Sur les langues que connaissait Jésus; voilà, ci-dessous, un exposé très complet, le mieux fait à ma connaissance, sur le sujet:
QUELLES LANGUES PARLAIT JESUS ?
A CETTE QUESTION une réponse viendrait volontiers à l’esprit de quiconque a visité l’Etat d’Israël, ouvert ses journaux, vu aux carrefours des routes les panneaux de signalisation, entendu parler sur les ondes de la radio ses hommes politiques et ses commentateurs de nouvelles: la langue juive courante est l’hébreu. En était-il de même il y a deux mille ans ? Non. L’hébreu vivant est une langue moderne, née des remarquables efforts de Ben-Yéhouda, et imposée au « Foyer » sioniste, puis au jeune Etat juif, dans la juste conviction que l’idiome commun est le meilleur ciment de l’unité national. Il n’en allait certainement pas ainsi aux jours du Christ.
Non pas que l’hébreu ne fût point en usage dans le Peuple élu, et même depuis longtemps. La linguistique le range parmi les langues sémitiques, c’est-à-dire parmi tout un groupe d’idiomes apparentés qui étaient utilisés dans une immense région allant de l’Asie Mineure à l’extrême Sud de l’Arabie, de la côte méditerranéenne à la Mésopotamie. Les spécialistes y distinguent trois grands groupes: celui du Nord-Est, auquel appartenaient l’accadien, l’assyrien et le babylonien; celui du Nord-Ouest, auquel se rattachaient le syriaque, le phénicien et d’autres; et celui du Sud dont le représentant le plus important devait être l’arabe du Nord, la langue qui sera celle de Mahomet. L’hébreu, lui, comme le cananéen et l’araméen, se range dans le groupe du Nord-Ouest. Mais tous ces idiomes étaient -et sont encore- proches les uns des autres, aussi proches que le français peut l’être des autres langues romanes, italien, espagnol ou roumain. Par exemple le mot père se disait ’âb en araméen, abu en accadien et ’ab en arabe.
Lorsque les nomades du clan d’Abraham étaient arrivés en Palestine, ils devaient parler un dialecte sémitique analogue au babylonien de basse Mésopotamie. Les Cananéens en parlaient d’autres, plus précis, mieux charpentés. Un de ces «cananéens» fut adopté par les Hébreux au moment où, se fixant à la terre, ils fixèrent aussi leur langue, c’est-à-dire vraisemblablement après l’Exode, au retour de l’Egypte: ce fut l’hébreu. Ou plutôt les hébreux, comme il y avait des français, d’oïl et d’oc, dans la France médiévale; les Judéens prononçaient, par exemple, ch le s des Éphraïmtes (Le Sibboleth était spécialement difficile à prononcer correctement), et Déborah la prophétesse, dans son fameux chant, utilisait un vocabulaire assez particulier. La rédaction du Livre saint ayant été presque entièrement faite en Judée, l’hébreu judéen avait supplanté ses rivaux.
Jusqu’à la déportation en Babylonie, la langue courante avait donc été l’hébreu; David et Salomon, Athalie et Jézabel avaient parlé hébreu. Mais après le retour de l’Exil, il s’était produit une lente éclipse de la vieille langue nationale, supplantée dans l’usage populaire par un autre dialecte. Comme, au même moment, c’était en hébreu que les savantes équipes du temps d’Esdras avaient mis par écrit le Livre saint, l’hébreu était devenu la «langue de sainteté», leshôn ha kodesh , ou «la langue des savants», leshôn shakamin. Exactement comme le latin scolastique dans notre Moyen Age, ou le latin liturgique parmi nous. On lisait la Loi en hébreu dans les synagogues; on priait en hébreu, chez soi comme au Temple. Les docteurs de la Loi enseignaient en hébreu. Dans l’usage courant, en dehors des prières sues par cœur, comme le Pater, on utilisait l’hébreu pour faire des citations bibliques, stéréotypées, insérées dans la phraséologie courante comme nos citations latines des pages roses du petit Larousse. Cependant les découvertes des manuscrits du désert de Juda ont prouvé que l’hébreu avait connu un renouveau peu avant l’ère chrétienne: on le parlait peut-être dans la communauté monastique des Esséniens. Que Jésus ait possédé cette langue ne fait aucun doute: saint Luc nous le montre, dans une synagogue "déroulant le livre du prophète Isaïe et lisant", apparemment sans la moindre difficulté.
Mais, dans le courant de la vie, dans son enseignement, il est certain que Jésus se servait d’un autre idiome, l’araméen. Ce n’était nullement, comme on le dit parfois, un hébreu corrompu, une sorte de patois dégénéré, que les Juifs auraient rapporté de leur exil à Babylone. L’araméen est une langue aussi originale que l’hébreu, celle que parlaient ces tribus actives et remuantes qu’on avaient vues, depuis toujours, se déplacer dans le Croissant fertile, fonder des royaumes plus ou moins éphémères, sans jamais réussir à s’unifier, et auxquelles les Israélites affirmaient se rattacher(1). Pour des raisons qu’on discerne mal, cette langue, au lieu de se perdre quand la grande période de fortune politique araméenne s’était achevée, avait connu une prodigieuse expansion. Dans toute l’Asie antérieure, de la mer à l’Iran, des sources de l’Euphrate au golfe Persique, l’araméen avait supplanté toutes les langues indigènes. Les Rois des Rois perses l’avaient adopté comme langue administrative, contribuant à l’imposer. Israël n’avait pas échappé à cette domination. Un très curieux renversement de situation s’était produit; au VIIIe siècle seuls les grands parlaient l’araméen, le commun du peuple utilisant l’hébreu (II Rois 18, v.26); au temps de Jésus, c’était exactement le contraire. L’araméen était une langue plus évoluée que l’hébreu, plus souple, plus apte à exprimer les divers aspects du récit et les articulations de la pensée. Il y avait d’ailleurs nombre de nuances dans la façon de le parler: les Galiléens ne le prononçaient pas comme les gens de Jérusalem, puisque c’est à son langage que, durant la nuit tragique du Jeudi saint, Pierre est identifié comme un de la bande de Jésus (Matthieu 26 ,73).
Que l’araméen ait été d’un usage courant, on en a la preuve en parcourant les évangiles. Nombres de mots araméens y figurent, dont beaucoup prononcés par Jésus lui-même : Abba, Akel-dama, Gabbattha, Golgotha, Mamonas, Mestriah, Pascha ( Voir notamment Mc 14 ,36; Act. 1 ,19; Jn 19 ,13; Matt 27 ,33; Matt 6 ,24 etc.) et même des phrases entières comme le commandement «talitha koumi» que le Christ jette à la fille morte de Jaïre (Mc 5, 41), ou le célèbre «Eloi, Eloi, lamna sabachtani» de la suprême angoisse (Matt 17 ,46 et parall.), traduction araméenne du Psalmiste. Aussi bien est-ce en araméen qu’avaient été rédigées certaines parties du livre d’Esdras et de Jérémie, ceux de Daniel, et que saint Matthieu composera la première rédaction de son Evangile, avant de le traduire en grec. Les Targum ( targumin), les "traduction", qui seront recueillies dans la littérature talmudique, sont, en fait, des adaptations en araméen du texte hébreu, avec plus ou moins de commentaires. Dans chaque synagogue, il y avait un "targoman" chargé de faire comprendre la Loi aux humbles qui savaient mal l’hébreu. Et, environ quatre siècles après Jésus-Christ, l’usage s’établit, même parmi les rabbis, d’enseigner non plus en hébreu, mais en araméen. De nos jours l’araméen oriental subsiste, ou plutôt des araméens, en Mésopotamie; le chaldéen liturgique en est une forme; et il existe encore à 60 kilomètres de Damas un petit groupe de villages autour de Malloula (ou Maamoula) où l’on parle l’araméen occidental tel que le parla le Christ, et où l’on a pu récemment enregistrer le Pater en araméen.
L’hébreu et l’araméen n’étaient pas les seules langues parlées en Palestine il y a deux mille ans. On s’en convainc en lisant, dans le récit du procès du Christ, que Ponce-Pilate fit placer sur la croix un écriteau «le roi des Juifs» en trois langues, hébreu, grec et latin. Le latin devait être là pour des raisons officielles, parce que c’était la langue des décrets impériaux, mais on n’a pas l’impression qu’il ait été beaucoup parlé en Palestine. Flavius Josèphe précise même que les instructions envoyées de Rome étaient toujours accompagnées de leur traduction en grec (Antiquités juives, XIV, 10 et 12). Le grec était en effet, extrêmement répandu dans tout le Proche-Orient, et d’ailleurs dans tout l’Empire. En vain les rabbis essayent-ils de lutter contre son invasion, avant-garde de celle des mœurs païennes. «Celui qui apprend le grec à son fils, disaient-ils, est maudit à l’égal de celui qui mange du porc.» (Sota, IX, 14, et Flavius Josèphe: Antiquité juives, XX, 11.) Ce qui n’empêchait pas de très grands docteurs de la Loi de le connaître, tel Gamaliel lui-même. Quand saint Paul s’adresse à la foule de Jérusalem après son arrestation, pour lui faire plaisir, note le livre des Actes, il lui parle non en grec, mais en araméen (Act. 22 ,2). Le grec était la langue des gens distingués, des riches, des puissants, la langue des Hérodes, mais aussi la langue internationale des affaires. Les Evangiles, les Actes des Apôtres, presque toutes les Epitres et l’Apocalypse furent écrits en grec, ou en tout cas immédiatement traduits en cette langue. Que Jésus l’ait su, on n’en est pas absolument sûr: dans ses discours, il n’y a pas une seule citation grecque, pas même une allusion, comme il y en aura tant dans saint Paul. Mais quand il est interrogé par Ponce-Pilate on ne voit pas qu’il ait été besoin d’un interprète, et il semble peu probable que le procurateur romain se soit donné la peine d’apprendre la langue de ses administrés…
Le grec parlé en Palestine était celui qui, à partir d’Alexandre, l’avait emporté sur les idiomes locaux : attique, ionien, dorien, éolien, et s’était répandu dans le monde hellénistique, non sans se dégrader plus ou moins. Le grec de la Koiné s’était simplifié : Il avait éliminé les mots difficiles et laissé tomber les particularités des déclinaisons et des conjugaisons; il utilisait les constructions analytiques avec prépositions de préférence aux formes synthétiques du grec classique; mais aussi, il avait adopté nombre de mots étrangers, latins surtout, et des formes sonores d’origine orientale. Ce n’était pas le grec de Platon ni des tragiques, mais il était commode et bien adapté au rôle international qu’il pouvait jouer.
(1) Du point de vue ethnique, l’origine du peuple qui occupait la Palestine était donc dans un groupe de tribus araméennes qui, quelque vingt siècles avant notre ère, s’étaient plus ou moins détachées de la masse. Elles s’étaient liées aux éléments « ibri » ou « habirou » - c’est-à-dire hébreux- qui pérégrinaient de l’Euphrate au Nil à travers le Canaan, gardant du bétail ou faisant des coups de main. Il semble que les ancêtres d’Israël aient imposé leur autorité aux bandes « habirou », leur aient donné un premier rudiment d’organisation, et finalement aient fusionné avec elles.p.47
"La vie quotienne en Palestine au temps de Jésus" Daniel-Rops 1961 Hachette p.323-327
Je n'ai pas respecté le texte dans son exactitude, parce que j'ai supprimer les exemples liés à l'église latine, style "Ave Maria" et je n'ai pas mis toutes les notes.