Paraclèsis écrivait à 1 heure du matin :
Sottement, je préferre qu'une traduction soit "réversible" or, qui penserait à traduire "grâce du salut" par "eleison" ?
Je ne trouve pas que ce soit si sot que vous le craignez, mais ce n’est peut-être pas la bonne façon de poser la question. Quand on traduit un texte écrit dans
la langue hellénique chrétienne vers la langue moderne française, qui est devenue une langue parlée et mal écrite, et utilisée par des païens sans culture (je parle des Français d’aujourd’hui). Quand j’en ai l’occasion je m’efforce pour ma part d’écrire une langue de facture classique avec un zeste d’archaïsme — cela pour traduire les textes spirituels orthodoxes. Je ne crois pas que l’on puisse se fixer comme norme d’utiliser “la langue parlée” (ce que pensent en général les Églises d’Occident aujourd’hui). Et les lecteurs d'ouvrages orthodoxes sont en général des gens qui sont prêts à faire un certain effort.
Lorsque vous parlez de
la Grâce dans le cadre de l’Église, pensez-vous au sens judiciaire du mot grâce ? Ce sens est peu usité. Et en reculant d’un quart de siècle (ce n’est pas la préhistoire, on parlait déjà pratiquement le même français jusqu’en 1914) la “grâce’ désignait toutes les faveurs particulières que l’on pensait pouvoir demander au souverain. D’ailleurs c’est en ce sens que l’on emploie encore aujourd’hui l”expression « être dans les bonnes grâces de quelqu’un ».
C’était déjà le cas pour “gratia” en latin chrétien ancien. Et ce que demande l'Église, c'est bien que nous soyons dans les bonnes grâce de Dieu.
Beaucoup pensent pouvoir échapper à la connotation sensibiliste de “pitié” en utilisant “miséricorde” pour traduire “eleos”.
Mais pour un orthodoxe la source de notre salut est à rechercher beaucoup plus profondément qu’en inventant un sentiment humain en Dieu. Or notre langue “courante” ne veut admettre que des mots qui correspondent à une expérience humaine. La “Grêce du Salut” est une de ces expressions étranges que la langue spirituelle invente pour décrire les mystères de la foi
La “Grâce du Salut” est ce que fait pour nous le Fils unique et Verbe de Dieu lorsque
s’épuisant de Lui-même (Paraklèsis : c’est la
kénôse) il prend chair de le Toute Pure, devenant l’Un d’entre nous, récapitulant notre Race il devient le Fils de l’homme et nous rassemble dans son unique Corps qui est l’Église. La Grâce du Salut n'est pas issue d'un état psychique prêté à Dieu (ce qu'à Dieu ne plaise !), mais elle est un débordement de cette coupe toujours trop pleine de l'Amour divin, autrement dit de
l'étreinte réciproque des Personnes divines (la
périchorèse).
Croyez-vous que ce soit bien ce grand mystère que l’on désigne lorsqu’on dit “aie pitié de nous” pour “eleison”. “Pitié” ou “miséricorde” ne renvoient qu’à un mouvement psychologique. Grâce, si l’on veut bien nous rappeler et se rappeler ce que son passé linguistique peut désigner, peut être utilisé pour parler du Mystère du Salut, et si l'on avait créé quelques siècles plus tôt un vocabulaire spirituel français non scolastique pour traduire l'Écriture sainte, nous n'aurions aucun problème pour traduire "grâce du salut" par "eleison". L'anglais et l'allemand ont un pru moins de difficultés parce que ces langues ont bénéficié de traductions faites au XVIème siècle, à une époque où les langues étaient plus "ouvertes" qu'aujourd'hui. Notre français est beaucoup plus "profane". Les Anglais, eux, peuvent dire : « O Lord have mercy ». C'est moins réducteur.
Sous l’influence de l’enseignement scolastique et de la conception juduiciaire du salut, l’esprit occidental était déjà devenu si étranger à la Tradition de l’Église qu’au XVIème siècle Érasme de Rotterdam (qui refonda l’étude du grec en Occident), ayant découvert dans l’œuvre de Théophylacte d’Ochrid (un saint Père compilateur, qui a composé un commentaire du Nouveau Testament) précisément cette conscience qu’avaient les Pères de la folie que suppose cet épuisement de Soi-même qu’est pour Dieu l’œuvre de notre salut (nous sommes incapables de le mériter) Érasme donc écrivit un petit livre qu’il intitula
L’Éloge de la Folie.
Dans notre monde présent de la pensée unique horizontale et réductrice, nous perdons le sens des antinomies qui sont nécessaires pour traduire le
Mystère du Salut. Il est donc fort normal qu’il soit très difficile pour nous d’utiliser une traduction “réversible”, qui permettrait de remonter du “Français courant” au grec patristique. Mais nous avons aussi le devoir de créer un français orthodoxe. Il est inévitable que certaines expressions paraissent un peu insolites.
Quant au Père Denis Guillaume, je pense qu’il nous a rendu un service inestimable en mettant à notre disposition le trésor gigantesque de l’hymnographie orthodoxe. Il y a certes des petites réserves à faire parfois. Mais c’est peu au regard de tout ce qu’il a fait.
Dans les dictionnaires grec classique-français moderne, vous ne trouverez jamais le sens patristique du mot "eleos", pas plus que la "kénose" ou la "périchorèse" et quelques autres. En France la langue et la civilisation grecques n'étaient enseignées qu'en restant dans le domaine attique et païen. L'enseignement de Maurice de Gandillac à la Sorbonne n'était qu'un sortie exotique dans le domaine de la byzantinologie. Et lorsque madame Jaqueline de Romilly, de l'Académie française, regrette (à juste titre) la disparition des études classiques, elle ne pense pas du tout au grec patristique.