Pour comprendre quelle est l’unité profonde et l’immense valeur de ces textes fondamentaux de l’Église orthodoxe, les canons de portée disciplinaires et les dogmes explicités par les Conciles et par les Pères — et il faudrait aussi ajouter les textes des saints Mystères et toute l’hymnographie des offices divins —, il faut les replacer dans le cadre global de la Tradition de l’Église. Elle comprend en effet des éléments différents qui s’unissent dans une même expérience : l’expérience que l’Église a de la Vie qui est en elle. Je me permets de reprendre ici un texte que j’avais écrit le 22 novembre 2005 dans le fil “Église et Tradition”.
« Lorsque dans l’Église orthodoxe on parle de la Tradition il s’agit de tout autre chose que des traditions locales, ethniques ou culturelles. Il s’agit d’une notion centrale de la foi orthodoxe. La foi est par définition quelque chose qui est transmis, mais qui vient des origines de l’Église. S’il y avait co-existence de traditions multiples, ce ne serait pas la Tradition.
« On croit généralement que le contenu de la foi est défini par l’Écriture, et l’Écriture seule (sola scriptura). La divine Révélation s’identifierait au contenu de l’Ancien et du Nouveau Testament. C’est faux. Il existe à l’origine de l’Église une
Tradition non-écrite, transmise par voie orale, remise par le Seigneur à ses Apôtres, puis par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils ont fondées, puis dans les synodes épiscopaux, d’évêque en évêque. Comme l’Église est le Corps du Christ, les évêques des Églises locales ont le pouvoir et le devoir d’expliciter la Tradition, et celle-ci s’est développée et enrichie au cours de l’histoire de l’Église, mais elle reste l’ossature de l’unique Église.
« Le Concile de Nicée en 325, et d’ailleurs les sept Conciles œcuméniques font partie de la Révélation aussi bien que la sainte Écriture. Et ces conciles ont défini le texte du Canon des Écritures. Remarquons que cette définition exclut qu’il puisse exister “un original araméen qui ne nous est pas parvenu”. C’est le texte grec de la Septante et le texte grec des écrits du Nouveau Testament qui constitue la Sainte Écriture.
« L’Église orthodoxe a la convistion d’être l’héritière, non seulement du texte des Écritures, mais aussi de toute une Tradition extrêmement forte et riche. Mais s’agit-il seulement d’éléments liés à l’Histoire ? Comment l’Église a-t-elle pris conscience d’elle-même, de son originalité, de sa réalité concrète ? La création des structures qu’on lui connaît aujourd’hui est-elle le fruit des nécessités de l’époque ? Lorsqu’on essaye de comprendre comment les premiers chrétiens formulaient leur foi, on pense généralement qu’ils sont partis de convictions fortes et émouvantes, mais qu’ils ne pouvaient clairement exprimer, définir et analyser. Les fortes déterminations tant dogmatiques que structurelles que nous lui connaissons aujourd’hui ne seraient donc le fait que d’une évolution historique.
« Ce ne serait donc que sous la pression des faits et des événements, qu’ils auraient dû transcrire, tant les événements qu’ils avaient vécus que les enseignements reçus, et ce serait encore plus tard qu’ils songèrent à créer des structures pour leurs communautés, parce que la Venue du Royaume tardait. Et le Nouveau Testament serait la transmission écrite, codifiée au début du IIème siècle, des souvenirs de la Communauté primitive à la lumière de cette expérience difficilement exprimable. À l’époque moderne, telle qu’elle a été inaugurée par la Réforme, tout l’effort de la pensée religieuse est de faire découler toute affirmation théologique de l’Écriture, et de l’Écriture seule.
« Selon l’enseignement de l’Église orthodoxe cependant, l’Écriture doit être comprise à la lumière de la Tradition. Que faut-il entendre par Tradition ? Saint Basile le Grand disait deux siècles plus tard qu’il existe deux formes de la Tradition : la “Tradition écrite” (c’est-à-dire l’Écriture sainte, Ancien et Nouveau Testaments) et la “Tradition non-écrite”, toutes deux remontant aux Apôtres. Sous ce nom de Tradition non-écrite, il entendait, non pas des enseignements secrets et supérieurs, réservés à quelques-uns, mais une série d’éléments très concrets, s’imposant à la pratique de l’Église, et exprimant une part considérable de la Révélation dogmatique.
« Autrement dit dès le début l’Église s’est transmis une foi fortement structurée par les formules précises, les rites exacts qu’elle devait employer dans ses actions sacrées, les saints Mystères de l’Église.
« Une difficulté naquit rapidement de la multiplication des formes locales de la Tradition. Par exemple un certain nombre de formules locales existaient pour le Symbole de la foi que le catéchumène récitait au Baptême. De même pour les règes de fonctionnement de l’Église, c’est-à-dire les Canons. Un bienheureux anonyme nous a laissé une transcription des Canons apostoliques, tels qu’ils avaient été transmis par la Tradition orale.
« Mais il fallu qu’en 325, à l’initiative de l’empereur Constantin qui venait de reconnaître le Christianisme, un Concile œcumenique, le Ier Concile œcuménique réuni à Nicée, adopte un texte unique dit “
{b]Symbole de Nicée[/b]” et reconnaisse l’authenticité de cette rédaction des “
Canons apostoliques”. Bien d’autres éléments encore constituent la Tradition apostolique transmise par la succession des Synodes de l’Église. Elles les a explicités progressivement, à mesure que se posaient des questions dogmatiques ou pratiques.
« C’est ainsi que vers 390 saint Basile donnait pour exemple de traditions non-écrites : le signe de Croix, la prière faite tournée vers l’Orient en signe d’attente eschatologique, les rites du Baptême et de la Chrismation, et la conclusion de toutes les prières par une louange adressée aux trois Personnes de la Trinité (ce qui lui permettra d’écrire un ouvrage pour affirmer que le dogme trinitaire fait partie de la Révélation ; or il s’agit d’une Révélation non-écrite) : il cite aussi l’invocation de l’Esprit-saint faite sur le pain et le vin offerts, c’est-à-dire le texte de l’anaphore, élément central de l’Eucharistie, dont saint Basile nous a d’ailleurs laissé une transcription, que nous appelons la Liturgie de saint Basile.
« Et pour saint Basile la Tradition non-écrite est même plus vaste que la Tradition écrite (l’Écriture sainte), et elle la contient puisque c’est la première qui a fixé la liste des livres figurant dans l’Écriture sainte, le “Canon des Écritures”. C’est en effet la Tradition non-écrite de l’Église qui confirme pour notre usage, qui nous certifie et nous définit le texte même de la Sainte Écriture.
« Mais dès la fin du IIème siècle, vers 190, le disciple des disciples du Christ, saint Irénée, évêque de Lyon, s’était déjà exprimé sur ce sujet dans les termes que voici :
Ainsi donc la Tradition des Apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer tous les évêques qui furent établis par les Apôtres dans les Églises, et leurs successeurs jusqu’à nous.
« Et un peu plus loin il ajoute :
S’il s’élevait une controverse sur quelque question de minime importance, ne faudrait-il pas recourir aux Églises les plus anciennes, celles où les Apôtres ont vécu, pour recevoir d’elles sur la question en cause la doctrine exacte ? Et à supposer même que les Apôtres ne nous eussent pas laissé d’Écriture, ne faudrait-il pas alors suivre l’ordre de la Tradition qu’ils ont transmise à ceux à qui ils confiaient ces Églises ?
« Saint Irénée venait de la région de Smyrne, où il avait connu saint Polycarpe et les Églises les plus anciennes de l’histoire.
« Sous le nom de Tradition, il faut également comprendre la réception dans l’Église des principes fondamentaux de sa structure, principes qui ont été posés par le Fondateur de l’Église Lui-même, remis aux Apôtres dans un enseignement intérieur qui n’est pas l’objet du Nouveau Testament, et transmis par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils ont créés : c’est eux qui ont organisé l’Église et qui ont indiqué sur des points précis comment l’Église doit être gouvernée, et le Concile de Nicée a reconnu dans le texte appelé “
les Canons apostoliques” l’expression exacte des consignes transmises par les Apôtres aux tout premiers évêques. Il y avait donc dans l’Église, dès les origines, à côté du texte de l’Écriture sainte, un ensemble précis de doctrines et de préceptes et de textes liturgiques qui constituaient la Tradition non-écrite, transmise par voie orale d’évêque en évêque.
« C’est alors que s’éclairent pour nous les allusions à cette Tradition qui se trouvent dans le Nouveau Testament. C’est ainsi que l’apôtre Paul écrit à Timothée pour lui rappeler les paroles par lesquelles il lui a dit comment bien exercer son gouvernement; et qu’en lui rappelant ce qu’il lui a indiqué, il lui recommande de le transmettre de même à des hommes fidèles qui soient capables d’en instruire encore d’autres. Dans leurs épîtres, les Apôtres disent aux évêques comment ils doivent gouverner les Églises. C’est ainsi que les plus importantes des institutions qui régissent la structure et de la vie de l’Église y ont été gardées par une tradition ininterrompue, d’un évêque à l’autre.
« Revenons donc à saint Basile, qui nous définit l’importance de la Tradition :
Parmi les dogmes que nous conservons dans l’Église, une partie d’entre eux nous sont parvenus par l’intermédiaire de la Tradition écrite, mais pour le reste nous les avons reçus dans le mystère de la Tradition qui nous a été transmise depuis les Apôtres. […] Si en effet nous entreprenions de rejeter les traditions non-écrites, sous prétexte qu’elles seraient sans valeur, nous porterions atteinte, même si c’était sans nous en apercevoir, à des points essentiels de l’Évangile, et plus même nous viderions de tout contenu le nom même de la prédication catéchétique (qui se fonde, elle sur la Tradition écrite). […] J’estime d’ailleurs que rester fidèle aux traditions non-écrites est également conforme au précepte de l’Apôtre, car il dit : Je vous loue de ce qu’en tout vous vous souvenez de moi et que vous gardiez les traditions telles que je vous les ai transmises.
« Par exemple c’est en se référant à la Tradition, confirmée par l’autorité des plus anciennes Églises, comme le conseillait déjà saint Irénée, que saint Basile tranche un délicat problème concernant la manière de recevoir dans l’Église les membres des groupes qui s’en sont écartés. Il est le premier à expliciter cette règle, qu’il attribue à la Tradition apostolique, selon laquelle on doit respecter le geste du Baptême qu’ont conféré certains non-orthodoxes, ceux qui ont procédé en observant les règles traditionnelles. Certes leur Baptême n’a pas de valeur et n’a pas pu apporter la Grâce, mais l’Église orthodoxe pourra et devra apporter cette Grâce à un Baptême nul, en donnant la Chrismation, c’est-à-dire l’onction des dons du Saint Esprit, normalement donnée après le Baptême.
« Ce n’est qu’un exemple des préceptes que la Tradition transmet aux pasteurs des Églises, c’est-à-dire les évêques. Dans l’Église, la transmission de la foi est toujours assurée, garantie, confirmée par les saints Mystères que l’Église distribue, dont le centre est l’Autel de la célébration eucharistique, c’est-à-dire par l’évêque au centre de l’Église locale, et par la communion des évêques réunis en synode.
Nous demandons que l’on fasse dans l’Église tout ce qui nous est transmis par les saintes Écritures et les traditions apostoliques
dit le Concile de local de Gangres quelques années plus tard, plaçant donc l’autorité de la Tradition à égalité avec celle de la Sainte Écriture. Constamment les Conciles œcuméniques souligneront cette importance de la Tradition dans leurs canons, prescrivent que personne n’ose introduire quoi que ce soit de nouveau contre l’enseignement traditionnel de l’Église, afin que l’enseignement fondamental ne soit pas corrompu de cette manière. Dans son canon 7, le VIIème Concile œcuménique ordonne, après l’agitation qui avait été introduite dans l’Église par les tentatives de réformes des iconoclastes, que tout ce qui a été supprimé dans l’Église doive être restauré et remis en vigueur selon la Tradition écrite et orale, et qu’il faut déposer quiconque enfreint la Tradition ecclésiastique.
« C’est donc de la Tradition non-écrite qui a été remise par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils avaient fondées, que l’Église tient cette dimension sacramentelle qui la distingue radicalement de toutes les institutions humaines, même de celles qui sont pieuses. C’est la Tradition non-écrite qui enseigne à l’Église comment elle doit baptiser, comment elle doit oindre les nouveaux baptisés du don du saint Esprit, célébrer l’Eucharistie, ordonner les évêques et les prêtres, et les paroles de ces saints Mystères qui ont joué un rôle capitale dans la formulation de la foi, et c’est aussi cette Tradition qui fixe les règles de fonctionnement de l’institution ecclésiale.
« Dans cette Tradition qui exprime la totalité de la vie de l'Église orthodoxe on trouve aussi tout le combat spirituel que doit livrer chaque chrétien pour reconquérir sa vie spirituelle. En particulier les commentaires du Notre Père montrent que les trois dernières demandes expriment exhaustivement le combar spirituel que doit livrer tout homme dans la situation d'après la chute, et la nécessité du repentir dans lequel l'homme doit demander au Père de lui remettre ses dettes, car il n'est point d'homme qui vive et qui ne pèche point, et c'est pourquoi nous demandons aussi au Père qu'il nous garde de consentir à la tentation du Malin.
« Maintenant, à côté de la réalité de l'Église, les histoires de complots secrets n'ont vraiment pas d'importance.
Que Dieu se lève, et ses ennemis seront dispersés. »
Je voudrais seulement ajouter une chose au texte que je viens de recopier, c’est que pour notre mentalité moderne intellectualiste, les textes des saints Mystères (par exemple les anaphores de saint Basile et de saint Jean Chrysostome) et de l’hymnographie (par exemple les tropaires des fêtes de la Mère de Dieu) seraient la traduction poétique des conceptions dogmatiaues. Il en serait de même des textes canoniques, qui ne feraient que traduire dans la pratique l’ecclésiologie orthodoxe.
Il n’en est rien. Le combat que les Pères de l’Église livrèrent pour exprimer les dogmes christologiques et sotériologiques s’inspirait de l’expérience qu’ils avaient de la pratique de l’Église dans les saints Mystères, dans leurs paroles et dans leur discipline telles qu’elles leur avait été transmises par la Tradition apostolique. Les Pères ont combattu, non seulement pour l'expliciter, mais pour lui conserver son unité, en sorte qu'on ne peut pas dire qu'il y aurait une “tradition byzantine” à côté d'une “tradition latine” et d'une “tradition orientale”, voire d'une “tradition slave” etc.