Paraclesis a écrit :[…]traduire eleison par accorde-nous ta grâce[…]Est-ce qu'Antoine, ou J-L P pourrait m'expliquer en quoi cette proposition de traduction serait meilleure que ce que nous avons présentement ?
Le terme français utilisé dans
"Seigneur prends pitié" vient du latin
"Pietas" tout comme le terme de
"piété" .
"Pitié" est la forme populaire de
"piété" . C’est, par exemple, de l’emploi indistinct de ses deux mots que résulte le terme
«Mont-de-Piété» dans lequel
"Piété" a le sens de
"pitié".
1) L’imploration : «Seigneur prends piété» aurait-elle un sens ?
Il y a de plus dans le terme de
"pitié" un sentiment réflexif qui nous fait victime possible des maux d’autrui. On l’a vu lors de l’impact qu’a eu par exemple le récent tsunami dans une zone très touristique, contrée dans laquelle les généreux donateurs auraient pu eux-mêmes périr lors d’un voyage, et où beaucoup se sont projetés, fantasmant ainsi leur propre mort et la comblant par des dons. Un peu comme des sortes d'indulgences papales spontanées. C’est cette possibilité à laquelle ils ont échappé qui a généré cette généreuse
"pitié". D’autres pays en proie a de grands malheurs n’auront jamais ces mêmes faveurs parce qu’ils ne sont pas touristiques.
2) Dieu se comporterait-il en touriste vis à vis de l’homme ?
Vous avez également dans ce terme un élément de mépris incompatible avec la miséricorde divine. Par exemple dans le Misanthrope, Molière écrit :
Et les deux bras croisés du haut de son Esprit
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.
3) La kénose divine cacherait-elle un sentiment de supériorité vis à vis de l’homme ?
Le terme de
"miséricorde" est formé de deux mots
"cœur" et
"misère". (mahleur, plus exactement, mais je garde la consonnance.) Nous pouvons méditer indéfiniment sur ces deux mots d’une richesse théologique infinie.
Dans
"miséricorde" Dieu nous échange notre
"misère" contre son
"Agape". Nous ne perdons pas au change…c’est tout le mystère de l’incarnation. La miséricorde est le plan divin de notre déification par le verbe devenu chair. C'est un attribut de Dieu et une énergie, par laquelle il agit dans l'économie divine.
Nous pouvons retenir du terme latin
"Gratia" qu’il signifie une
manière d’être agréable qui se trouve dans le sujet et
se manifeste à autrui.
Ainsi une
"grâce" est le don que Dieu nous fait de sa vie divine, de son être même C’est par grâce que nous serons déifiés, c’est à dire par participation, alors que Dieu est Dieu par nature.
Pierre nous dit dans sa première lettre:
«Mais, puisque celui qui vous a appelés est saint, vous aussi soyez saints dans toute votre conduite, selon qu'il est écrit: Vous serez saints, car je suis saint.»(1.15-16)
Ce que le starets Serge exprime avec beaucoup de profondeur:
«la perfection ce n’est pas la perfection de soi même c’est la perfection de Dieu en soi.» Il s'agit bien de la manifestation en nous de la manière d'être de dieu. Toute grâce est un don de la sainteté de Dieu en vue de notre salut.
« Les saints dons aux saints » proclame la liturgie.
Voilà en quelques mots le pourquoi de
«accorde nous ta grâce» plutôt que
«prends pitié»
Paraclasis vous faites un mauvais procès au Père Denis guillaume en revendiquant
« Je trouve hasardeux pour des raisons de difficulté d'adaptation de chant (qui certes existe) de changer de famille de mots.»
Dans l’explication qu’il donne il prend bien soin d’expliquer que
«Le terme de "grande miséricorde", qui traduit littéralement "tò méga éleos", passe difficilement en français, parce qu'il n'est pas assez clair» et
ensuite seulement il se trouve que sa proposition de surcroit s’adapte parfaitement au texte grec initial.
D'autre part, dans "la grâce du salut", on a exactement le même nombre de syllabes que dans "tò méga éleos" et les accents toniques y sont disposés de la même manière, c'est-à-dire une suite de trois ïambes (une brève + une longue). Enfin, comme les hymnographes jouent aussi souvent sur les mots "éléon" (accusatif masc.), miséricorde, et "élaion" (neutre), huile, nous avons parfois l'occasion d'imiter le jeu de mots en associant la "grâce" de la clémence à la "grasse" matière de l'huile! " »
Vous affirmez :
« Les textes d'abord, la musique après ». Certes mais dans l’ordre nous aurons premièrement le sens , deuxièmement le texte, troisièmement le chant. C’est ainsi le sens qui prime. C’est bien le sens qu’ont respecté les traducteurs de la septante quand ils ont recréé le texte à partir de l’hébreux nous livrant ainsi la façon dont eux le comprenaient, enrichi de l’Esprit de prophétie qui les inspirait.
Le Père Denis nous dit
:« un archimandrite grec,[...] nous a proposé une traduction alliant la justesse théologique et l'expression musicale: la "grâce du salut". En effet, dans cette miséricorde, ce n'est pas une grâce ordinaire, mais celle que Dieu nous apporte par la descente du Fils et l'économie de notre rédemption. Il faudrait passer au crible bien sûr chaque mot de cette justification que donne le Père Denis car le terme
"rédemption" sous entend aussi une théologie qui n'est pas orthodoxe.
Traduire
"to mega eleos" par
"la grâce du salut" plutôt que par
"la grande miséricorde" est certes mieux que par "
grande pitié" qui serait déplorable.
Mais
"grande miséricorde" surprend un peu car il suppose qu’il y en aurait de petites. On ne voit pas en français ce que l’adjectif
"grande" vient rajouter. Il n’est pas un superlatif absolu en soi et ne saurait dans le cas présent définir une hiérarchie de comparatifs. Non, la miséricorde divine nous accorde des grâces différentes selon ce que nous sommes capables de recevoir. Nous implorons la miséricorde divine qui est un attribut divin (Dieu est miséricordieux) de nous octroyer sa grâce.
«Grâce du salut» qui est proposé me semble effectivement bien relier la finalité de la création à notre déification. (et non pas rédemption). Mais il est vrai que le terme de
"salut" a aussi dans un pays catholique romain des relents d’augustinisme désastreux, et passe par le prisme d’une prédestination que l’orthodoxie ne connaît pas. Néanmoins il s’agit bien de notre salut. C’est par grâce que nous sommes déifiés et pas par nos mérites.
Il faudrait remplacer
"salut" par
"déification" et traduire
"tò méga éleos", (
"mega grâce") par
"grâce de notre déification"Ainsi St Jean Climaque nous dit
:"Rien n'égale ni ne surpasse les miséricordes de Dieu. C'est pourquoi celui qui désespère est son propre meurtrier"(5,46). Le meurtrier est bien celui qui refuse la grâce de la déification.