait accordé aux minorités chrétiennes au minimum les garanties qui sont les leurs, par exemple, en Jordanie.
2. La guerre de 1919-1922 et l'échange de populations de 1923-1924 ayant privé le patriarcat de Constantinople de l'essentiel de ses fidèles, celui-ci ne pouvait se résigner à être l'institution purement nationale que souhaitait la République turque. Ceci a eu à la fois des conséquences négatives (l'oecuménisme à tout crin destiné à donner au patriarcat un rôle diplomatique) et des conséquences positives (la nécessité, pour survivre, de s'internationaliser: il n'est pas sûr qu'un patriarcat de Constantinople fonctionnant comme une Eglise locale de Turquie avec plusieurs millions de fidèles aurait accueilli des diocèses comme celui de la rue Daru, des Carpatho-russes de Pennsylvanie ou des Ukrainiens du Canada).
3. Les orthodoxes d'Asie mineure réfugiés en Grèce, qui avaient conservé une foi plus traditionnelle, ont revivifié une Eglise de Grèce qui avait été ravagée par le modernisme agressif du roi bavarois Othon.
4. Les réfugiés d'Asie mineure ont créé des communautés orthodoxes à travers le monde, qui auraient pu être un puissant foyer missionnaire si le phylétisme, le conformisme et l'oecuménisme n'avaient pas pris le dessus. Ce n'est finalement qu'environ 80 à 90 ans après les événements que des diocèses du patriarcat de Constantinople, dont le noyau de départ était constitué par des réfugiés d'Asie mineure, ont commencé la sortie du ghetto pour devenir missionnaires (cas des 150'000 Mayas du Guatemala reçus dans l'Orthodoxie par le métropolite de Mexico).
On notera que cette guerre a aussi une extrême importance en dehors du contexte chrétien orthodoxe:
1. Révélation d'un stratège exceptionnel en la personne de Mustafa Kemal, futur Atatürk.
2. Premières interventions du communisme en Asie, dans le sillage du congrès de Bakou de 1920.
3. Premiers coups portés au prestige de la Grande-Bretagne et de la France en tant que puissances coloniales.
4. Le prestige accumulé par Mustafa Kemal en tant que Ghazi ("tueur de chrétiens") au cours de cette guerre allait lui permettre de "renverser la table" en matière de politique intérieure: abolition du sultanat puis du califat (cette dernière décision ayant une portée immense à l'échelle de tout l'Islam, et il faudra attendre 2014 pour voir la recréation d'un califat, au demeurant immédiatement contesté) et création d'une république dont la moindre innovation n'aura pas été l'instauration du premier régime de parti unique en dehors de la Russie soviétique. Et oui, avant même Mussolini (qui arrive au pouvoir le 31 octobre 1922, mais doit attendre le 6 novembre 1926 pour faire du parti national fasciste l'unique parti autorisé en Italie), c'est Mustafa Kemal qui, le premier, montre au monde que la formule du parti unique peut fonctionner en dehors d'un régime communiste. La formule d'un parti unique non communiste sera imitée par la grande majorité des pays du Tiers monde, et parfois avec de bons résultats (qui peut contester qu'en Côte d'Ivoire, le régime du PDCI, parti unique de Félix Houphouët-Boigny, avait eu de meilleurs résultats en matière de prospérité, de progrès et même de liberté que les tribalismes rebaptisés du nom de multipartisme qui lui ont succédé ?).
Malgré ses conséquences durables, cette guerre n'est pratiquement jamais étudiée en tant que telle en dehors de la Grèce et de la Turquie, la littérature en anglais et en français se focalisant surtout sur le massacre final (Smyrne, septembre 1922), au demeurant brillamment évoqué par le cinéaste américain d'origine micrasiate Elia Kazan dans son roman Beyond the Aegean, naguère traduit en français sous le titre Au-delà de la mer Égée (c'est une édition française du Livre de Poche que j'ai lue, alors en garnison dans l'Ajoie).
Il faut donc saluer l'opuscule publié en 2015 par les célèbres éditions Osprey,avec un texte de Philip S. Jowett et des illustrations de Stephen Walsh, sous le titre Armies of the Greek-Turkish War 1919-22 (numéro 501 de la prestigieuse collection Men-at-Arms).