Recension: Akedia, du RP Gabriel Bunge

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Claude le Liseur
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Recension: Akedia, du RP Gabriel Bunge

Message par Claude le Liseur »

Gabriel BUNGE : Akedia. Die geistliche Lehre des Evagrios Pontikos vom Überdruss

Il faut noter d’emblée ici l’équivalence que BUNGE établit entre l’acédie (ἀϰήδια) et la saturation (Überdruss). Le détour par un texte allemand est ici intéressant : je ne connais pas d’auteur francophone qui ait vu la « saturation » comme un équivalent de l’acédie. Ce choix de traduction fait l’objet d’une justification page 47 de l’édition de 2017. D’une manière générale, il est instructif d’observer les choix faits par Gabriel BUNGE pour traduire les mots grecs en allemand ; ces choix de traduction aident aussi le lecteur francophone.

Il s’agit ici de présenter à la fois le RP Gabriel BUNGE, interprète d’ÉVAGRE LE PONTIQUE, et ÉVAGRE lui-même.

Gabriel BUNGE est né en 1940 à Cologne d’un père luthérien et d’une mère catholique romaine. Élevé dans le catholicisme. Études de philosophie, d’histoire et de théologie à Bonn, diplômé en histoire ancienne, docteur honoris causa de l’université de Berne. Bénédictin (à l’abbaye de Chevetogne en Belgique en 1962), ordonné prêtre en 1973, il est depuis 1980 ermite dans les montagnes du Tessin à Roveredo Capriasca (ne pas confondre avec Roveredo dans les Grisons). Il a été reçu dans l’Orthodoxie à Moscou en 2010. À l’heure actuelle archimandrite du Grand Schème dans le patriarcat de Moscou.

En 1983, il publie chez un éditeur confidentiel de Cologne, Koinonia, son maître ouvrage sur la doctrine de l’acédie chez ÉVAGRE LE PONTIQUE. Ce livre connaîtra de nombreuses traductions, notamment en français, en italien et en roumain, aujourd’hui parfois difficiles d’accès.

En revanche, l’original allemand, dont la septième édition revue et corrigée a été publiée chez Beuroner Kunstverlag à Beuron en 2017, est toujours disponible et largement diffusé (était récemment disponible sur Amazon.de). C’est sur cette septième édition allemande que sera basée l’étude d’ÉVAGRE LE PONTIQUE dans ce petit travail. Toutes les traductions sont de moi, sauf mention contraire. Désormais, nous allons suivre l’ordre des chapitres du livre de Monseigneur Gabriel BUNGE.
Claude le Liseur
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Message par Claude le Liseur »

EINLEITUNG (INTRODUCTION)
Il est difficile de reconstituer la biographie d’ÉVAGRE LE PONTIQUE. D’abord, ce personnage a, de son vivant, fui la publicité, et est resté jusqu’à nos jours enveloppé d’une certaine opacité. Ensuite, son autorité a été si grande, bien qu’il n’ait jamais été canonisé, que son nom a été attribué à des œuvres dont il n’était pas l’auteur (note 1).
Bunge établit les repères biographiques suivants : né vers 345 à Ibora, aujourd’hui Iverönü en Turquie, d’un père chorévêque, Évagre reçoit une solide éducation profane (mathématiques, philosophie, rhétorique) et théologique. Il est ordonné lecteur par saint BASILE LE GRAND et diacre par saint GRÉGOIRE DE NAZIANZE. En 382, désireux d’embrasser la vie monastique, il s’enfuit secrètement de Constantinople pour gagner Jérusalem. Dès 382, il est moine dans le désert de Nitrie, à environ 50 kilomètres au sud-est d’Alexandrie, et dès 384 dans les Kellia, à 18 kilomètres de là, où les moines mènent une vie plus reculée. Il meurt le 6 janvier 399.
Il faut noter, avec Jacques TOURAILLE, que les écrits ascétiques d’ÉVAGRE LE PONTIQUE, dont certains sont repris dans la Philocalie, sont exempts des opinions aventureuses d’inspiration origéniste qui ont entraîné la condamnation de l’auteur des Centuries gnostiques par le Ve concile œcuménique (Constantinople 553) (note 2) .

Note 1: Toutefois, on a aussi attribué à d’autres certaines de ses œuvres : « À ce florilège donné dans la Philocalie grecque sous le nom d’Évagre, il convenait de joindre le traité De la prière, attribué à saint Nil par la tradition grecque et qui doit être restitué à Évagre, comme I. Hausherr l’a démontré de façon décisive. » Jacques TOURAILLE, Philocalie des pères neptiques, tome I, Desclée de Brouwer/Jean-Claude Lattès, Paris 1995, page 77. Référence est ainsi faite à un tiré à part de la Revue d’ascétique et de mystique (1934), réédité à Paris chez Beauchesne en 1960 : I. HAUSHERR SJ, Les leçons d’un contemplatif. Le traité de l’oraison d’Évagre le Pontique.

Note 2: Cf. Jacques TOURAILLE, Philocalie des pères neptiques, tome I, Desclée de Brouwer/Jean-Claude Lattès, Paris 1995, page 76. Le 5 décembre 2015, le Père BUNGE a donné une conférence au séminaire orthodoxe russe d’Épinay-sous-Sénart, où il rappelle les circonstances assez nébuleuses de cette condamnation ; cette conférence est visible sur Internet https://www.seminaria.fr/Video-de-la-co ... _a898.html .
Claude le Liseur
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AKEDIA- NUR EINE TYPISCHE MÖNCHSKRANKHEIT? (L’ACÉDIE N’EST-ELLE QU’UNE MALADIE TYPIQUE DES MOINES ?)

Dans le premier chapitre, BUNGE réfute une idée contemporaine selon laquelle l’acédie serait une « maladie » qui ne concerne que les moines. Certes, ÉVAGRE suppose une gradation dans l’intensité du combat contre les passions (page 23) : ceux qui vivent dans le monde doivent affronter des tentations matérielles, les cénobites sont confrontés aux difficultés de la vie en communauté et les anachorètes sont en première ligne dans le combat contre les « pensées ». Pour les moines de la générations d’Évagre, aller au désert, c’était affronter directement le Prince de ce monde. BUNGE analyse, l’inévitable citation de BAUDELAIRE à l’appui (note 3) , comment on est passé de la conception du Malin à celle du Mal, devenu un élément du cosmos dont celui-ci a pourtant été libéré par le Christ.
Même les démons n’ont pas été créés mauvais et ce qui les caractérise est une pseudo-existence, une privatio boni. La démonologie des Pères du désert est fondamentalement optimiste et profondément différente de celle des chasseurs de sorcières. L’expérience chrétienne est fondamentalement une, que l’on soit moine ou laïc, anachorète ou cénobite, et les expériences des Pères du désert sont toujours valables pour nous.

Note 3: « La plus belle des ruses du diable est de nous persuader qu’il n’existe pas. » Charles BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris, XXIX (1869), in Œuvres complètes, tome I, La Pléiade, Gallimard, Paris 2018 [réimpression de l’édition de Paris 1975], p. 327.
Claude le Liseur
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DEFINITION DES ÜBELS (DÉFINITION DU MAL)

Dans le chapitre II, il s’agit de définir ce mal qu’est l’acédie.
Il s’agit d’une « pensée » (λογισμός), mot dont BUNGE souligne la polysémie. Au départ, une « pensée » (Gedanke) – on pourrait traduire, selon Wikipédia (note 4), par « pensée entêtante » - est une manifestation naturelle et bonne de notre âme, mais qui peut, de manière très subtile, se transformer en véhicule de buts contraires à notre nature („nicht schöpfungsgemäße Zielsetzungen“). Certaines pensées procèdent de nos sens, de notre mémoire et de notre tempérament, d’autres nous sont insufflées par les anges et les démons (page 38).
Pour ÉVAGRE, ces « pensées » peuvent être ramenées à trois pensées principales : la goinfrerie, l’avarice et la vanité. Ce qui transforme ces pensées en passions et ensuite en péchés, c’est le libre consentement de l’homme, qui ménage en lui-même un espace pour le mal. Ce mécanisme est toutefois difficile à décrire.
La nature est bonne. Les péchés et les passions sont des corps étrangers. Le mal n’est pas éternel et il est un parasite.
Un lecteur occidental, pénétré de la théologie d’AUGUSTIN, pourrait voir dans cet optimisme une forme de pélagianisme (page 46). ÉVAGRE se garde pourtant bien de nier le rôle de la grâce. Le secret de la vie spirituelle ne réside donc ni dans la sola gratia, ni dans l’action individuelle de l’homme, mais dans la synergie, l’action commune de la « grâce divine et du zèle humain » (Évagre, Scholia in Psalmos), dans laquelle le Créateur a le premier et le dernier mot.
Il est maintenant temps de définir plus précisément l’acédie, mot polysémique qui posait déjà difficulté à saint JEAN CASSIEN : « Sextum nobis certamen est, quod Graeci ἀκηδίαν vocant, quam nos taedium sive anxietatem cordis possumus nuncupare » (Institutes, X, 1) – donc, pour lui, une traduction par « dégoût » ou « angoisse du cœur » (note 5) . Pour BUNGE, la traduction allemande la plus adéquate est Überdruss – donc « saturation ».
Pour définir plus précisément l’acédie, BUNGE part de citations d’ÉVAGRE :
« On dit que le démon de midi est le démon de l’acédie. » (Scholia in Psalmos 90,6)
« Le démon de l’acédie, qu’on appelle aussi le démon de midi, est de tous le plus pressant. Il attaque le moine à la quatrième heure et enserre son âme jusqu’à la huitième heure. » (Capita practica ad Anatolium, 12)
« L’acédie est un relâchement (ἀτονία) de l’âme, un relâchement de l’âme qui ne possède pas ce qui est conforme à sa nature. » (Tractatus de octo spiritibus malitiæ, 6,1)
En résumé, c’est un relâchement des forces de concentration de l’âme, un sentiment de vide, d’ennui et d’acrimonie, l’incapacité à se concentrer sur une tâche spécifique, une lassitude, une angoisse du cœur, qui n’est bien entendu pas propre aux anachorètes, mais constitue « peut-être le phénomène humain le plus douloureux » (Romano GUARDINI, cité par BUNGE, sans référence plus précise). Au contraire, ce phénomène est encore plus présent de nos jours. Il n’est pas sans rappeler « l’ennui » de PASCAL et le « Tungsind » de KIERKEGAARD. (Plutôt que l’original danois, BUNGE utilise ici la traduction allemande Schwermut [mélancolie] qui a précisément été le titre d’un livre de GUARDINi publié en 1928, Vom Sinn der Schwermut).
L’acédie apparaît donc comme l’ombre de notre « condition humaine » (en français dans le texte). Elle peut toutefois prendre bien des formes.
L’acédie est pour ainsi dire la dimension religieuse et métaphysique d’une passion commune qui est connue dans sa forme sécularisée et profane comme « ennui » (en français dans le texte), mélancolie, dépression, etc.

Note 4: https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89vagre_le_Pontique
Note 5: Le jésuite Jean-Claude GUY, traducteur des Institutes dans la collection Sources chrétiennes, préfère traduire par « anxiété du cœur » : « En sixième lieu, nous avons à combattre ce que les Grecs appellent l’acédia et que nous pouvons nommer le dégoût ou l’anxiété du cœur. » JEAN CASSIEN, Institutions cénobitiques, texte latin revu, introduction, traduction et notes par Jean-Claude GUY, s.j., , X, 1, SC 109, Le Cerf, Paris 2001 (1re édition Paris 1965), p.385.
Claude le Liseur
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URSPRUNG UND WESEN DES LASTERS (ORIGINE ET NATURE DU VICE)

Dans le chapitre III, BUNGE rappelle que les passions de l’âme, comme toutes les maladies, doivent faire l’objet d’un diagnostic.
L’acédie est l’une des huit passions génériques, mais elle est très différente des autres (page 56). Elle représente en effet la fin d’une chaîne et ne débouche pas sur une autre passion. Elle a pour compagne la tristesse (PALLADE, Vita Evagrii coptice). Elle trouve sa racine dans la partie irrationnelle de l’âme. Elle est complexe puisqu’elle découle d’un mélange de frustration et d’agressivité (page 61). Elle se distingue aussi des autres passions par un facteur temporel : elle ne peut pas aller et venir, elle doit durer. Elle est la conséquence perceptible d’une désintégration intérieure de la personnalité suite au péché. Toutes les passions procèdent d’un dysfonctionnement des fonctions irrationnelles de la colère (Zornmut) et du désir (Begehren).
Tout ce qui a été créé était bon. C’est l’abus qui rend les pensées mauvaises, et le consentement du libre arbitre qui transforme de simples pensées en péchés (page 65). La substance fondamentale de toute passion, selon ÉVAGRE, est la φιλαυτία, que le Père Irénée HAUSHERR, cité en français par BUNGE, traduisait par « tendresse pour soi ».
L’acédie, en tant qu’incarnation (Inbegriff) de toutes les autres passions, est peut-être l’expression la plus pure et la plus « spirituelle » du narcissisme (Selbstverliebtheit) d’Adam, qui s’est éloigné de Dieu, s’est tourné vers lui-même et s’est manqué à lui-même (page 66).
Ainsi s’opposent d’un côté la partie irrationnelle de l’âme, guidée par le désir et la colère, et de l’autre l’intellect, le noyau vital de l’homme, créé à l’image de Dieu. Entre les deux il y a le libre arbitre, l’assentiment ou le refus par rapport à toutes les tentations du Malin.
ÉVAGRE donne un contenu chrétien à l’idéal antique de l’ἀπάθεια. Mais celle-ci n’est pas le but de l’ascèse. Elle est la condition absolument requise pour la libération de cette force qui seule permet l’accès à la personne de Dieu, l’amour chrétien ἀγάπη.
L’acédie est l’adversaire le plus dangereux sur le chemin qui mène à Dieu, car elle menace d’étouffer l’intellect, le noyau vital de l’homme (page 68). Mais l’homme reste libre !
Claude le Liseur
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MANIFESTATIONEN DES ÜBERDRUSSES (MANIFESTATIONS DE L’ACÉDIE)

Les manifestations de l’acédie sont aussi nombreuses et multiformes que nos frustrations et nos agressions individuelles.

On peut toutefois essayer de classer les formes les plus évidentes de l’acédie de la plus bénigne à la plus dangereuse :

• une agitation intérieure (innere Unrast) : on ne se sent plus à l’aise à son domicile, dans son travail, dans ses fréquentations habituelles ;

• la peur de tomber malade ;

• la tentation de considérer le métier qu’on a appris, la profession qu’on exerce, comme la source de son propre mal-être ;

• la tentation d’accuser ses supérieurs ou ses collègues, le souvenir soudain de toutes les injustices réelles ou supposées ; au lieu de se rendre compte qu’on est dans un combat contre soi-même, on croit qu’on est dans un combat avec les autres (page 77) ;

• la distraction (Ablenkung) et la dispersion (Zerstreuung) ;

• l’activisme, les mondanités, l’obsession d’avoir son agenda rempli, une situation où l’on croit que l’on aime son prochain alors que l’on est poussé par l’acédie (page 80) ;

• le minimalisme dans la prière ; la lassitude pendant les offices liturgiques ; cette lassitude s’étend à tous les actes de la vie quotidienne, que l’on accomplissait facilement auparavant ;

• le démon de l’acédie est perfide : il peut aussi nous inciter, au contraire, au maximalisme et faire l’éloge de la vertu ; il y a aussi une exagération dans le bien (Übertreibung im Guten), alors qu’ÉVAGRE recommande la modération, le juste milieu.

L’acédie est un mal profondément enraciné, qui cache sa vraie nature. Comment alors distinguer les véritables motifs de nos actions des faux motifs ? ÉVAGRE propose de se baser sur le critère de l’intention : faisons-nous le bien pour lui-même, ou pour des motifs égoïstes (page 87) ?

Il ne faut pas remettre en cause le choix d’une carrière ou d’un mode de vie, car Dieu écrit droit avec des lignes courbes (page 89).

Enfin, l’acédie peut pousser au suicide, qui apparaît dès lors comme la dernière tentative de fuir son propre vide en se précipitant dans le néant (page 91).

L’acédie est un phénomène omniprésent (allgegenwärtig), qui, dans une certaine mesure, est lié à la condition humaine. Le temps, le lieu et les circonstances de la vie n’en changent que les manifestations concrètes. Dans son essence, le phénomène est intemporel (zeitlos).
Claude le Liseur
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DIE HEILMITTEL (LES REMÈDES)

Ce serait succomber à une autre illusion de l’acédie que de croire que le mal est sans remède.

Il existe des remèdes génériques, et des remèdes qui sont spécifiques à l’acédie. Comme l’acédie est une maladie de deux fonctions irrationnelles de l’âme que sont le désir et la colère, il faut traiter celles-ci à la racine. L’amour spirituel et l’abstinence soignent les passions de l’âme et du corps. Il n’y a pas d’amour possible sans abstinence (page 95).

Pour ÉVAGRE, les vertus de le partie colérique de l’âme sont le courage et la patience :

« La patience et les larmes contiennent l’acédie. » (Institutio ad monachos, I,5)

Le premier et le plus efficace des remèdes à l’acédie est la pure persévérance (schieres Durchhalten, page 99). Il faut rester là où l’on est et éviter de se disperser dans les voyages et le divertissement. Il n’est pas déconseillé de diminuer la pression de l’acédie en se délassant, par exemple en faisant une promenade, mais à condition d’être seul.

Comme l’acédie contient une tendance à l’excès, il est important de s’en tenir à la règle que l’on s’est donné. Le travail, surtout le travail manuel, est aussi un remède. Là aussi, il faut se tenir à distance de la paresse comme de la rage de travailler.

Le jeûne est aussi un remède :
« Celui qui domine son ventre affaiblit les passions ; celui qui est vaincu par la nourriture augmente les désirs. » (Tractatus de octo spiritibus malitiæ, 1,2)

Pour sortir de l’impasse de l’acédie, il faut aussi faire appel à la raison (λογιστικόν – le mot se trouve déjà chez PLATON [note 6] ).

Page 110 : pour ÉVAGRE, un des secrets de la vie spirituelle est de tout faire en temps opportun et dans la mesure appropriée. « Tout ce qui est immodéré et en temps inopportun est éphémère, et tout ce qui est éphémère est nuisible plutôt qu’utile. » (Capita practica ad Anatolium, 15)

Comme une des manifestations de l’acédie est le dégoût de son propre travail, ÉVAGRE (Capita practica ad Anatolium, 22) recommande de faire avec soin et de mener jusqu’au bout tout travail que l’on a commencé (page 112).

Évagre accorde aussi une grande importance aux larmes en tant que remède à l’acédie :
« Le début du salut, c’est de se juger soi-même. » (Sexti Pythagorici, Clitarchi, Evagrii Pontici Sententiæ, 1)

Il faut prier pour obtenir le don des larmes : « Prie d’abord pour recevoir le don des larmes, afin d’amollir par le deuil la dureté inhérente à ton âme, et en confessant contre toi ton iniquité au Seigneur, obtenir de lui le pardon. » (De oratione tractatus, 5, texte repris dans la Philocalie [note 7] )

Une autre méthode, dite ἀντίρρησις, consiste à discréditer le discours de l’Ennemi, et consiste essentiellement dans la récitation de certains versets de l’Écriture. ÉVAGRE recommande en particulier la psalmodie du Psautier.

ÉVAGRE recommande aussi la récitation de la prière de Jésus. Celle-ci doit être courte et attentive : « Au moment de telles tentations, use d’une prière brève et intense. » (De oratione tractatus, 98 [note 8] )

Le dernier remède est de s’exercer à la mort, l’apprentissage de la mort (μελέτη θανάτου) :
« Le moine doit d’une part en tout temps se préparer comme s’il allait mourir demain, et d’autre part servir son corps comme s’il devait encore vivre longtemps avec lui. » (Capita practica ad Anatolium, 394)

Il s’agit ici aussi d’une notion que l’on trouve déjà chez PLATON, dans le Phédon, 81a (note 9) .

MONTAIGNE préconisera aussi l’apprentissage de la mort : « Il est incertain où la mort nous attende, attendons la partout. La premeditation de la mort est premeditation de la liberté. Qui a apris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte. Il n'y a rien de mal en la vie pour celuy qui a bien comprins que la privation de la vie n'est pas mal. » (note 10) On voit ici que l’on peut retrouver les Pères du désert là où on ne s’y attendait pas.

Puisque l’acédie est aussi l’expression d’une surestimation de la vie terrestre et matérielle et donc de ses inévitables mésaventures (Missgeschicke), l’exercice de la mort nous apprend que nous n’avons pas ici-bas notre vraie patrie et que nous devons relativiser les événements de cette vie.

Ces tentations apparaissent nécessaires au salut (page 124), et l’acédie perd ainsi son caractère en apparence dénué de sens et simplement destructeur et devient ainsi de manière paradoxale un moyen de suivre le Christ (page 125).


Note 6: PLATON, La République, livre IV, 439c -441a, cf. PLATON, La République, traduction de Georges LEROUX, Flammarion, Paris 2016, pp.248-251.
Note 7: Traduction de Jacques TOURAILLE, « Chapitres sur la prière », in Philocalie des Pères neptiques, tome I, Desclée de Brouwer/ Jean-Claude Lattès, Paris 1995, page 99.
Note 8: Traduction de Jacques TOURAILLE, « Chapitres sur la prière », in Philocalie des Pères neptiques, tome I, Desclée de Brouwer/ Jean-Claude Lattès, Paris 1995, page 107.
Note 9 : PLATON, traduction de Léon ROBIN, Œuvres complètes, tome I, Pléiade, Gallimard, Paris 2011 [réimpression de l’édition de 1950], page 800.
Note 10: Michel de MONTAIGNE, Essais, livre I, chapitre XX, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », Le Chant des Sphères, Nice 1973, p. 87 ; aussi dans Œuvres complètes, textes établis par Albert THIBAUDET et Maurice RAT, introduction et notes par Maurice RAT, La Pléiade, Gallimard, Paris 2004 (réimpression de l’édition de 1963), p. 85.
Claude le Liseur
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AKEDIA UND GEISTLICHES LEBEN (ACÉDIE ET VIE SPIRITUELLE)

Les remèdes à l’acédie se ramènent tous, de près ou de loin, à la renonciation à toute forme de compensation.

En général, celui qui est frappé par l’acédie l’expérimente comme quelque chose de purement négatif, comme un point mort dans sa vie spirituelle. Et pourtant, après cette stagnation apparente, l’horizon s’ouvre et s’élargit. L’acédie met l’âme à l’épreuve et la rend « brillante » (glänzend) (ÉVAGRE, Sententiæ ad monachos, 55).

Il y a un lien intime entre l’acédie et la prière (page 130), qui apparaît d’abord négatif. Mais il ne faut pas oublier que l’acédie peut provoquer les larmes et mettre fin à notre insensibilité spirituelle. La prière est l’activité véritable de l’homme :
« La prière fait exercer à l’intelligence l’activité qui lui est propre. » (De oratione tractatus, 83 [note 11])
Le but de la prière n’est pas d’apprendre quelque chose sur Dieu, mais de rencontrer la Trinité de manière immédiate, ce qu’ÉVAGRE résume ainsi :
« La prière est l’activité qui sied à la dignité de l’intelligence, autrement dit l’emploi le meilleur et adéquat de celle-ci. » ((De oratione tractatus, 84 [note 12] )
Celui qui est sans colère peut prier paisiblement, mais la colère naît souvent du désir frustré :
« Armé contre la colère, tu n’admettras jamais de convoitise ; car c’est elle qui fournit matière à la colère et celle-ci trouble l’œil intellectuel, saccageant ainsi l’état de prière. » (De oratione tractatus, 27 [note 13])

L’acédie et la prière s’excluent mutuellement :
« La prière est exclusion de la tristesse et du découragement. » (De oratione tractatus, 16 [note 14] )

La victoire sur l’acédie est suivie d’un état de paix et d’une « joie indicible » : ce sont les signes que l’homme a vaincu les autres passions avec l’aide de Dieu et qu’il entre maintenant dans le territoire de l’absence de passions (au sens d’ataraxie) (Leidenschaftslosigkeit chez BUNGE), le « lieu de la prière » (De oratione tractatus, 57), le « lieu de Dieu » (De oratione tractatus, 58).

L’acédie et la vie spirituelle sont ainsi inséparables (page 144). Pour citer l’Écriture, l’acédie brise « l’homme ancien corrompu par les convoitises qui l’entraînent dans l’erreur » (Eph 4, 22), et alors peut apparaître « l’homme nouveau, créé, selon Dieu, dans la justice et la sainteté conformes à la vérité » (Eph 4, 24).

Note 11:Traduction de Jacques TOURAILLE, « Chapitres sur la prière », in Philocalie des Pères neptiques, tome I, Desclée de Brouwer/ Jean-Claude Lattès, Paris 1995, page 105.
Note 12: Traduction de Jacques TOURAILLE, « Chapitres sur la prière », in Philocalie des Pères neptiques, tome I, Desclée de Brouwer/ Jean-Claude Lattès, Paris 1995, page 105.
Note 13:Traduction de Jacques TOURAILLE, « Chapitres sur la prière », in Philocalie des Pères neptiques, tome I, Desclée de Brouwer/ Jean-Claude Lattès, Paris 1995, page 101.
Note 14: Traduction de Jacques TOURAILLE, « Chapitres sur la prière », in Philocalie des Pères neptiques, tome I, Desclée de Brouwer/ Jean-Claude Lattès, Paris 1995, page 100.
Claude le Liseur
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EPILOG (ÉPILOGUE)

Au terme de ce long périple, on constate que, de manière paradoxale, l’acédie n’est éloignée que d’un pas des hauteurs de la vie mystique.

So sehr liebt und achtet Gott sein Geschöpf, dass er ihm in Sich Raum lässt, um diesen letzten Schritt zu Ihm hin selbst zu tun.“ (BUNGE, page 154).

« Dieu a tant d’amour et de respect pour Sa créature, qu’il lui laisse en Lui la place, pour faire lui-même ce dernier pas vers Lui. »
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