La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

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Claude le Liseur
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La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

Sur le présent forum, il a déjà été fait allusion à maintes et réitérées reprises à la conquête de Jérusalem par Chosroès II en l'an 614 (ici: viewtopic.php?f=1&t=2387&p=16802 ; ici: viewtopic.php?f=1&t=2411&p=16734 ; ici: viewtopic.php?f=1&t=820; ici: viewtopic.php?f=5&t=635&p=2899 ; ici: viewtopic.php?f=1&t=147; ici: viewtopic.php?f=1&t=13&p=26 ). Nous avons déjà dit à quel point la connaissance de cet événement est fondamentale pour comprendre le foisonnement des sectes antichrétiennes dans le Moyen-Orient de cette époque-là et les origines de l'Islam. Il me semble toutefois intéressant de reproduire un récit complet et honnête de ces événements à travers la source la plus complète dont je dispose:

André N. Stratos
(traduit en français par André Lambert)
Byzance au VIIe siècle
Tome I
Payot, Lausanne 1985 (édition originale: Athènes 1970)
La traduction française (527 pages richement illustrées) est un condensé de l'original grec qui fait 1'300 pages.

Je ne peux que conseiller à toute personne intéréssée par cette période tragique de notre histoire de faire l'acquisition des deux volumes de l'édition française du travail d'André Stratos. Toutefois, je me permets de reproduire ici le récit de la conquête de Jérusalem par les Sassanides (pp. 107-111 de l'édition française):

Avec l'échec de 613, la voie pour la conquête du reste de la Syrie, de la Palestine et de l'Egypte est désormais ouverte aux Perses.
En Syrie, les Grecs ou les Syriens hellénisés qui se trouvent en plus grand nombre dans les villes, ne peuvent résister aux Perses sans l'appui de la population rurale qui est monophysite. Les conflits sanglants de factions, le passage de Bonose, le soulèvement des Juifs fort nombreux, ont considérablement affaibli les moyens de défense de cette région. Le moral de la population est très bas; les monophysites secoueraient volontiers le joug byzantin.
En Palestine, la situation est à peu près la même, bien que la population soit en majorité orthodoxe ou pro-byzantine. Ici encore, les querelles intestines des factions et les nombreux éléments juifs en reandent la défense très malaisée. L'armée régulière est peu nombreuse et généralement formée de soldats qui ne sont pas entraînés, mais sont simplement chargés d'accomplir les devoirs de simple police.
Pour les chrétiens de cette époque, il émanait de Jérusalem un rayonnement particulier. L'amour qu'ils vouaient à la Ville sainte, le soin que les emperereurs et les patriarches prirenet en tous les temps à la transformer et à l'embellir, firent que celle-ci devint dépositaire d'un immense trésor. Les Perses, déjà à l'époque de Chosroès Ier, auraient voulu s'emparer de cette ville. Selon Eutychius les mages incitaient le monarque persan à s'en saisir lui prédisant que si le bastion du christianisme tombait, Byzance subirait le même sort.
En automne 613, Sahrbaraz descend la vallée de l'Oronte, l'habituelle voie d'invasion, traverse l'Anti-Liban et s'empare de Damas qui n'offre aucune résistance.
Vers la fin de 613 ou au début de 614 Sahrbaraz traverse de nouveau l'Anti-Liban à proximité de la ville de Panéas et pénètre en Palestine. Il occupe toutes les villes et spécialement les villes côtières sans rencontrer de résistance pour empêcher un débarquement éventuel de renforts pour les Byzantins.
On compte en Palestine environ 150 à 200 000 Juifs. Beaucoup s'empressent de s'enrôler dans l'armée de Sharbaraz. Il en vient de toutes parts: de Tibériade, de Nazareth, de la Galilée, de la Judée, de Césarée, de Naplouse et de bien d'autres villes encore. D'après Gibbon 26 000 d'entre eux grossissent les rangs de l'armée ennemie, tandis que selon Rawlison leur nombre s'élève à 36 000. Parmi ceux-ci, beaucoup leur servent de guides. Sahrbaraz s'empare de la Galiliée et de toute la vallée du Jourdain, puis marche sur Jérusalem par Arsouf.
La panique saisit les chrétiens de Palestine; des gens de toutes les classes sociales dans leur affolement encombrent les routes qui mènent à Jérusalem et en Egypte. Le patriarche Sophronius dans son ode, dépeint la terreur et la fuite de la population devant l'armée persane. Les tribus nomades arabes saisissent cette occasion pour se livrer au pillage. Comme le fait remarquer Vassiliev, l'anarchie qui régnait libéra les tribus arabes des obligations qu'elles avaient acceptées par traité et de la peur qui les contenait.
Les chroniques de cette époque décrivent l'assaut des Arabes contre la Laura d'Abba Sabbas, où après l'avoir pillée ils torturent 44 moines avant de les faire périr. Les rescapés se cachent pendant une longue période tant ils craignent les incursions des Sarrasins.
Sahrbaraz veut conquérir Jérusalem d'une manière pacifique. Suivant un récit qui se révèle inexact, la ville accepta de recevoir une garnison de Perses qui fut anéantie à la suite d'une querelle entre chrétiens et Juifs. Le patriarche Zacharias qui se rend compte que toute résistance est impossible veut accepter les très bonnes conditions qu'offre Sahrbaraz pour la reddition de la ville, mais les éléments les plus vifs des factions soutenus par les moines l'emportent. Zacharias après avoir été qualifié de traître est menacé de mort. Modeste va chercher comme renfort la garnsion de Jéricho, mais lorsque les soldats de cette garnison aperçoivent la masse des Perses, ils s'enfuient.
Les sources ne s'accordent nis sur le mois ni sur l'année de la prise de Jérusalem. Nous estimons qu'on peut admettre celle de 614 rapportée par deux sources contemporaines: celle d'Antiochos le moine et du Chronicon Pascale. Les chroniqueurs ultérieurs citent l'année 615. Quant au mois, dans la chronique contemporaine d'Antiochos «témoin» de la prise de la ville, celui-ci varie selon les versions du texte grec et les traductions en arabe ou en géorgien.

(pages 107-109; à suivre)
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

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(suite)

De toute façon c'est entre la fin du mois d'avril et la fin mai que Sahrbaraz monte ses engins destinés au siège. La défense est héroïque. Les Perses rompus aux pratiques du siège, creusent sous les murs d'immenses galeries étayées avec du bois auquel ils mettent le feu à un moment donné. Le bois se consume et provoque l'écroulement des murs. Les Perses pénètrent dans la ville par le côté occcidental où ils tuent selon une version 2 000, selon une autre 10 000 défenseurs de la ville.
Jérusalem dut subir le sort de toute ville prise d'assaut. L'acharnement des Perses et plus particulièrement des Juifs est inimaginable. Le massacre et le pillage durent trois jours. Toutes les grandes églises sont incendiées. Sahrbaraz finit par promettre que la vie des survivants sera épargnée. De leur côté les Juifs organisent une quête à laquelle chacun participe selon ses moyens, pour racheter les prisonniers chrétiens qu'ils tuent.
Le nombre des victimes varie de 34 000 selon les différentes versions d'Antiochos, à 90 000 d'après Théophane et Michel le Syrien. Les chroniqueurs arméniens en dénombrent 57 000. Parmi les 300 monastères et institutions religieuses détruits, se trouvent l'église de la Résurrection et la basilique Saint-Etienne. Le patriarche et les membres du synode ainsi que les notabilités de la ville sont les premiers à être arrêtés. On dit que plusieurs d'entre eux auraeint été torturés pour révéler l'endroit où se trouvait cachée la sainte Croix.
Les Perses s'emparent de tous les trésors de la ville sainte. Le patriarche se trouve parmi les 35 000 prisonniers qui sont parqués au Mont des Oliviers. Puis par Damas et la route longeant le Jourdain, ils sont emmenés jusqu'en Perse.
Une terreur inimaginable règne en Palestine. Les Juifs et les Sarrasins fouillent jusqu'aux plus petites grottes pour y découvrir les survivants qu'ils tuent ou vendent comme esclaves.
Sahrbaraz confie l'administration de la ville aux Juifs ceci à titre de récompense pour les services qu'ils ont rendus. Nicétas ne peut être d'aucune aide à Jérusalem, mais il canalise et protège le flot des réfugiés qui se dirige vers l'Egypte. Il est probable qu'il racheta la sainte éponge et la sainte lance considérées comme de précieuses reliques, Il les fait parvenir à Constantinople, où elles sont exposées à l'adoration des croyants à Sainte-Sophie.
A l'annonce de la chute de la ville sainte, une profonde amertume s'empare de la chrétienté. En Perse, la population chrétienne s'empresse de secourir les prisonniers et prend des mesures pour conserver la sainte Croix. Lors de son voyage à Tauris (Tabriz), Chardin visita les ruines où la tradition veut que Chosroès II l'y ait conservée. De concert avec Yazdin, conseiller du roi, l'épouse favorite de Chosroès profite de la colère des sujets chrétiens de ce monarque pour l'influencer et l'inciter à modifier sa politique. Elle le convainc qu'il doit user d'une politique de conciliation dans les territoires conquis comprenant des chrétiens où dominent les éléments qui haïssent les Byzantins. Chosroès donne à Sahrbaraz des ordres formels dans ce sens; il autorise aussi une libération partielle des prisonniers et l'envoi de sommes d'argent destinées à soulager les populations. Modeste parcourant le pays s'adresse à divers chefs religieux, ainsi qu'à Koumitas, patriarche des Arméniens, sollicitant des dons pour la reconstruction des églises. Des sommes considérables commencent à affluer en Palestine. Les Perses, après avoir nommé Modeste chef spirituel de Jérusalem, lui permettent de procéder à la reconstruction des églises et des monastères qu'ils avaient détruits.
Sahrbaraz s'emploie à parfaire la conquête en pacifiant et en organisant les territoires occupés auxquels il donne la forme administrative persane de la satrapie.
Une certaine confusion obscurcit la question juive. Certes les renseignements que nous possédons sur la façon dont se sont conduits les Juifs proviennent notamment de sources chrétiennes. Cependant les raisons qui ont provoqué ou contribué aux dissensions entre Perses et Juifs nous demeurent inconnues. Faut-il les attribuer aux pressions exercées par les chrétiens persans sur Chosroès, ou aux constantes réclamations des Juifs en complète contradiction avec leur manque de puissance? Quoiqu'il en soit, en 617, trois ans après la prise de Jérusalem, les Perses retirent aux Juifs l'administration de la ville qu'ils leur avaient confiée, et leur interdisent d'y séjourner.
L'invasion persane a ruiné les villes, l'agriculture et fait cesser tout trafic commercial. Mais grâce à la politique d'apaisement, à l'aide apportée de Perse et d'Egypte, Jérusalem recommence à vivre. Les vicisssitudes sont déjà oubliées par les habitants de telle sorte que le patriarche Zacharias de son lieu d'exil, leur adresse un message pastoral: «Ecoutez la voix de Zacharias captif... Ne vous adonnez ni à l'ivresse ni à la prostitution; cessez d'accumuler des trésors...» Malgré tout Jérusalem ne recouvrera jamais plus son ancienne prospérité ni sa splendeur des temps passés.

(André N. Stratos, op. cit., pp. 109-111)
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

On notera que le récit d'André Stratos à propos de la conquête sassanide de Jérusalem, s'il mentionne la passivité des monophysites et l'engagement des Juifs aux côtés des Perses, ne dit rien à propos de la présence - pourtant probable - d'un contingent ébionite combattant aux côtés des Perses. La recherche historique récente nous permet de supposer que ces partisans ébionites, redoutant les représailles après la libération de la Palestine par Héraclius, s'enfuirent à Yatrib, dans le désert, là où les troupes impériales ne les suivraient jamais. De cet exil (en arabe hijra(t) هِجْرَ ة) des ébionites de Syrie-Palestine en Arabie on aurait fait l'Hégire de la tradition musulmane. La tradition musulmane a aussi fixé sa date à 622, alors qu'il est probablement postérieur de quelques années . (Les collaborateurs les plus avisés de l'occupant perse, à moins d'être doués du don de prophétie, ne purent deviner que la cause de leur maître était perdue qu'en 627 au plus tôt.) (Cf., sur toute cette question, Maxime Lenôtre - Grégoire Félix, La création de l'Islam - Etat de la recherche historique, Publications M. C. 4e édition, Les Matelles 2003, pp. 27 ss., avec références aux travaux de Crone, Moussali, Prémare, etc.; les auteurs exposent aussi leur scepticisme quant aux raisons traditionnelles avancées pour le changement de nom de Yatrib en Médine, et donnent une explication plus convaincante.)
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

On trouvera chez André N. Stratos (tome I, pp. 189-241) un récit long et détaillé de la victoire finale de l'empereur des Romains sur les Perses.

Comme nous l'enseigne Shakespeare, "There is a tide in the affairs of men" (Jules César, acte IV, scène 3, 218), et, dans les destinées de la Perse sassanide, le reflux devait succéder au flux avec une vitesse impressionnante.

En 626, l'Empire romain d'Orient paraissait au bord de la chute: il ne conservait guère que le Maghreb, la Grèce d'Europe et ses possessions d'Italie et de Sicile. L'Egypte, la Palestine, la Syrie, l'Arménie, la Grèce d'Asie semblaient perdues. L'Empire entrait dans la lutte pour sa simple survie lorsque la Reine des Villes, Constantinople nouvelle Rome, la Ville gardée de Dieu, se trouva assiégée par les Perses (dès le 26 juin) et par leurs alliés avars (dès le 29).

Ainsi, en ce mois de juillet 626, Chosroès II pouvait envisager, en toute sérénité, la prise de Constantinople. Or, la marée devait tourner avec une rapidité surprenante. Dès le 7 août 626, après des combats acharnés, les Byzantins rompaient le double encerclement de leur capitale. Soit dit en passant, dans toute l'Orthodoxie, l'acathiste à la Mère de Dieu, modèle de tous nos acathistes, continue à célébrer cette victoire:
Pour célébrer la victoire le patriarche Serge, à la tête du clergé, suivi du co-empereur Constantin et des dignitaires, se rendit à l'église de la Vierge des Blachernes, afin de rendre grâce à la Vierge. On dit que Serge ou Pisdis écrivirent alors une partie de l'Hymne Acathiste. Cette question est très controversée. L'Eglise consacra une messe spéciale les 7 et 8 août pour commémorer le triomphe de 626. (André Stratos, op. cit., p. 187.)
Et la Toute-Sainte ne devait pas refuser, par la suite, sa protection à Constantinople, jusqu'au jour où les derniers des Paléologues préférèrent le royaume terrestre au royaume céleste, firent la promotion de la funeste union de Florence, se séparèrent ainsi de l'Eglise, et menèrent leur capitale à sa ruine définitive... mais ceci est une autre histoire.

Après la délivrance de Constantinople, Héraclius partit dans le Caucase (il débarqua à Phasis, aujourd'hu Poti dans la province géorgienne de Mingrélie), renforça les liens avec les Géorgiens et s'assura l'alliance des Khazars, peuple turcophone de la région.
Ayant ainsi assuré ses arrières, le basileus lance l'offensive finale en septembre 627, avec une armée de 20'000 Grecs (Romains d'Orient), Lazes et Ibères (= Géorgiens), ainsi que 40'000 cavaliers khazars, ensuite renforcée par 70'000 à 80'000 soldats de l'armée régulière byzantine.
L'Empire perse, qui menaçait l'Empire romain depuis sept siècles, s'écroula en moins de six mois.

L'Arménie est libérée en quelques semaines, puis l'armée du basileus rentre dans les montagnes de l'actuel Kurdistan irakien. Le 5 décembre 627, Héraclius est à quelques kilomètres de Ninive (tout près de l'actuelle Mossoul). Le 12 décembre, il remporte une grande victoire devant Ninive. Le 4 janvier 628, il fait son entrée à Dastagerd où Chosroès II s'était installé depuis 606 et qu'il avait fui le 28 décembre 627, de nuit, avec son épouse favorite (Shirin, une chrétienne passée du nestorianisme au monophysisme) et ses enfants. Héraclius fait au chah des propositions de paix que celui-ci refuse stupidement, précipitant ainsi sa chute.
Les seigneurs et les militaires sont furieux qu'il ait rejeté les propositions de paix. Dans cette atmosphère étouffante Chosroès les fait rassembler. Il leur parle durement, les rend responsables de la situation et les menace. L'amertume des Perses est à son comble. Selon Sébéos les satrapes exaspérés disaient que s'ils réussissaient à se sauver des Byzantins, ils n'échapperaient pas à Chosroès. Ils se décident à agir. (André N. Stratos, op. cit., p. 214.)
Le 23 février 628, une révolution de palais renversa Chosroès II, remplacé par son fils Kavadh. Chosroès fut enfermé dans une maison curieusement appelée «la demeure de l'Hindou» (Kadhagh-i-Hindugh) - et oui, nous l'avons déjà rappelé maintes fois sur ce forum, l'Inde n'est pas un univers exotique situé sur une autre planète, et il y a eu des siècles de contacts fructueux entre le monde gréco-romain, la Perse et l'Inde. Une tradition rapporte que Chosroès II souffrit beaucoup de la faim, car on lui donnait très peu de nourriture et encore moins d'eau.
A chaque fois qu'il protestait, on lui rétorquait qu'il pouvait manger l'or qu'il avait amassé et pour lequel il avait fait souffrir et ruiné tant de gens (Théophanes-Nicéphore). (André N. Stratos, op. cit., p. 216).
C'est cette tradition que suivit Albert Barillé en 1978 dans le 8e épisode de son dessin animé Il était une fois l'homme, que j'ai dû voir étant enfant, lors d'une rediffusion que ma mémoire situe vers 1983 ou 1984. Je me souviens encore de la scène où Chosroès est jeté sur un tas d'or par des gardes qui lui disent de le manger. Ce sont des souvenirs d'enfance que je pourrais vérifier maintenant que le dessin animé est sorti en DVD.

Le 29 février 628, le roi des rois fut exécuté - par les flèches, l'épée ou la hache, on ne sait. Ainsi, celui qui avait usé de l'épée avait péri par l'épée, selon la parole du Seigneur (cf. Mt 26, 52). Mais qui pouvait oublier que, vingt mois plus tôt, il pouvait raisonnablement espérer s'emparer de Constantinople?

Avec quelle vitesse la marée avait tourné!
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

Il faudra encore dire quelques mots de ce que furent les derniers mois de cette querelle qui durait depuis des siècles et que le génie militaire d'Héraclius venait de vider avec l'aide de Notre Très-Sainte Souveraine.

Le nouveau chah Kavadh s'empressa de demander la paix au nom de son Empire épuisé. Le traité de paix fut conclu le 8 avril 628. Il prévoyait le retour aux frontières de 591 et la renonciation à tout ce qu'il restait des conquêtes de Chosroès II. Toutefois, l'Empereur des Romains avait bien pris soin de n'imposer rien de plus à la Perse - ni abandon territorial, ni humiliation. Ici et là, il fallut encore combattre des armées perses qui refusaient l'ordre d'évacuation donnée par leur propre gouvernement. Une nouvelle démonstration de force d'Héraclius permit d'arriver à un accord de paix particulier avec le général perse Sahrbaraz, le conquérant de Jérusalem, en juillet 629. Les Perses avaient commencé l'évacuation d'Alexandrie en juin 629; l'évacuation de l'Egypte, de la Palestine et de la Syrie s'étala sur environ trois mois; en septembre 629, l'armée byzantine reprenait possession des territoires libérés. C'est dans ce contexte que se situe l'épisode qui devait faire définitivement entrer l'empereur des Romains Héraclius dans la légende - puisque, mille trois cent quarante-huit ans plus tard, un dessin animé français s'en ferait encore l'écho.
Le grand jour est arrivé; tout le monde encombre les rues. Modeste est en tête du clergé et des moines des innombrables monastères de Palestine. Femmes, hommes et enfants, avec des cierges ou des rameaux, pleurent ou chantent des cantiques. Héraclius apparaît vêtu de blanc. C'est le premier roi chrétien qui se rend à Jérusalem. Il porte la Croix sur l'épaule comme Jésus l'avait fait 600 ans auparavant et il la met en place devant le clergé chantant des psaumes au milieu d'une profonde émotion générale. Selon Antiochos la mise en place de la relique eut lieu le 21 mars 630. (André N. Stratos, op. cit., p. 239)
Il ne faut pas croire que cette victoire, en fin de compte éphémère puisque d'autres non chrétiens devaient s'emparer de Jérusalem quelques années plus tard, ne soit qu'un événement historique de petite importance situé dans un Orient lointain. Il ne faut pas non plus croire que la gloire d'Héraclius ait été effacée par son ralliement ultérieur à l'hérésie du monothélisme qui sera à l'origine des Maronites du Liban.

Le souvenir de la délivrance de Constantinople en 626, de la campagne victorieuse de 627-628 et de la restitution de la vraie Croix en 630 a profondément imprégné le christianisme jusqu'à nos jours. Ces événements passent pour être à l'origine de la composition de l'Hymne acathiste dans l'Église orthodoxe. Ils ont partout - et surtout en Arménie, cf. viewtopic.php?f=1&t=2411 - renforcé la dévotion à la Croix.

Il ne s'agit pas non plus d'événements auxquels l'Europe occidentale soit restée étrangère. Le bastion de l'Orthodoxie dans cette région du monde, le royaume mérovingien, y fut particulièrement sensible.
Sur l'ordre de Dagobert roi des Francs, Servanos et Patérios conclurent un traité de «paix éternelle». Ses exploits et sa renommée exaltèrent l'imagination des Occidentaux. Frédégaire raconte d'une manière toute mythique les exploits d'Héraclius qu'il considère comme des miracles et peu à peu une véritable légende prit corps autour de son personnage. On le dit si robuste qu'il étrangla de ses propres mains un lion à l'Hippodrome! (André N. Stratos, op. cit., p. 243).
C'est sans doute cette légende autour d'Héraclius qui amena les Arméniens à attribuer le même exploit à leur héros Sembat Bagratouni Սմբատ Բագրատունին (cf. Rousane et Jean Guréghian, L'arménien sans peine, Assimil, Chennevières-sur-Marne 1999, pp. 391 ss.), sauf qu'ils fixent cet exploit à l'année 591, dix-neuf ans avant l'avènement d'Héraclius.

Il n'est pas surprenant que la victoire d'Héraclius ait suscité l'enthousiasme dans le royaume franc, orthodoxe et longtemps allié de Constantinople. Plus intéressant est le fait que le souvenir de la lutte suprême soutenue par les chrétiens groupés autour du basileus contre l'assaut des Perses madzéens se soit conservé dans la littérature latine du Moyen Âge, longtemps après que l'Europe occidentale avait rompu avec l'Orthodoxie, transformé sa foi et perdu ses rites liturgiques. Malgré l'enseignement du mépris que la Papauté commençait à répandre pour faire oublier ses propres fautes et pour trouver une justification idéologique à ses entreprises guerrières contre l'Église orthodoxe - et en particulier à la IVe Croisade qui permit de créer un pseudo-patriarcat «latin» à Constantinople -, malgré cet enseignement visant à rabaisser tout ce qui était orthodoxe, à ridiculiser l'Empire légitime - jusqu'à inventer le terme de «byzantin» pour désigner les Romains d'Orient, les auteurs de l'Europe occidentale du Moyen Âge ne devaient jamais perdre le souvenir des exploits de l'empereur Héraclius, qui allait prendre une stature mythique.

C'est ainsi que la victoire d'Héraclius sur Chosroès II prit les allures d'un conte de fées sous la plume de Guillaume Durand, évêque de Mende en Gévaudan (aujourd'hui en Lozère) au XIIIe siècle, tandis que, dans la Légende dorée, l'auteur que nous connaissons en français sous le nom de Jacques de Voragine (c'est-à-dire Giacopo da Varazze, un dominicain qui fut archevêque de Gênes en Ligurie de 1292 à 1298) imagine carrément qu'Héraclius décapita Chosroès à la suite d'un combat singulier! (Cf. André N. Stratos, op. cit., pp. 217 s.)
La poésie épique française fera du beau et célèbre «Héraclès» le modèle d'un preux chevalier, fort et très chrétien. (André N. Stratos, op. cit., p. 243)
C'est ainsi qu'envers et contre tout, la figure de l'empereur Héraclius, malgré ses errances religieuses ultérieures, reste un trait d'union pour tout le monde chrétien, et que l'estime dont il jouit parmi des chrétiens que tant de choses séparaient par alleurs reste un exemple d'un œcuménisme un peu plus authentique que le phénomène que l'on désigne aujourd'hui de ce nom.
J-Gabriel
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par J-Gabriel »

Claude le Liseur a écrit : André N. Stratos
(traduit en français par André Lambert)
Byzance au VIIe siècle
Tome I
Payot, Lausanne 1985 (édition originale: Athènes 1970)
La traduction française (527 pages richement illustrées) est un condensé de l'original grec qui fait 1'300 pages.
Ah ben tiens je suis content que vous mentionniez ce livre. En effet je fouine beaucoup les librairies/antiquaires et une fois je suis tombé sur ce livre, en parfait état et pour 5chf (2,5 euro), mais il noté « La guilde du Livre ». A vrai dire je ne l’ai jamais lu, je l’avais juste acheté, vu le prix, dans la perspective que cela pouvais me servir un jour afin comparer les dates historiques et aussi pour la carte de la ville de Constantinople qui se déplie à la fin.
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : Le 4 janvier 628, il fait son entrée à Dastagerd où Chosroès II s'était installé depuis 606 et qu'il avait fui le 28 décembre 627, de nuit, avec son épouse favorite (Shirin, une chrétienne passée du nestorianisme au monophysisme) et ses enfants. Héraclius fait au chah des propositions de paix que celui-ci refuse stupidement, précipitant ainsi sa chute.

Encore quelques mots à propos de cette Shirin, chrétienne qui eut une influence si néfaste sur les destinées du christianisme en Anatolie.

À propos du prénom d'abord, de ce prénom beau comme une nuit d'Orient. Et aussi parce que l'épouse préférée du roi des rois a laissé une trace profonde dans la littérature persane, longtemps après que le dernier Sassanide a disparu dans l'immensité de l'Empire chinois où il s'était réfugié, longtemps après que le triomphe de l'Islam a réduit à peu de choses le christianisme et le mazdéisme en Iran.
Chirin شیرین est un prénom féminin qui signifie doux et sucré et qui évoque une belle princesse apparatenant au paysage littéraire iranien. La princesse Chirin شیرین et le roi
Khosrow خسر و sont les amoureux légendaires d'une histoire qui a été contée par maints poètes iraniens, entre autres par Firdoussi (Xe s.) et surtout par Nizâmi (XIIe s.) Les plus célèbres épisodes de leurs amours ont donné lieu à de nombreuses illustrations dans les manuscrits persans. (Dominique Halbout et Mohammad-Hossein Karimi, Le Persan, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2003, p. 267).
(Après tout, la transformation de cette concubine syriaque du roi des rois en princesse persane relève du mécanisme même de l'épopée: qu'étaient vraiment Achille ou Roland dans la réalité ?)

Le prénom a été portée par une sainte persane du calendrier orthodoxe, un des martyrs de Perse qui tombèrent sous les coups des Sassanides pour avoir quitté le mazdéisme pour le christianisme, à la manière de saint Anastase le Persan dont on trouvera l'icône sur le présent forum viewtopic.php?f=7&t=1722 :
Sainte SHIRINE (SIRÉE) de Perse, native de Kirkouk au Kurdistan, zorastrienne convertie, martyre à Séleucie par la main des zoroastriens (559). (Claude Laporte, Tous les saints de l'Orthodoxie, Xenia, Vevey 2008, p. 362.)
Il existe donc une forme francisée du prénom, naturellement à travers le truchement du grec qui ignore les chuintantes.

Ce prénom est aussi passé dans la littérature anglaise: dans Les Aventures d'Hadji Baba d'Ispahan de James Morier (The Adventures of Hajji Baba of Ispahan, 1824), c'est le prénom d'une esclave géorgienne appartenant au médecin qui emploie Hadji Baba (orthographié Shirine dans l'édition française, Phébus, Paris 1983, p. 150). Ce livre plein d'humour est malheureusement plus connu dans le domaine anglo-saxon que chez nous.

Il semble que la Shirin qui nous intéresse ici, l'épouse de Chosroès II, ait eu un rôle important dans le triomphe du monophysitisme en Arménie et dans les vicissitudes que son royal époux causa aux sièges chalcédoniens de l'Albanie du Caucase et du Siwnik' (cf. ici: viewtopic.php?f=1&t=2411 ). On sait que, de 608 à 628, Chosroès II empêcha que fût repourvu le siège patriarcal de l'Église d'Orient, qui s'était autrefois ralliée au nestorianisme pour atténuer l'hostilité à son égard du milieu mazdéen.
Ce changement radical dans la faveur du roi des rois a souvent été attribué à l'influence de son épouse favorite, l'araméenne Širin, ou à celle de son médecin principal, Gabriel de Šiggar, passés tous deux du diophysisme au monophysisme pour des raisons qui ne sont pas toujours claires. La tradition épique iranienne connaît aussi une autre épouse chrétienne de Xusro II, «Marie la fille de César», qui joue un rôle important dans le Šahnameh, mais pas dans l'histoire, et qui ne peut être la fille de Maurice. Il nous importe peu ici de savoir si le roi des rois avait prêté l'oreille à des intrigues de harem et la tradition de ses dons au sanctuaire de saint Serge à Resapha en reconnaissance de la naissance d'un fils à Širin est bien connue des historiens grecs. (Nina Garsoïan, L'Église arménienne et le grand schisme d'Orient, Peeters, Louvain 1999, pp. 375 s.)
Quoiqu'il en soit, selon les chroniques arméniennes, c'est bien en faisant référence à son épouse que Chosroès II - lui-même mazdéen - aurait imposé le monophysitisme à tous les chrétiens soumis à son autorité:
«Que tous les chrétiens qui sont sous mon pouvoir aient la foi des Arméniens. Et de même ceux qui ont la même foi que les Arméniens dans les régions de l'Asorestan, que Kamišov le métropolite et dix autres évêques, et que la pieuse reine Širin, et le brave Smbat, et le grand médecin en chef.» (Chronique du Pseudo-Sebeos, traduite in Garsoïan, op. cit., p. 377.)
Ainsi, il semble que l'amour du chah de Perse pour son épouse favorite Chirine ait eu les pires conséquences pour les malheureux Albaniens et Arméniens qui s'accrochaient encore à la foi de Chalcédoine autour des sièges de Partaw et de Siwnik' - faits qui ont été évoqués à plusieurs reprises sur ce forum.
Il faut encore mentionner que le destin de Chirin, une fois de plus, s'inscrit en faux par rapport aux thèses de la théorie des branches et de l'œcuménisme, qui font du nestorianisme la foi des Syriens orientaux et du jacobitisme celle des Syriens occidentaux. Puisque Shirine était Araméene (= Syriaque), il faut rappeler encore et toujours qu'il n'y avait pas à cette époque-là de lien entre appartenance ethnique et appartenance religieuse. Le syriaque était une langue liturgique commune aux nestoriens, aux monophysites et aux chalcédoniens. Certes, l'usage liturgique du syriaque s'est totalement perdu, au profit de l'arabe, dans l'Église orthodoxe, tandis que l'Église syriaque-orthodoxe (jacobite) et l'Église d'Orient (assyrienne) conservent l'usage liturgique de l'une ou l'autre forme de syriaque. Mais, encore aujourd'hui, il subsiste près de Damas, en Syrie, un village où la population est de confession orthodoxe et de langue araméenne: cela montre bien que le lien automatique entre ethnie et appartenance confessionnelle, qui arrange bien les tractations diplomatico-religieuses de notre temps, n'était pas si fort aux siècles de ferveur chrétienne.
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

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Claude le Liseur a écrit :On notera que le récit d'André Stratos à propos de la conquête sassanide de Jérusalem, s'il mentionne la passivité des monophysites et l'engagement des Juifs aux côtés des Perses, ne dit rien à propos de la présence - pourtant probable - d'un contingent ébionite combattant aux côtés des Perses. La recherche historique récente nous permet de supposer que ces partisans ébionites, redoutant les représailles après la libération de la Palestine par Héraclius, s'enfuirent à Yatrib, dans le désert, là où les troupes impériales ne les suivraient jamais. De cet exil (en arabe hijra(t) هِجْرَ ة) des ébionites de Syrie-Palestine en Arabie on aurait fait l'Hégire de la tradition musulmane. La tradition musulmane a aussi fixé sa date à 622, alors qu'il est probablement postérieur de quelques années . (Les collaborateurs les plus avisés de l'occupant perse, à moins d'être doués du don de prophétie, ne purent deviner que la cause de leur maître était perdue qu'en 627 au plus tôt.) (Cf., sur toute cette question, Maxime Lenôtre - Grégoire Félix, La création de l'Islam - Etat de la recherche historique, Publications M. C. 4e édition, Les Matelles 2003, pp. 27 ss., avec références aux travaux de Crone, Moussali, Prémare, etc.; les auteurs exposent aussi leur scepticisme quant aux raisons traditionnelles avancées pour le changement de nom de Yatrib en Médine, et donnent une explication plus convaincante.)
Je me dois de préciser que c'est moi qui avais tendance à remettre len cause la date de 622 pour l'émigration des ébionites de Syrie vers l'Arabie. Lenôtre et Félix ne le font pas, et ce pour une bonne raison que j'ai trouvée en lisant le livre de Stratos.

En effet, 622 est précisément l'année où Héraclius commence la contre-offensive contre les Perses. Avouons que cela commence à faire beaucoup de coïncidences!

C'était mon extrapolation personnelle que de penser que ce n'est qu'à partir de 627 que les anciens alliés des Sassanides en Syrie et en Palestine pouvaient redouter une reconquête byzantine et le châtiment de leur collaboration avec l'envahisseur. Stratos souligne que, dès 622, l'armée de Chosroès II était en mauvaise posture face à l'empereur des Romains et que le chah ne put retarder l'issue fatale qu'en faisant appel à l'aide des Avars:
Si les perturbations causées par les Avars n'avaient pas empêché Héraclius de continuer sa campagne, la guerre aurait peut-être été terminée en 623. (André N. Stratos, op. cit., p. 135.)
Donc, la date de 622 retenue par la tradition musulmane est tout à fait plausible et Lenôtre et Félix la retiennent dans leur étude. En effet, dès 622, des gens qui avaient été compromis avec les Perses pouvaient déjà faire le calcul que ceux-ci ne tiendraient pas face à la contre-offensive romaine et qu'il pouvait être intéressant d'émigrer en Arabie où les Byzantins ne les suivraient pas afin de se réorganiser et de contre-attaquer quand les deux Empires rivaux se seraient entre-déchirés et épuisés.

En outre, j'ai commis l'erreur de me focaliser sur la participation des contingents juif et ébionite à l'assaut perse sur Jérusalem, en oubliant que le foyer ébionite se situait plus au nord. Nous savons qu'en dehors des minorités juive et samaritaine, la Palestine était plutôt orthodoxe. C'était bien le nord de la Syrie qui était un foyer de toutes sortes de groupes politico-religieux - songeons à Harran, restée une ville à majorité païenne jusqu'au Xe siècle - dans un chaos où se mêlaient païens, sabéens, mandéens, mazdéens, juifs, ébionites, nestoriens, monophysites, orthodoxes, etc. Si l'on suppose - et on a toutes les raisons de le supposer - que la base des ébionites était le nord de la Syrie - particulièrement la partie de la Syrie historique qui se trouve aujourd'hui sur le territoire de la république de Turquie -, alors les ébionites pouvaient être inquiets dès 622.

Cette date de 622 peut donc être retenue, à condition de se souvenir qu'il ne s'agit pas de la fuite des "musulmans" de La Mecque (ville qui n'existait probablement pas encore) vers Yatrib, mais de l'émigration des ébionites de Syrie vers Yatrib, afin de se réorganiser et d'attendre patiemment le moment où l'épuisement des Romains et des Sassanides leur permettrait de repartir à la conquête de la Syrie, de la Palestine et du monde; il ne s'agissait pas d'une fuite honteuse, mais d'un repli stratégique bien pensé:
Selon la légende actuelle, en 622, Mahomet se fait battre et chasser de La Mecque et se réfugie à Yatrib. La version officielle est absurde: personne ne fonderait une ère nouvelle sur une défaite et une honte. (Lenôtre et Félix, op. cit., p. 30.)
On sait que le calcul était bon: si le premier assaut des ébionites - s'étaient-ils déjà à ce moment-là donné le nom de "musulmans"? - contre la province byzantine qui correspondait à l'actuelle Jordanie fut repoussé en 631-632, ce n'était que partie remise, et, dès février 638, Jérusalem tombait entre leurs mains. Des succès aussi rapides n'auraient pas été possibles sans l'épuisement mutuels des Romains d'Orient et des Perses dans leurs guerres continuelles, sans le fait que ce que l'on appellerait l'Islam passait pour une hérésie chrétienne, et sans la complicité des populations juives, samaritaines et monophysites hostiles à tout ce qui était grec ou romain.
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

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Claude le Liseur a écrit :On notera que le récit d'André Stratos à propos de la conquête sassanide de Jérusalem, s'il mentionne la passivité des monophysites et l'engagement des Juifs aux côtés des Perses, ne dit rien à propos de la présence - pourtant probable - d'un contingent ébionite combattant aux côtés des Perses. La recherche historique récente nous permet de supposer que ces partisans ébionites, redoutant les représailles après la libération de la Palestine par Héraclius, s'enfuirent à Yatrib, dans le désert, là où les troupes impériales ne les suivraient jamais. De cet exil (en arabe hijra(t) هِجْرَ ة) des ébionites de Syrie-Palestine en Arabie on aurait fait l'Hégire de la tradition musulmane. La tradition musulmane a aussi fixé sa date à 622, alors qu'il est probablement postérieur de quelques années . (Les collaborateurs les plus avisés de l'occupant perse, à moins d'être doués du don de prophétie, ne purent deviner que la cause de leur maître était perdue qu'en 627 au plus tôt.) (Cf., sur toute cette question, Maxime Lenôtre - Grégoire Félix, La création de l'Islam - Etat de la recherche historique, Publications M. C. 4e édition, Les Matelles 2003, pp. 27 ss., avec références aux travaux de Crone, Moussali, Prémare, etc.; les auteurs exposent aussi leur scepticisme quant aux raisons traditionnelles avancées pour le changement de nom de Yatrib en Médine, et donnent une explication plus convaincante.)

Là encore, pourquoi ne lit-on pas les historiens grecs, latins, syriaques et arméniens contemporains de ces événements ? André N. Stratos, l'historien de Byzance au VIIe siècle, ne remet pas en cause la version officielle des origines de l'Islam - sujet qui est périphérique par rapport à l'objet de ses recherches. Pourtant, il nous donne aussi des informations qui pouraient donner à réfléchir si l'ou voulait bien réfléchir.
L'Occident s'est certainement mépris sur le message de la nouvelle religion et sous-estima complètement sa puissance. Chacun croyait que ce n'était qu'une nouvelle hérésie chrétienne. Jean Damascène lui aussi traita l'Islam non pas en tant que nouvelle religion mais comme une hérésie. Il est surprenant que les chroniqueurs byzantins aient fait montre de si peu d'intérêt pour Mahomet. En Italie aussi l'Islam était considéré comme une secte hérétique étroitement liée à l'arianisme. Dans la «Divine Comédie» Dante traite Mahomet d'hérétique et de coupable de plusieurs scandales. Les exploits ultérieurs des Arabes donnèrent comme toujours naissance à une quantité d'oracles et de prophéties. Le célébre alchimiste et mathématicien Stéphane d'Alexandrie un ami personnel d'Héraclius et professeur à Constantinople prophétisa que les Sarrasins étaient destinés à régner pendant 309 ans. Constantin Porphyrogénète a écrit que les Sarrasins «sortirent» (il veut dire sans doute «émigrèrent») le 3 septembre de la douzième indiction (A.D. 623-624) pendant la douzième année du règne d'Héraclius et dans la 6130e année de la création (A.D. 620-621) selon les calculs du mathématicien Stéphane. Léon le Grammairien rapporte exactement le même récit. (André N. Stratos, traduit du grec par André Lambert, Byzance au VIIe siècle, tome I, Payot, Lausanne 1985, p. 267.)
Que d'informations distillées en un petit paragraphe, et que d'auteurs anciens dont on ne veut pas recueillir le témoignage. Avec l'avancée des recherches depuis la parution du livre d'André Stratos à Athènes en 1970, on sait aujourd'hui que saint Jean Damascène avait de bonnes raisons d'appréhender la situation comme ils le faisaient et que les chroniqueurs grecs avaient aussi de bonnes raisons de ne pas faire mention de Mahomet. Mais l'information la plus importante du texte de M. Stratos est la référence au De Administrando Imperio (Προς τον ίδιον υιόν Ρωμανόν) de Constantin Porphyrogénète. Nous noterons d'abord que ces auteurs d'expression grecque du Moyen Âge sont tous d'accord pour situer l'Hégire quelque part entre 620 et 624, donc très probablement à la date de 622 retenue par la tradition musulmane et qui correspond au début de la contre-offensive du basileus Héraclius contre les Perses et leurs alliés. Il y a tout de même une coïncidence troublante de plus dans le fait que M. Stratos estime que la contre-offensive byzantine comença probablement à l'automne 622 et que Constantin Porphyrogénète parle du mois de septembre comme date de cette fameuse «sortie» des «Sarrasins» (comprendre, des Ébionites). Enfin, quand l'empereur Constantin Porphyrogénète écrit qu'ils «sortirent», cela veut bien dire qu'ils sortirent des frontières de l'Empire romain d'Orient. Ainsi se conservait au Xe siècle une tradition selon laquelle l'Hégire correspondait à l'émigration (arabe hijra(t) هِجْرَ ة) des troupes ébionites de l'Empire byzantin vers Yatrib, et non pas à une fuite d'une ville du Hedjaz vers une autre. Pourquoi s'obstine-t-on à faire comme si ces sources n'existaient pas?

Toutefois, je constate qu'aucun des auteurs que j'ai consultés ne parle de Waraqa Ben Nawfal; or, une opinion que j'ai à plusieurs reprises entendue en milieu arabe soutient que l'évêque ébionite Waraqa Ben Nawfal aurait joué un grand rôle dans ces événements.
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

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Claude le Liseur a écrit :On notera que le récit d'André Stratos à propos de la conquête sassanide de Jérusalem, s'il mentionne la passivité des monophysites et l'engagement des Juifs aux côtés des Perses, ne dit rien à propos de la présence - pourtant probable - d'un contingent ébionite combattant aux côtés des Perses. La recherche historique récente nous permet de supposer que ces partisans ébionites, redoutant les représailles après la libération de la Palestine par Héraclius, s'enfuirent à Yatrib, dans le désert, là où les troupes impériales ne les suivraient jamais. De cet exil (en arabe hijra(t) هِجْرَ ة) des ébionites de Syrie-Palestine en Arabie on aurait fait l'Hégire de la tradition musulmane. La tradition musulmane a aussi fixé sa date à 622, alors qu'il est probablement postérieur de quelques années . (Les collaborateurs les plus avisés de l'occupant perse, à moins d'être doués du don de prophétie, ne purent deviner que la cause de leur maître était perdue qu'en 627 au plus tôt.) (Cf., sur toute cette question, Maxime Lenôtre - Grégoire Félix, La création de l'Islam - Etat de la recherche historique, Publications M. C. 4e édition, Les Matelles 2003, pp. 27 ss., avec références aux travaux de Crone, Moussali, Prémare, etc.; les auteurs exposent aussi leur scepticisme quant aux raisons traditionnelles avancées pour le changement de nom de Yatrib en Médine, et donnent une explication plus convaincante.)

La thèse de Lenôtre et Félix à propos du changement du nom de cette ville du Hedjaz - dont les très pro-américains rois séoudiens interdisent aujourd'hui l'accès aux non-musulmans sous peine de mort; étaient-ils aussi regardants quand ils y introduisaient des esclaves chrétiens ou animistes ? - mérite aussi d'être mentionnée.

La légende musulmane rapporte que cette ville s'appelait Yathrib (يثر ب) et qu'elle changea de nom après l'arrivée des premiers musulmans (venus de La Mecque, toujours selon la légende) pour prendre le nom de Madìnatou (a)n-nabiyyi (مد ينة ا نبي), la ville du Prophète, d'où le français a fait Médine (cf. Dominique Halbout et Jean-Jacques Schmidt, L'Arabe, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2006, p. 108).

Lenôtre et Félix rejettent la légende. Leurs arguments peuvent et doivent être discutés et critiqués, mais encore faut-il les mentionner pour pouvoir les discuter. Ils se situent toujours dans la perspective de l'installation à Yathrib des ébionites ou judéo-nazaréens ayant décidés provisoirement de se tenir en dehors des combats entre Grecs et Perses, et attendant l'affaiblissement inexorable des deux Empires pour jouer leur carte.
Remarquons encore avec Grégoire Félix que la seule raison convaincante de l'opération du changement de nom de Yatrib en Médine est à trouver dans l'histoire juive biblique. Mahomet n'a jamais prétendu être un prophète, mais un prédicateur arabe d'une idéologie vieille de plusieurs siècles déjà. Aucun texte ni aucune inscription ne le désigne d'ailleurs jamais comme prophète avant l'extrême fin du VIIe siècle: la première attestation connue et fiable est une monnaie de 685. Or Médine signifierait "ville du Prophète" (Madinat al-nabî). Puisqu'il n'est pas question de "prophète" et qu'on ne débaptise pas une ville pour l'appeler "ville" tout court, il faut penser - comme l'exégèse des apparitions de ce mot dans le Coran le fait pressentir - que les trois consonnes mdn, si elles ont parfois la signification de "région" (le terme était en usage dans l'empire perse), ne signifiaient pas "ville" en tant que nouveau nom de Yatrib. L'allusion bibilique est alors évidente: il s'agit du nom de Modin - mdn -, le lieu où prit naissance la révolte victorieuse des Macchabées contre l'occupant grec de la Palestine (Antiochus IV Epiphane); celle-ci aboutit à l'instauration d'un éphémère royaume juif asmonéen, autonome de 134 à 63 avant notre ère, c'est-à-dire jusqu'à l'arrivée des Romains. (Lenôtre et Félix, op. cit., pp. 28 s.)
L'hypothèse est surprenante, mais plausible. Il est après tout très fréquent qu'un groupe politico-religieux change des noms de lieu au nom de sa foi: il suffit de se souvenir des villes portant le nom de Lénine, Staline ou Karl Marx que les communistes s'obstinaient à créer dans tous les territoires soumis à leur domination (l'Allemagne de l'Est eut ainsi une Karl-Marx-Stadt, l'Arménie une Leninakan, la Roumanie une Oraşul Stalin, etc.). Il n'y aurait donc eu rien d'étonnant à ce qu'un groupe judéo-nazaréen, fortement enraciné dans la tradition vétéro-testamentaire et replié de Syrie à Yathrib pour préparer la conquête de Jérusalem, se fût identifié aux Macchabées levant à Modin l'étendard de la révolte en vue de la reconquête de Jérusalem (cf. I Macc. 2, 15). Il n'aurait rien eu de surprenant non plus à ce que ces ébionites eussent identifé Antiochos IV Épiphane, coupable d'avoir édifié dans le temple de Jérualem «l'Abomination de la désolation» (I Macc. 1, 54), et Héraclius Ier, l'empereur des Romains, le «roi» de Constantinople (grec βασιλεύς - basileus / vasilefs, arabe ملك - malik), coupable d'être chrétien orthodoxe, de croire en la Trinité et l'Incarnation et de vénérer les icônes, toutes choses abominables aux yeux des judéo-nazaréens? De telles identifications n'auraient rien de particulièrement surprenant au vu de ce que l'on sait de ce milieu.
Encore aujourd'hui, les uniates grec-catholiques du Levant sont connus sous le nom de melkites, autrement dit les «royalistes», nom que l'on attribuait autrefois aux orthodoxes de ces régions, parce qu'ils avaient la même foi que le malik ملك , le «roi», c'est-à-dire l'empereur des Romains sur le trône de Constantinople?
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit :En outre, j'ai commis l'erreur de me focaliser sur la participation des contingents juif et ébionite à l'assaut perse sur Jérusalem, en oubliant que le foyer ébionite se situait plus au nord. Nous savons qu'en dehors des minorités juive et samaritaine, la Palestine était plutôt orthodoxe. C'était bien le nord de la Syrie qui était un foyer de toutes sortes de groupes politico-religieux - songeons à Harran, restée une ville à majorité païenne jusqu'au Xe siècle - dans un chaos où se mêlaient païens, sabéens, mandéens, mazdéens, juifs, ébionites, nestoriens, monophysites, orthodoxes, etc. Si l'on suppose - et on a toutes les raisons de le supposer - que la base des ébionites était le nord de la Syrie - particulièrement la partie de la Syrie historique qui se trouve aujourd'hui sur le territoire de la république de Turquie -, alors les ébionites pouvaient être inquiets dès 622.
Dans ce paysage religieux extraordinairement varié de la Syrie (Syrie historique, y compris avec les régions aujourd'hui en Turquie) et du Liban, il devait encore y avoir bien plus de confessions en présence que dans l'émunération que j'ai faite. Il n'y avait certes pas encore de maronites, de druses et d'alaouites, ni de yézidis et de Al-ul-Haqq, mais il devait y avoir tout de même quelques contingents d'hindous (puisque, comme je l'ai indiqué, Chosroès II fut assigné à résidence dans une maison qui s'appelait La Maison de l'Hindou), de manichéens et de bouddhistes. Après tout, la présence d'hindous dans ces régions pourrait avoir laissé un substrat qui expliquerait les extraordinaires similitudes relevées entre ésotérisme druze et Vedanta.

Voici quelques jours, j'ai profité des vacances pour lire la biographie de Tamerlan par Jean-Paul Roux (Fayard, Paris 1991, 386 pages). Le personnage a vécu de 1336 à 1405. On est donc sept siècles après la conquête musulmane de ce qu'il restait de l'Empire perse. Certaines notations sont proprement stupéfiantes.

Page 242:
Sous le règne de Ghazan, par exemple, l'émir Nauruz donna l'ordre de détruire à Tauris (Tabriz) les églises, les synagogues, les autels du feu, les pagodes; on promena icônes et images du Bouddha en simulacre de procession dans les rues, puis on les jeta au feu.
Tabriz est une ville du nord de l'Iran actuel, non loin de l'actuelle république d'Azerbaïdjan. Si l'on n'est pas étonné de voir mentionnée la présence de chrétiens, de juifs et de mazdéens dans cet environnement en 1295, la présence de bouddhistes est tout de même plus surprenante, même si Roux y voit une conséquence de la conquête mongole. Toutefois, il indique lui-même (page 246) que le bouddhisme avait des bases très solides en Iran oriental - l'actuel Afghanistan. Des descendants de Tamerlan promulguèrent en 1422 et 1428 deux édits de protection en faveur de deux monastères bouddhiques d'Afghanistan. Rien n'interdit de penser qu'il y avait pu aussi avoir dans le passé un bouddhisme authentiquement iranien plus à l'ouest.
Roux indique qu'il y avait probablement encore des manichéens au Khorassan au XVe siècle, et son livre mentionne (page 249) la destruction des temples pour l'adoration du soleil (sabéens?) dans le Tur Abidin (donc dans la Syrie historique). Je n'aurais jamais pensé que les sabéens avaient survécu jusqu'au XVe siècle!
J-Gabriel
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Message par J-Gabriel »

Concernant la région qui s’étend de la Syrie à l’Inde, il y a, à mon avis, beaucoup de réponses qui peuvent s’élucider en étudiant de près le manichéisme. Là déjà une note sur l’enfance de Manès (ou Mani).
La famille de Manès était sans doute apparentée aux Arsacides. Or Manès est contemporain de l’effondrement de cette dynastie parthe des Arsacides, et de l’avènement de la dynastie perse des Sassanides qui reviendra peu à peu au mazdéisme traditionnel, rendant ainsi leur influence aux mages. Manès au contraire se rattache au syncrétisme religieux des Parthes. Il est non moins intéressant de noter que la secte à laquelle appartenait son père témoigne d’un milieu baptiste qui existait tout aussi bien en Syrie transjordanienne qu’en Syrie mésopotamienne, et connut donc des formes juives, chrétiennes, mazdéennes et manichéennes.
En effet le père de Manès appartenait à la secte judéo-chrétienne des Helchassaïtes (ou Alexéites). Quant à Manès il semble qu’il maîtrisait aussi bien le syriaque que le pehlvi, ainsi que d’autres langues de l’empire Perse. Il a même fait des voyages en Chine,en Inde, au Tibet, au Turkestan, en y revenant avec pleins d’enseignements religieux. Un peu le Mahomet de l’époque.
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

J-Gabriel a écrit :Concernant la région qui s’étend de la Syrie à l’Inde, il y a, à mon avis, beaucoup de réponses qui peuvent s’élucider en étudiant de près le manichéisme. Là déjà une note sur l’enfance de Manès (ou Mani).
La famille de Manès était sans doute apparentée aux Arsacides. Or Manès est contemporain de l’effondrement de cette dynastie parthe des Arsacides, et de l’avènement de la dynastie perse des Sassanides qui reviendra peu à peu au mazdéisme traditionnel, rendant ainsi leur influence aux mages. Manès au contraire se rattache au syncrétisme religieux des Parthes. Il est non moins intéressant de noter que la secte à laquelle appartenait son père témoigne d’un milieu baptiste qui existait tout aussi bien en Syrie transjordanienne qu’en Syrie mésopotamienne, et connut donc des formes juives, chrétiennes, mazdéennes et manichéennes.
En effet le père de Manès appartenait à la secte judéo-chrétienne des Helchassaïtes (ou Alexéites). Quant à Manès il semble qu’il maîtrisait aussi bien le syriaque que le pehlvi, ainsi que d’autres langues de l’empire Perse. Il a même fait des voyages en Chine,en Inde, au Tibet, au Turkestan, en y revenant avec pleins d’enseignements religieux. Un peu le Mahomet de l’époque.
Merci beaucoup. Je n'avais jamais entendu parler des Helchassaïtes ou Alexéites. Suite à votre message, je suis allé chercher des renseignements sur cette communauté, et voici ce que j’ai trouvé sous la plume de Henri-Charles Puech dans le tome II de l’Histoire des Religions (Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris 1983, 1re édition Paris 1972, pp. 531 s.) :

Lorsque Mani eut atteint sa quatrième année, Patik le fit venir auprès de lui dans la Mésène (au sud de la Babylonie) où, à la suite d’une injonction reçue par trois fois d’une voix mystérieuse dans un temple de Ktésiphon et lui ordonnant de s’abstenir du vin, de la nourriture carnée, de tout commerce sexuel, il s’était retiré et adjoint à un groupe de sectaires appelés baptistaï (« baptiseurs », « baptistes ») par les documents grecs et coptes, al-mugtasila (« ceux qui se purifient, se lavent eux-mêmes ») par les auteurs arabes, menaqqede (« ceux qui se purifient » ou « sont purifiés ») et halle heware (« vêtements blancs ») dans la tradition syriaque, et identiques, ainsi que le certifie le codex d’Oxyrhynchos, non pas à des mandéens (comme on l’a cru, en général, jusqu’ici), mais à des elkhasaïtes, à des adeptes de la doctrine répandue, en conséquence d’une vision survenue dans « le pays des Parthes » vers l’année 100, par le prophète Elkhasaï. S’agissant ainsi de judéo-chrétiens, de chrétiens d’une espèce particulière, qui, combinant avec des traditions et des observances juives certaines théories d’allure plus ou moins « gnostique », mais se réclamant de l’autorité et des « commandements » de Jésus, une pareille précision est capitale.
Donc, en quelque sorte, un groupe de judéo-nazaréens (les elkhasaïtes, helchassaïtes ou alexéites) a joué un rôle capital dans la genèse du manichéisme, et un autre groupe a joué un rôle capital dans la genèse de l’Islam.

Un autre fait intéressant à propos du manichéisme. Dans le contexte chrétien, et parfois islamique, les groupes plus ou moins assimilés aux manichéens (type pauliciens, bogomiles ou cathares) apparaissent comme les groupes subversifs par excellence de l’époque médiévale, combattus ou persécutés par toutes les autorités. Dans le contexte de la Haute-Asie, le manichéisme fut, au contraire, la religion d’État de l’Empire ouïghour. Ceci se produisit à une époque où les Ouïghours vivaient dans le sud de l’actuelle république de Mongolie (Mongolie-Extérieure), fort loin de leur habitat actuel du Xinjiang (Turkestan chinois) vers lequel ils durent émigrer suite à leurs défaites successives.
Les épithètes des kaghans ouïghours montrent qu’ils partageaient avec les autres peuples turcs anciens le culte du Tängri, le ciel divinisé. La conversion au manichéisme en 762 eut des implications non seulement religieuses, mais aussi culturelles, très profondes, jusque dans la vie quotidienne. Une inscription de Kara Balghassoun proclame en trois langues (turc ouïghour, chinois, sogdien) : « Ce pays aux mœurs barbares et rempli des fumées du sang se transforma en un pays où l’on se nourrit de légumes, le pays où l’on tuait en un pays où l’on encourage à faire le bien. » (Iaroslav Lebedynsky, Les Nomades, Errance, Paris 2003, p. 175.)
Toutefois, ce manichéisme de Haute-Asie ne prospéra guère au-delà de la chute de l’Empire ouïghour sous les coups des Khakasses en 840 et sa dernière mention se trouve dans un édit impérial chinois de 1370 proscrivant leur religion qui s’était maintenue dans la région de Fuzhou (Fou-tcheou) au Fujian (Fou-kien) (cf. Puech, op. cit., p. 547).
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

À l'énumération des formes du baptisme - juives, chrétiennes, mazdéennes et manichéennes -, il faudrait ajouter le groupe, qui n'a jamais été très florissant sur le plan numérique, des mandéens. Les mandéens se sont maintenus dans la région de Bassorah, dans le sud de l'Iraq, au moins jusqu'à la guerre Iran-Iraq de 1980-1988. Je me demande dans quelle mesure ils ont survécu à la succession de calamités qui se sont abattues sur l'Iraq au cours des trente dernières années. En 1972, on évaluait leur nombre à 13'000 à 14'000 (cf. Kurt Rudolph, « La religion mandéenne », in Histoire des Religions, tome II, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris 1983 [1re édition Paris 1972], p. 498). Edmondo Lupieri (The Mandaeans, traduit de l’italien en anglais par Charles Hindley, Erdmans, Grand Rapids [MI] / Cambridge [UK] 2002, p. 5, mentionne la présence de quelques centaines de familles mandéennes émigrées en Europe, en Amérique du Nord et en Australie, ainsi que l’existence de deux centres culturels mandéens, à Los Angeles et à New York, mais ces mandéens en diaspora n’auraient même pas de prêtres. Il s’agit donc d’un groupe en voie de disparition, mais qui fut dans les premiers siècles de notre ère un adversaire notable du christianisme orthodoxe. En effet, il semble que les mandéens soient les derniers à se revendiquer des groupes gnostiques dont les doctrines furent combattues par les Pères de l’Église.
Dans l’ensemble, Kurt Rudolph les décrit comme une ancienne secte juive hérétique qui, de persécution en persécution, aurait fini par se réfugier dans les marais du sud de la Mésopotamie – un peu la même histoire que les judéo-nazaréens repliés de la Syrie vers Yathrib en 622, sauf que ceux-ci surent revenir en force, et avec quelle force ! - :
C’est ansi que la communauté pourchassée se retira dans la région inaccessible des marais du sud de l’Irak, où elle poursuivit son existence avec des restes d’autres groupes jusqu’à l’heure actuelle, et rêve de son passé, tout en sachant que «l’appel de la Vie » aura bientôt disparu de ce monde.
Telle est la signification de la religion mandéenne dans sa forme primitive et centrale : c’est une branche, organisée en secte baptiste, du courant gnostique judéo-syrien, devenue une communauté fermée de vie et de langage qui a conservé, jusqu’à nos jours, de très précieux documents d’une croyance disparue. Ils nous permettent d’étudier encore sur le vif ce monde évanoui.
(Kurt Rudolph, op. cit., p. 519.)

Les mandéens, qui se prétendent les authentiques disciples de saint Jean-Baptiste, manifestaient autrefois une vive hostilité à l’égard du christianisme. On trouvera in Lupieri, op. cit., pp. 240-253, des textes mandéens, très hostiles à l’égard de NSJC, faisant un portrait du Sauveur qui répond trait pour trait à celui que le christianisme fait de l’Antéchrist ; de l’aveu même de Lupieri, ces textes mandéens ont des parallèles très précis avec les Toledot Iesu, les textes juifs anti-chrétiens. Il semble qu’au contraire, à l’heure actuelle, les derniers mandéens d’Iraq et d’Iran éprouvent une crainte de se dissoudre dans l’Islam qui les pousse à chercher toutes les occasions de se rapporcher des chrétiens.
Alors que Rudolph ne mentionne pas le groupe mandéen d’Iran, Lupieri (page 7) indique que des catéchismes mandéens auraient été rédigés en persan en Iran à la fin des années 1980. Les mandéens ne font pourtant pas partie, contrairement aux zoroastriens, juifs et chrétiens, des religions minoritaires tolérées en République islamique d’Iran (13e principe de la Constitution du 24 octobre 1979, ici : http://www.jurispolis.com/dt/mat/dr_ir_ ... 96573753es Iraniens zoroastriens, juifs et chrétiens sont reconnus
Claude le Liseur
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Re: La prise de Jérusalem par les Sassanides (614)

Message par Claude le Liseur »

Une chose encore, à propos de ces fameux mandéens. Une de leurs pratiques consiste à réitérer à plusieurs reprises le baptême gnostique au cours de la vie de chaque fidèle (le fidèle se fait régulièrement rebaptiser afin d'effacer ses péchés). C'est contre des croyances semblables que s'élève un article du Credo:

Ὁμολογῶ ἓν βάπτισμα εἰς ἄφεσιν ἁμαρτιῶν.

Je confesse un seul baptême pour la rémission des péchés.

Ce qui veut dire qu'une même personne ne peut recevoir à plusieurs reprises le baptême orthodoxe; la rémission des péchés commis après le baptême s'obtient par l'absolution, et non par une répétition du baptême.

Cela montre aussi que les croyances que conserve à l'heure actuelle la petite communauté mandéenne devaient autrefois être partagées par des groupes beaucoup plus nombreux, pour que les Pères de Nicée aient eu besoin de rappeler la doctrine orthodoxe sur ce point.
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