Grecia Salentina

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Claude le Liseur
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Grecia Salentina

Message par Claude le Liseur »

Mercredi dernier, j'ai eu l'occasion de traverser en voiture la Grecia Salentina.

Ces quelques villages de la province de Lecce, dans les Pouilles, constituent avec une petite communauté de Calabre, les derniers restes de la Magna Græcia de l'Antiquité. Dans cette partie rurale du Salento, on est supposé parler un dialecte grec, le griko, naturellement un peu latinisé après tant de siècles.

En 1996, dans sa Géopolitique de l'Italie, Bruno Teissier écrivait que leur langue était en perdition et leur identité plus très vivace. Alors, une vingtaine d'années plus tard...

J'ai traversé la Grecia Salentina avec en mains le livre de Basile Koukousas, acheté à Athènes dans mes jeunes années, Η Επαρχία Υδρούντος της Νοτίου Ιταλίας (Le diocèse d'Otrante d'Italie du Sud), éditions Tertios, Katerini 2002.

D'après le guide Lonely Planet Pouilles, s.l. 2016, p. 253, la Grèce salentine comprend les douze communes de Calimera, Carpignano Salentino, Castrignano dei Greci, Corigliano d'Otranto, Cutrofanio, Martano, Martignano, Melpignano, Sogliano Cavour, Soleto, Sternatia et Zollino. Le guide Michelin Pouilles et Basilicate, Boulogne Billancourt 2015, p. 283, précise que Sternatia est le "dernier bourg à perpétuer l'usage du griko sur les enseignes des boutiques".

Bien sûr, un village qui s'appelle Calimera a de la peine à cacher ses origines. Mais, à l'autre bout de la terre d'Otrante, il y a Gallipoli, au nom tout aussi grec, et qui n'a plus rien de grec.

Les conditions climatiques difficiles de cette semaine-là, avec une pluie pratiquement ininterrompue, la nuit qui tombait à 17 heures, les difficultés liées à la signalisation, pas toujours très adéquate dans les Pouilles, le réseau routier qui ne facilite pas toujours le retour en arrière du voyageur qui a manqué un croisement, le choix de parcourir Otrante et Lecce dans la soirée, la nécessité de rentrer à Brindisi à une heure raisonnable, le manque de temps, tout cela a fait que j'ai manqué Sternatia où j'aurais donc dû voir des inscriptions en grec. J'ai traversé Corigliano d'Otranto au superbe château fort dont la façade a été refaite à l'époque baroque, Castrignano dei Greci, Martano et Calimera.

On sait qu'après la conquête du Catépanat d'Italie par les Normands en 1071, l'occupant a lentement étouffé la foi orthodoxe, et que cette lente strangulation a pris plus d'intensité après l'échec de la tentative de reconquête romaine ("byzantine") par Manuel Comnène en 1155-1156 (cf. Nino Lavermicocca, Puglia bizantina, Capone Editore, Bari 2012, p. 11), après la mort de Frédéric II de Hohenstaufen (ouvert à la culture grecque et en difficultés avec la Papauté) en 1250 et après la chute définitive de l'Empire romain d'Orient en 1453. L'Inquisition, les ordres mendiants, le pouvoir politique angevin puis aragonais, la violence et la persuasion ont joué leur rôle. Pourtant, dans une autre région des Pouilles, à Massafra, les fresques de la crypte Saint-Léonard montrent qu'il y avait encore là-bas des orthodoxes au XIVe siècle. Et la guide de l'office du tourisme de Massafra se garde bien d'évoquer pour quelles raisons ces orthodoxes "grecs" accompagnaient leurs fresques en pur style byzantin d'inscriptions en latin. Moi, j'ai mon idée, mais c'est un autre sujet.

Toujours est-il qu'on peut tenir pour acquis que la foi orthodoxe était totalement éteinte dans la Grecia Salentina au XVe siècle et que la population des douze communes était uniate. Une fois la religion éteinte, il restait encore à faire disparaître le rit lui-même. Même si un uniate ukrainien ou transylvain d'aujourd'hui, dont la haine de tout ce qui est orthodoxe est constitutive de l'identité, ne peut pas le comprendre, il est clair que la persistance des uniates dans ce coin de la botte italienne était quand même subversive en ce qu'elle rappelait qu'un autre rit et une autre langue avaient existé. (En revanche, cela, un uniate arabe le comprend sans peine.) Alors, tout en anéantissant tout ce qui était orthodoxe, en détachant les rites de la foi dont ils avaient autrefois été l'expression, en travestissant les textes liturgiques (Koukousas, p. 295: exemple d'un manuscrit liturgique grec avec insertion du Filioque), on avait laissé subsister, pendant plusieurs générations, un clergé de rit byzantin et de langue grecque, mais de foi papaline, marginalisé, sans hiérarchie propre, et en habituant lentement le peuple à l'idée de rejoindre le rit tridentin, porté par une Eglise riche et prestigieuse à laquelle tout le monde appartenait en dehors de leurs douze villages... et à laquelle appartenaient leurs seigneurs. Alors, quand les uniates eux-mêmes étaient devenus trop peu nombreux, on décrétait la fin du rit byzantin à la mort du dernier prêtre.
Claude le Liseur
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Re: Grecia Salentina

Message par Claude le Liseur »

Voici, d'après Koukousas, les dates à laquelle le rit byzantin, l'usage du grec comme langue liturgique et l'Eglise uniate ont pris fin dans les villages de la Grèce salentine:

Soleto : 1678 (p. 201)

Martano : église latine consacrée en 1633, fin du rit byzantin au milieu du XVIIe siècle (p. 204)

Martignano : après 1650 (p. 205)

Zollino : fin du XVIIe siècle (p. 207)

Corigliano d'Otranto : milieu du XVIIe siècle (p. 209)

Castrignano dei Greci : pas de date chez Koukousas; Carlos Solito (traduit de l'italien par Françoise Lenoir), Salento, Mario Adda Editore, Bari 2013, p. 130, donne la date de 1614

Melpignano : pas de date chez Koukousas, qui indique que l'archevêque latin d'Otrante Lucio Morra y signale la présence de quatre prêtres mariés uniates lors de son inspection du 12 décembre 1607 (p. 212); on se doute bien que la présence d'un clergé marié, même uni à la Papauté, posait sur le long terme un problème pastoral alors que la Réforme tridentine faisait la promotion du célibat sacerdotal dans le clergé latin

Carpignano Salentino : milieu du XVIIe siècle (p. 217)

Sogliano Cavour, historiquement Sogliano : fin du XVIIe siècle

Calimera : 1663 (p. 221)

Sternatia : 1662 (p. 222)

Je n'ai pas trouvé d'informations plus précises pour Cutrofanio, communauté tout juste mentionnée p. 219.

Il semble donc que le rit byzantin ait disparu en premier à Castrignano dei Greci en 1614, en dernier à Zollino et Sogliano Cavour sept ou huit décennies plus tard. On notera la disparition assez rapprochée des "gréco-catholiques" à Sternatia, Calimera et Soleto entre 1662 et 1678. Quoiqu'il en soit, on se doute bien que la disparition de l'uniatisme, avec tout ce qu'il comportait d'éléments gênants du point de vue de la discipline tridentine (prêtres mariés, communion sous les deux espèces...), dans les douze communes en l'espace d'un seul siècle, ne relève pas du hasard, mais d'une politique délibérée, et au demeurant fort bien menée. Au bout de cinq siècles d'existence officielle et de deux siècles de domination totale du paysage puisqu'il n'y avait vraisemblablement plus d'orthodoxes depuis le milieu du XVe siècle, l'uniatisme était en bout de course, incapable de concurrencer un rit romain autrement plus prestigieux, et il suffisait d'attendre le moment où il était suffisamment affaibli pour ne plus remplacer les derniers prêtres. Là où l'on doit reconnaître que cette politique fut habilement conduite, c'est que les autorités étaient suffisamment patientes pour tenir compte de la situation de chaque village, et étaler la disparition du rit byzantin et du grec liturgique dans les douze communes sur 80 ans plutôt que de l'éliminer d'un seul coup dans l'ensemble de la Grecia Salentina.

De tout cela, on ne trouve plus guère de vestiges, à part les deux cryptes byzantines de Carpignano Salentino (cf. Solito, op. cit., pp. 132-135 ; Lavermicocca, op. cit., pp. 74-75). Je dirais qu'on en trouve même plutôt moins que dans d'autres régions de l'Apulie et de la Lucanie voisine. Là encore, à mon avis, ce n'est pas l'effet du hasard ; on avait évidemment intérêt à construire le plus d'églises latines là où le rit byzantin avait été le mieux implanté.
Claude le Liseur
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Re: Grecia Salentina

Message par Claude le Liseur »

Ainsi, comme nous l'avons vu, l'Orthodoxie avait disparu de la Grèce salentine dès le XVe siècle, et l'uniatisme lui-même y était éteint à la fin du XVIIe siècle.

Disparition de la religion au XVe siècle, disparition des rites et de la langue liturgique au XVIIe, il aurait été surprenant que la langue elle-même ne finît par disparaître.

Il est certain qu'avant l'unité italienne en 1860-1861, la généralisation du toscan adapté en "langue italienne", la construction de l'Etat-nation, l'enseignement obligatoire en italien, les douze villages, ou à tout le moins le "noyau dur" constitué par les neuf communes de Calimera, Martano, Castrignano dei Greci, Corigliano d'Otranto, Melpignano, Soleto, Sternatia, Zollino et Martignano, parlaient réellement le dialecte griko, dernier reste du grec de la Grande-Grèce, naturellement mêlé de plus de vocabulaire latin, mais un dialecte grec bien vivant.

Nous savons qu'en France, malgré la généralisation de l'enseignement primaire en français dès 1833 (loi Guizot)et le service militaire obligatoire pour la population mâle dès 1872 (loi Cissey), et même en excluant le cas particulier de l'Alsace-Moselle, il y avait encore des personnes âgées qui ne parlaient qu'occitan ou breton en 1970. Je me souviens ainsi d'avoir vu une archive télévisée qui évoquait le vote d'un vieil homme qui ne parlait que béarnais lors de l'élection présidentielle française de décembre 1965 ; mais c'était déjà une rareté justifiant un reportage à la télévision. Compte tenu du fait que les Grikos étaient une toute petite minorité en comparaison des Bretons ou des Occitans et qu'ils avaient sans doute été plus vite et plus tôt pénétrés par la langue dominantes, ces exemples m'autorisent à croire que des unilingues grécophones, n'ayant aucune notion d'italien voire de dialecte salentinais, ont pu subsister dans la Grecia salentina jusque vers 1900.

Je ne me faisais donc guère d'illusions. Si l'occitan, langue qui a toujours bénéficié de maisons d'édition, de périodiques, et même d'un modeste enseignement dans les écoles publiques à partir de la loi Deixonne de 1951, a pu tomber, en un siècle, de 10 millions de locuteurs à moins de 100'000, il était fort à craindre que le grec des Pouilles, parlé sur un territoire qui ne compte qu'environ 40'000 habitants, ait été "en perdition", pour reprendre l'expression de Bruno Teissier.

Et de fait, rien ne distingue les quatre villages "grecs" que j'ai traversés des autres villages de la terre d'Otrante, aujourd'hui province de Lecce. Encore ma femme a-t-elle trouvé que Castrignano dei Greci, Martano et Calimera faisaient plus dépeuplés, plus éteints, plus abandonnés que tous les autres villages que nous avions traversés dans les Pouilles. Peut-être y a-t-il vraiment, comme l'affirme le guide Michelin, des inscriptions en griko à Sternatia, localité que je n'ai pas traversée. Mais, dans les autres villages, à peine y avait-il une enseigne de pharmacien en grec à Corigliano d'Otranto, qui soulignait plus la mort de la langue que sa vitalité, un peu comme le pêcheur qui donne un nom breton à son chalutier alors qu'il lui donnait un nom français quand il parlait encore breton. Il ne suffit pas que tous les villages soient précédés d'un panneau proclamant Kalos irtate en griko et que, sur ces mêmes panneaux, la bienvenue soit souhaitée aux touristes en grec moderne en plus des rituels italien, anglais, allemand et français (toujours dans cet ordre), pour qu'on soit dans une zone hellénophone. En d'autres termes, le grec dans la Grecia salentina réussit l'exploit de donner l'impression d'être encore plus mort que le français à Aoste, en Louisiane et dans les localités "bilingues" de l'Ouest canadien, ce qui n'est pas peu dire.

Tout, absolument tout, est écrit en italien. Même pas les traces de la langue dominée qu'on s'attend à trouver, du style l'indication du nom de la localité en deux langues.

Aucune trace d'architecture grecque, pas d'église visible de style byzantin. Les cimetières, les églises, l'architecture des villages reflètent les croyances et la culture communes aux catholiques des Pouilles, et en plus, ces villages sont plutôt moins intéressants que la moyenne.

Et pourtant...
Claude le Liseur
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Re: Grecia Salentina

Message par Claude le Liseur »

Et pourtant, trois jours avant, à la liturgie à la paroisse orthodoxe de Lecce, liturgie célébrée pour l'essentiel en italien, il y avait un fidèle, à côté de moi, qui priait en grec.

Lorsque nous nous fîmes connaître, à la fin de la liturgie, comme des orthodoxes de Suisse qui venaient faire du tourisme dans la région, cet homme, que je ne reverrai probablement jamais, me donna, en s'exprimant en français par courtoisie envers moi, un témoignage bouleversant qui montre que non, l'amnésie n'est pas totale.

Il m'a expliqué qu'il était originaire de la Grecia salentina. Quand il était enfant, sa mère faisait encore le signe de croix avec trois doigts et s'abstenait de toute alimentation animale le vendredi, sans qu'elle sût d'où venait ces usages qui la distinguaient du reste de la population. Je découvrais ainsi que, deux siècles et demi après la disparition de l'uniatisme et cinq siècles après la disparition de l'Orthodoxie elle-même, certains usages orthodoxes avaient réussi à survivre.

Neuf cents ans de résistance !

Mon interlocuteur avait cherché à savoir à quoi correspondaient les coutumes conservées dans sa famille et d'où elles venaient, et, ainsi, il avait retrouvé l'Orthodoxie.

Puisse le Seigneur protéger ce témoin qui avait illuminé ma journée et faire que beaucoup d'autres, dans la Grecia salentina, fassent comme lui, retournent dans le sein de l'Eglise et fassent prévaloir la mémoire, la fidélité et la liberté sur l'amnésie, l'imitation et l'oppression !
christian
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Re: Grecia Salentina

Message par christian »

Magnifique témoignage, merci!
Claude le Liseur
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Re: Grecia Salentina

Message par Claude le Liseur »

christian a écrit : dim. 19 nov. 2017 9:20 Magnifique témoignage, merci!
Je vous remercie infiniment pour votre appréciation.

J'ai retrouvé la citation exacte de Bruno Teissier (Géopolitique de l'Italie, Complexe, Bruxelles 1996, p. 34):
Les Grecs. Quelques communautés, dont l'identité n'est plus très vivace et la langue en perdition, subsistent dans le Sud de l'Italie, en particulier en Calabre et dans les Pouilles (région d'Otrante). Ils sont le souvenir de la présence byzantine dans ces deux régions jusqu'au XIIe siècle.
Selon une enquête du professeur Marianna Katsoyannou de l'université de Chypre, il ne reste plus que 500 locuteurs du griko en Grecia Calabria (source: http://patrimonilinguistici.it/grecanico-calabria/ ). Cela représente à peu près 2% d'une population de 25'000 habitants. Si la proportion est restée la même en Grecia Salentina, 2% d'une population de 40'000 représenteraient 800 personnes. On aurait donc 1'300 locuteurs du griko, derniers descendants de la Grande-Grèce de l'Antiquité et du Catépanat du Moyen Âge. A peine plus que les 909 francophones recensés en 2001 dans le val d'Aoste par la fondation Emile-Chanoux (http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/i ... ge2002.htm ).
Claude le Liseur
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Re: Grecia Salentina

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : sam. 18 nov. 2017 22:33
J'ai traversé la Grecia Salentina avec en mains le livre de Basile Koukousas, acheté à Athènes dans mes jeunes années, Η Επαρχία Υδρούντος της Νοτίου Ιταλίας (Le diocèse d'Otrante d'Italie du Sud), éditions Tertios, Katerini 2002.

Je découvre que l'auteur, désormais professeur de théologie à l'Université aristotélicienne de Thessalonique, semble considérer que ce qui apparaît comme un sous-titre sur la couverture du livre fait partie intégrante du titre (source : http://www.past.auth.gr/el/node/32 ).

Dont acte. Je le citerai donc une fois avec son titre long:

Η επαρχία Υδρούντος της Νοτίου Ιταλίας. Ελληνική παρουσία και Ορθοδοξία στην Κάτω Ιταλία,

soit Le diocèse d'Otrante d'Italie du Sud. Présence grecque et Orthodoxie en Basse-Italie.
patrik111
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Grecia Salentina et autres sujets

Message par patrik111 »

Je tiens également à remercier Claude le liseur de tous ses posts, toujours argumentés et substantiels, qui m'ont souvent aidé sur le plan intellectuel et spirituel. Et aussi merci à lui de prendre sur son temps de loisir, que je devine plutôt rare, pour nous faire bénéficier de son savoir et de sa réflexion. Peu flagorneur de nature, je n'en tenais pas moins à le dire ici publiquement.

P.S.: J'ai acquis le livre de Tournadre, et je l'ai même offert à un mien ami, lui aussi passionné de langues. Merci à vous, Claude, de nous l'avoir fait connaître.
Patrik111
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Re: Grecia Salentina et autres sujets

Message par Claude le Liseur »

patrik111 a écrit : lun. 20 nov. 2017 0:51 Je tiens également à remercier Claude le liseur de tous ses posts, toujours argumentés et substantiels, qui m'ont souvent aidé sur le plan intellectuel et spirituel. Et aussi merci à lui de prendre sur son temps de loisir, que je devine plutôt rare, pour nous faire bénéficier de son savoir et de sa réflexion. Peu flagorneur de nature, je n'en tenais pas moins à le dire ici publiquement.

P.S.: J'ai acquis le livre de Tournadre, et je l'ai même offert à un mien ami, lui aussi passionné de langues. Merci à vous, Claude, de nous l'avoir fait connaître.


Merci. Je suis très touché. Cela fait chaud au cœur de savoir que son travail est utile à quelqu'un.
Claude le Liseur
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Re: Grecia Salentina

Message par Claude le Liseur »

Dans un livre absolument remarquable (comment, en 283 pages au format de poche, recenser toutes les minorités linguistiques en Italie et toutes les minorités de langue italienne à l'étranger, jusqu'au "kolkhoze italien" qui exista en Crimée dans les années 1930), Fiorenzo Toso indique qu'au recensement de 1921, le dernier recensement italien à avoir contenu des données sur la langue, il n'y avait déjà plus que 19'721 locuteurs du griko (qu'il orthographie grico), et qu'à la date de publication de son livre (2008), l'estimation de 10'000 locuteurs dans le Salento et de 2'000 dans l'Aspromonte était à tout le moins optimiste.

Selon lui (et ces informations sont maintenant vieilles de dix ans - on se doute que la situation s'est aggravée), les dialectes grecs survivaient principalement à Sternatia et à Corigliano d'Otranto, étaient au bord de l'extinction à Melpignano et Soleto, tandis que Carpignano Salentino et Cutrofanio n'étaient déjà plus hellénophones depuis longtemps.

Du côté calabrais, il est possible que le grec survive à Gallicianò et Roghudi, ainsi que parmi des originaires de la Bovesia émigrés à Reggio Calabria ; quelque part entre 1976 et 2008, la langue s'est éteinte à Bova, Amandolea, Roccaforte et San Lorenzo.

Toso indique qu'au XVIe siècle, le grec était parlé dans vingt-sept communes des Pouilles, vingt de Calabre et une de Sicile (Rometta dans l'actuelle ville métropolitaine de Messine).

Cf. Fiorenzo Toso, Le minoranze linguistiche in Italia, Il Mulino, Bologne 2008, pp.134-137.
Claude le Liseur
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Re: Grecia Salentina

Message par Claude le Liseur »

Il n'y a pas que le souvenir de l'Orthodoxie, les monuments byzantins et la langue grecque qui s'éteignent lentement dans les Pouilles. Séjournant à Brindisi, j'ai essayé de trouver le souvenir non seulement de Virgile, mort dans l'antique Brundisium en 19 avant Jésus-Christ, mais aussi de Laurent de Brindes (Lorenzo da Brindisi) (1559-1619), capucin canonisé par Léon XIII en 1881, et dont l'oeuvre littéraire m'intéressait à titre historique, non pas ses polémiques contre Luther, mais ses méditations basées sur la Kabbale juive, ce qui me paraissait un sujet original pour un capucin. Il y avait bien une statue par-ci, une église par-là, mais, pas le moindre ouvrage de lui, ou sur lui, dans la grande librairie de la ville. Il n'y a pas que les monuments qui tombent en ruines ; il y a aussi un patrimoine littéraire qui s'éteint, faute de lecteurs du latin, tant qu'on ne se décidera pas à le traduire.
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