In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
Modérateur : Auteurs
-
- Messages : 4369
- Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13
In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
Hier, 11 janvier 2010, nous avons eu la douleur de perdre le réalisateur Éric Rohmer, de son vrai nom Maurice Schérer, rappelé à Dieu dans sa 90e année.
Il était sans doute le cinéaste le plus cultivé, le plus profond, le plus subtil, en un mot le plus civilisé, de toute l'Europe.
Depuis l'annonce de son décès, les media mettent surtout l'accent sur son image de moraliste à la française, auteur de contes moraux, sorte de La Fontaine qu'on aurait muni d'une caméra. Loin de moi l'idée de vouloir minimiser cette partie de son œuvre. Et, parmi tant de contes moraux qu'il avait tournés, toujours intelligents, toujours délicieux, jamais ennuyeux, je voudrais surtout rendre un hommage à Ma nuit chez Maud (1969), dans lequel Rohmer savait mettre en valeur l'immense talent de comédien de Jean-Louis Trintignant. Ma nuit chez Maud est tout de même le seul film dont l'argument réside tout entier dans le pari de Pascal. Hommage à Blaise Pascal, cette gloire des peuples francophones en qui le divin iconographe grec Photios Kontoglou voyait un fol-en-Christ, tourné dans la ville pascalienne par excellence (Clermont-Ferrand), ce film d'une rare profondeur psychologique, philosophique et spirituelle est aussi un film où l'on ne s'ennuie jamais. Je me souviens qu'après avoir vu le film, j'étais si revigoré que j'avais dit à un ami: «Quand nous combattons pour la francophonie, c'est pour tout ce que contient ce film que nous nous battons; c'est parce qu'il existe un film comme Ma nuit chez Maud que la cause vaut la peine d'être défendue.»
C'est toutefois à un autre aspect, plus limité quantitativement, de l'œuvre de Rohmer que je voudrais rendre hommage. Éric Rohmer était aussi le cinéaste de l'Histoire, à travers Perceval le Gallois, La marquise d'O, L'Anglaise et le Duc, Triple Agent et Les Amours d'Astrée et de Céladon.
(à suivre)
Il était sans doute le cinéaste le plus cultivé, le plus profond, le plus subtil, en un mot le plus civilisé, de toute l'Europe.
Depuis l'annonce de son décès, les media mettent surtout l'accent sur son image de moraliste à la française, auteur de contes moraux, sorte de La Fontaine qu'on aurait muni d'une caméra. Loin de moi l'idée de vouloir minimiser cette partie de son œuvre. Et, parmi tant de contes moraux qu'il avait tournés, toujours intelligents, toujours délicieux, jamais ennuyeux, je voudrais surtout rendre un hommage à Ma nuit chez Maud (1969), dans lequel Rohmer savait mettre en valeur l'immense talent de comédien de Jean-Louis Trintignant. Ma nuit chez Maud est tout de même le seul film dont l'argument réside tout entier dans le pari de Pascal. Hommage à Blaise Pascal, cette gloire des peuples francophones en qui le divin iconographe grec Photios Kontoglou voyait un fol-en-Christ, tourné dans la ville pascalienne par excellence (Clermont-Ferrand), ce film d'une rare profondeur psychologique, philosophique et spirituelle est aussi un film où l'on ne s'ennuie jamais. Je me souviens qu'après avoir vu le film, j'étais si revigoré que j'avais dit à un ami: «Quand nous combattons pour la francophonie, c'est pour tout ce que contient ce film que nous nous battons; c'est parce qu'il existe un film comme Ma nuit chez Maud que la cause vaut la peine d'être défendue.»
C'est toutefois à un autre aspect, plus limité quantitativement, de l'œuvre de Rohmer que je voudrais rendre hommage. Éric Rohmer était aussi le cinéaste de l'Histoire, à travers Perceval le Gallois, La marquise d'O, L'Anglaise et le Duc, Triple Agent et Les Amours d'Astrée et de Céladon.
(à suivre)
-
- Messages : 4369
- Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
De La marquise d'O, film que Rohmer avait tiré de la nouvelle de Kleist, je dirai seulement que c'était une œuvre d'une rare beauté picturale, un hommage au XVIIIe siècle et au pré-romantisme. En revanche, son sujet, purement littéraire, s'éloigne trop des préoccupations du présent forum pour que j'en parle aussi longuement que de Ma nuit chez Maud, par exemple.
Triple Agent n'était certes pas le meilleur film de Rohmer, mais un forum orthodoxe ne saurait faire l'impasse sur l'un des très rares films consacrés à l'émigration russe. (Le seul autre que je connaisse est Anastasia d'Anatole Litvak avec Yul Brynner et Ingrid Bergman.) Rohmer évoquait dans ce film l'atmosphère délétère des années du Front populaire de 1936-38 - avec le début d'une irrésistible ascension du Parti communiste dit français, qui ne serait brisée qu'en 1947-48 par le courage des socialistes Paul Ramadier et Jules Moch, des radicaux-socialistes Henri Queuille et Charles Brune, et du démocrate-chrétien Robert Schuman. Le film est basé sur l'enlèvement du général russe blanc Miller par les services secrets soviétiques dans un Paris de 1937 que commençait à gangréner l'espionnage communiste - qui jouerait un rôle important dans la défaite de la France face à l'Allemagne alliée de l'Union soviétique en 1940, notamment en raison des sabotages organisés par le Parti communiste «français» dans les usines d'armement. Le film décrit les difficultés des survivants des armées blanches, minés par dix-sept ans d'exil, dans une émigration gangrenée par l'espionnage nazi et l'espionnage soviétique, le rôle-titre du film (joué par Serge Renko et inspiré du personnage historique du général Skobline) étant révélateur de cette décomposition morale et politique. (En revanche, le personnage d'Arsinoé, joué par l'actrice grecque Katerina Didaskalou, n'a rien à voir avec la Plevitskaïa historique, épouse de Skobline.) Certes pas le meilleur film de Rohmer, mais, à ma connaissance, le seul film français consacré à l'émigration russe sous un angle autre que foklorique.
Les trois autres films à sujet historique touchaient à des questions plus fondamentales.
L'Anglaise et le Duc - extraordinaire performance technique par ailleurs - est à ma connaissance le seul film qui ait réussi à restituer ce qu'était la vie à Paris pendant la Terreur de 1792-1794, préfiguration intéressante de la Terreur soviétique de 1937-1938, sous cette Ire République française qui reste le prototype de tous les régimes totalitaires. De manière poignante et captivante, le film faisait vivre l'agonie d'une civilisation qui avait été brillante, la fin d'une monarchie qui avait été glorieuse, la paupérisation d'une ville qui avait été prospère, la peur, la délation, la paranoïa, l'emprise policière, les tribunaux d'inquisition politique, le despotisme tempéré par l'anarchie des comités.
Perceval le Gallois, adaptation fidèle du texte de Chrétien de Troyes, est à peu près le seul film que j'ai vu capable de restituer la matière de Bretagne, avec ses décors inspirés des miniatures médiévales, ses costumes somptueux, et, à la fin du film, un somptueux chant de la Passion en latin, plus bel hommage du cinéma français à la langue dont nous sommes issus pour le meilleur et pour le pire. (Le cinéma britannique, lui, a été capable de donner un film entièrement en latin, mais dont c'est bien là la qualité principale !) Le spectateur orthodoxe qui regarde ce film ne peut que songer à la très intéressante interprétation orthodoxe que Nikos Vardhikas a donnée de la légende du Graal, voyant dans la léthargie du Roi-Pêcheur l'expression de la «nostalgie de l'Orthodoxie» des peuples de l'Europe occidentale privés de la possibilité de la déification (θέωσις) depuis que la Papauté romaine s'est séparée de l'Église du Christ. Alors que le film de Rohmer est un superbe hommage visuel et musical à la culture de la France (ou de l'Angleterre) des XIIe-XIIIe siècles (preux chevaliers, gentes dames et hymnes latines), la lecture des études de Vardhikas rend aussi possible une lecture du film qui fait appel à des racines plus profondes de l'Occident (disons les Ve-VIe siècles, quand rayonnaient les ascètes orthodoxes des Gaules dont saint Grégoire de Tours se fit le biographe dans la Vita Patrum).
Enfin, il faudrait dire quelques mots des Amours d'Astrée et de Céladon, film tourné en 2007 qui constitue le testament d'Éric Rohmer. Ce film, adaptation très condensée de l'Astrée d'Honoré d'Urfé, contient à la fois une mise en abîme des plus séduisantes (les acteurs jouent dans les costumes antiques tels que les imaginait le théâtre du XVIIe siècle français, car le but est de montrer les Gallo-Romains du Ve siècle tels que les imaginaient les Français du XVIIe siècle...), des thèmes traditionnels des contes moraux de Rohmer (les mille et un détours de la carte du Tendre) et une réflexion extraordinaire - et jamais pesante - sur l'ethnogenèse des peuples francophones (deux des rôles principaux sont d'ailleurs tenus par une Belge et une Suissesse) à travers le discours d'un druide expliquant aux jeunes gens les tendances monothéistes de la religion celtique par rapport au paganisme idolâtre de la religion du conquérant romain. Ce thème serait d'ailleurs plus universel qu'il y paraît: bien loin d'être limitée aux peuples francophones, cette question de la préparation au christianisme par une ancienne religion préexistante concerne peuples aussi divers que les Irlandais (dont beaucoup sont convaincus que les druides d'Irlande se sont ralliés au christianisme dès qu'ils ont entendu la prédication de saint Patrick que leur sagesse les avait préparés à entendre) ou les Roumains (dont beaucoup sont convaincus que l'ancien culte dace de Zamoxis avait des tendances monothéistes qui expliquent le succès rapide et définitif - pour autant qu'on puisse en juger - du christianisme dans l'ancienne Dacie).
À ce merveilleux créateur que fut Maurice Schérer, dit Éric Rohmer, je souhaite de trouver le repos dans le sein d'Abraham, en un lieu qu sera encore plus beau que les images de ses films, et d'y attendre une glorieuse résurrection.
Triple Agent n'était certes pas le meilleur film de Rohmer, mais un forum orthodoxe ne saurait faire l'impasse sur l'un des très rares films consacrés à l'émigration russe. (Le seul autre que je connaisse est Anastasia d'Anatole Litvak avec Yul Brynner et Ingrid Bergman.) Rohmer évoquait dans ce film l'atmosphère délétère des années du Front populaire de 1936-38 - avec le début d'une irrésistible ascension du Parti communiste dit français, qui ne serait brisée qu'en 1947-48 par le courage des socialistes Paul Ramadier et Jules Moch, des radicaux-socialistes Henri Queuille et Charles Brune, et du démocrate-chrétien Robert Schuman. Le film est basé sur l'enlèvement du général russe blanc Miller par les services secrets soviétiques dans un Paris de 1937 que commençait à gangréner l'espionnage communiste - qui jouerait un rôle important dans la défaite de la France face à l'Allemagne alliée de l'Union soviétique en 1940, notamment en raison des sabotages organisés par le Parti communiste «français» dans les usines d'armement. Le film décrit les difficultés des survivants des armées blanches, minés par dix-sept ans d'exil, dans une émigration gangrenée par l'espionnage nazi et l'espionnage soviétique, le rôle-titre du film (joué par Serge Renko et inspiré du personnage historique du général Skobline) étant révélateur de cette décomposition morale et politique. (En revanche, le personnage d'Arsinoé, joué par l'actrice grecque Katerina Didaskalou, n'a rien à voir avec la Plevitskaïa historique, épouse de Skobline.) Certes pas le meilleur film de Rohmer, mais, à ma connaissance, le seul film français consacré à l'émigration russe sous un angle autre que foklorique.
Les trois autres films à sujet historique touchaient à des questions plus fondamentales.
L'Anglaise et le Duc - extraordinaire performance technique par ailleurs - est à ma connaissance le seul film qui ait réussi à restituer ce qu'était la vie à Paris pendant la Terreur de 1792-1794, préfiguration intéressante de la Terreur soviétique de 1937-1938, sous cette Ire République française qui reste le prototype de tous les régimes totalitaires. De manière poignante et captivante, le film faisait vivre l'agonie d'une civilisation qui avait été brillante, la fin d'une monarchie qui avait été glorieuse, la paupérisation d'une ville qui avait été prospère, la peur, la délation, la paranoïa, l'emprise policière, les tribunaux d'inquisition politique, le despotisme tempéré par l'anarchie des comités.
Perceval le Gallois, adaptation fidèle du texte de Chrétien de Troyes, est à peu près le seul film que j'ai vu capable de restituer la matière de Bretagne, avec ses décors inspirés des miniatures médiévales, ses costumes somptueux, et, à la fin du film, un somptueux chant de la Passion en latin, plus bel hommage du cinéma français à la langue dont nous sommes issus pour le meilleur et pour le pire. (Le cinéma britannique, lui, a été capable de donner un film entièrement en latin, mais dont c'est bien là la qualité principale !) Le spectateur orthodoxe qui regarde ce film ne peut que songer à la très intéressante interprétation orthodoxe que Nikos Vardhikas a donnée de la légende du Graal, voyant dans la léthargie du Roi-Pêcheur l'expression de la «nostalgie de l'Orthodoxie» des peuples de l'Europe occidentale privés de la possibilité de la déification (θέωσις) depuis que la Papauté romaine s'est séparée de l'Église du Christ. Alors que le film de Rohmer est un superbe hommage visuel et musical à la culture de la France (ou de l'Angleterre) des XIIe-XIIIe siècles (preux chevaliers, gentes dames et hymnes latines), la lecture des études de Vardhikas rend aussi possible une lecture du film qui fait appel à des racines plus profondes de l'Occident (disons les Ve-VIe siècles, quand rayonnaient les ascètes orthodoxes des Gaules dont saint Grégoire de Tours se fit le biographe dans la Vita Patrum).
Enfin, il faudrait dire quelques mots des Amours d'Astrée et de Céladon, film tourné en 2007 qui constitue le testament d'Éric Rohmer. Ce film, adaptation très condensée de l'Astrée d'Honoré d'Urfé, contient à la fois une mise en abîme des plus séduisantes (les acteurs jouent dans les costumes antiques tels que les imaginait le théâtre du XVIIe siècle français, car le but est de montrer les Gallo-Romains du Ve siècle tels que les imaginaient les Français du XVIIe siècle...), des thèmes traditionnels des contes moraux de Rohmer (les mille et un détours de la carte du Tendre) et une réflexion extraordinaire - et jamais pesante - sur l'ethnogenèse des peuples francophones (deux des rôles principaux sont d'ailleurs tenus par une Belge et une Suissesse) à travers le discours d'un druide expliquant aux jeunes gens les tendances monothéistes de la religion celtique par rapport au paganisme idolâtre de la religion du conquérant romain. Ce thème serait d'ailleurs plus universel qu'il y paraît: bien loin d'être limitée aux peuples francophones, cette question de la préparation au christianisme par une ancienne religion préexistante concerne peuples aussi divers que les Irlandais (dont beaucoup sont convaincus que les druides d'Irlande se sont ralliés au christianisme dès qu'ils ont entendu la prédication de saint Patrick que leur sagesse les avait préparés à entendre) ou les Roumains (dont beaucoup sont convaincus que l'ancien culte dace de Zamoxis avait des tendances monothéistes qui expliquent le succès rapide et définitif - pour autant qu'on puisse en juger - du christianisme dans l'ancienne Dacie).
À ce merveilleux créateur que fut Maurice Schérer, dit Éric Rohmer, je souhaite de trouver le repos dans le sein d'Abraham, en un lieu qu sera encore plus beau que les images de ses films, et d'y attendre une glorieuse résurrection.
-
- Messages : 4369
- Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
Claude le Liseur a écrit : Perceval le Gallois, adaptation fidèle du texte de Chrétien de Troyes, est à peu près le seul film que j'ai vu capable de restituer la matière de Bretagne, avec ses décors inspirés des miniatures médiévales, ses costumes somptueux, et, à la fin du film, un somptueux chant de la Passion en latin, plus bel hommage du cinéma français à la langue dont nous sommes issus pour le meilleur et pour le pire.
Quelqu'un a eu la bonne idée de mettre sur YouTube l'extraordinaire scène de la Passion de Notre Seigneur filmée par Rohmer dans le style médiéval du théâtre des mystères: http://www.youtube.com/watch?v=sC34uwjd ... r_embedded
Décidément, ce réalisateur n'avait pas d'équivalent.
Mémoire éternelle! Mémoire éternelle! Mémoire éternelle!
-
- Messages : 4369
- Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
J'ai revu hier soir Perceval le Gallois de Rohmer, avec Fabrice Luchini dans le rôle-titre. Impossible de ne pas penser à l'interprétation orthodoxe du mythe du Graal par Nikos Vardhikas devant la scène où Perceval, assis en compagnie du Roi-Pêcheur, voit une jeune fille porter le Graal, et est incapable de rentrer dans le mystère. Je ne pouvais pas ne pas y voir une métaphore du drame spirituel de l'Europe occidentale, privée depuis l'an 1054 de la clef, et tournant autour du mystère sans pouvoir y rentrer - et, en général, refusant d'y rentrer lorsqu'on lui explique à qui il sufit de demander la clef. Ceci est d'autant plus remarquable que feu Éric Rohmer avait de profondes convictions catholiques romaines qui illuminent un film comme Ma nuit chez Maud et qu'il ne pouvait certes pas faire consciemment passer dans son film ce que j'y ai vu.
Il s'est contenté d'une parfaite fidélité au texte de Chrétien de Troyes, qui, lui aussi, faisait passer de manière inconsciente le drame spirituel de l'Europe occidentale - cette séparation d'avec ses racines orthodoxes, ce schisme en qui Khomiakov voyait la seule tragédie de l'humanité. C'est un fil rouge qui, de témoin inconscient en témoin inconscient, parcourt toute notre histoire depuis mille ans. Et c'est là que nous rejoignons la parabole du Bon Samaritain, lorsque l'homme francophone, prenant conscience de ses blessures et de sa maladie, et découvrant l'hôpital où il pourrait être guéri - l'Église orthodoxe - n'arrive jamais à y rentrer, soit parce que les gardiens de l'hôpital se perdent en futilités politico-nationalistes, soit parce qu'il se trouve toujours de mauvais pasteurs, des loups déguisés en agneaux, désireux de faire disparaître le témoin gênant de leurs propres dérives qu'est l'Orthodoxie et consacrant tous leurs efforts à pousser le malade à mettre le feu à l'hôpital où il pourrait trouver une guérison qui signifierait aussi la fin de leur pouvoir.
Pour refermer cette parenthèse qui relève de ma propre sensibilité et pour revenir à un éloge objectif du grand cinéaste qui nous a quitté voici dix jours, il est incontestable que Perceval le Gallois représente un exemple intéressant de ce dont Rohmer était capable et dont peu d'autres réalisateurs sont capables. Que le lecteur se représente que, pour écrire les dialogues du film, Rohmer a traduit le texte de Chrétien de Troyes en français moderne en vers octosyllabiques ! Quel autre réalisateur serait capable d'une telle prouesse? Ce qui montre qu'il est bon pour un cinéaste d'avoir de la culture, c'est qu'un film comme Perceval le Gallois montre à quel point Rohmer arrivait à faire la synthèse parfaite d'une approche littéraire - qui pouvait mieux se pénétrer du texte de Chrétien de Troyes que celui qui l'avait traduit en octosyllabes ? - et une approche purement cinématographique. Car ce n'est pas du théâtre filmé, c'est du vrai cinéma, c'est même toute la magie du cinéma, la féérie à l'écran. Cette étonnante rencontre entre une familiarité très poussée avec la littérature et des prouesses techniques admirables sur le plan purement cinématographique ne se retrouvera sans doute pas de sitôt.
Bien, Perceval le Gallois, c'est sans doute mon film préféré de Rohmer, celui qui m'a fait le plus rêver. Mais Ma nuit chez Maud, La marquise d'O, L'Anglaise et le Duc, Les amours d'Astrée et de Céladon, et tant d'autres, ce n'est pas rien non plus.
Et c'est ainsi que, dans l'indifférence générale, un pan entier de la culture universelle s'en est allé avec la mort de Rohmer. Je doute que nous reverrons un jour un cinéaste capable de tourner de tels films.
Il s'est contenté d'une parfaite fidélité au texte de Chrétien de Troyes, qui, lui aussi, faisait passer de manière inconsciente le drame spirituel de l'Europe occidentale - cette séparation d'avec ses racines orthodoxes, ce schisme en qui Khomiakov voyait la seule tragédie de l'humanité. C'est un fil rouge qui, de témoin inconscient en témoin inconscient, parcourt toute notre histoire depuis mille ans. Et c'est là que nous rejoignons la parabole du Bon Samaritain, lorsque l'homme francophone, prenant conscience de ses blessures et de sa maladie, et découvrant l'hôpital où il pourrait être guéri - l'Église orthodoxe - n'arrive jamais à y rentrer, soit parce que les gardiens de l'hôpital se perdent en futilités politico-nationalistes, soit parce qu'il se trouve toujours de mauvais pasteurs, des loups déguisés en agneaux, désireux de faire disparaître le témoin gênant de leurs propres dérives qu'est l'Orthodoxie et consacrant tous leurs efforts à pousser le malade à mettre le feu à l'hôpital où il pourrait trouver une guérison qui signifierait aussi la fin de leur pouvoir.
Pour refermer cette parenthèse qui relève de ma propre sensibilité et pour revenir à un éloge objectif du grand cinéaste qui nous a quitté voici dix jours, il est incontestable que Perceval le Gallois représente un exemple intéressant de ce dont Rohmer était capable et dont peu d'autres réalisateurs sont capables. Que le lecteur se représente que, pour écrire les dialogues du film, Rohmer a traduit le texte de Chrétien de Troyes en français moderne en vers octosyllabiques ! Quel autre réalisateur serait capable d'une telle prouesse? Ce qui montre qu'il est bon pour un cinéaste d'avoir de la culture, c'est qu'un film comme Perceval le Gallois montre à quel point Rohmer arrivait à faire la synthèse parfaite d'une approche littéraire - qui pouvait mieux se pénétrer du texte de Chrétien de Troyes que celui qui l'avait traduit en octosyllabes ? - et une approche purement cinématographique. Car ce n'est pas du théâtre filmé, c'est du vrai cinéma, c'est même toute la magie du cinéma, la féérie à l'écran. Cette étonnante rencontre entre une familiarité très poussée avec la littérature et des prouesses techniques admirables sur le plan purement cinématographique ne se retrouvera sans doute pas de sitôt.
Bien, Perceval le Gallois, c'est sans doute mon film préféré de Rohmer, celui qui m'a fait le plus rêver. Mais Ma nuit chez Maud, La marquise d'O, L'Anglaise et le Duc, Les amours d'Astrée et de Céladon, et tant d'autres, ce n'est pas rien non plus.
Et c'est ainsi que, dans l'indifférence générale, un pan entier de la culture universelle s'en est allé avec la mort de Rohmer. Je doute que nous reverrons un jour un cinéaste capable de tourner de tels films.
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
A Claude
A voir l’énonciation de vos vœux en bas du second message il ne s’avère donc pas que le dit Eric Rohmer appartienne à l’Eglise. Toutefois il semble que vous priez pour son âme et je trouve ça très louable et tout à fait normal. Mais est-ce que le « 3x mémoire éternelle » est une formulation correct pour un non-orthodoxe ?
La façon dont je pose cette question peut vous sembler un peu abrupte et je m’en excuse, mais je vous promets que vous allez comprendre par la suite, et humblement je vous remercie pour une éventuelle réponse.
A voir l’énonciation de vos vœux en bas du second message il ne s’avère donc pas que le dit Eric Rohmer appartienne à l’Eglise. Toutefois il semble que vous priez pour son âme et je trouve ça très louable et tout à fait normal. Mais est-ce que le « 3x mémoire éternelle » est une formulation correct pour un non-orthodoxe ?
La façon dont je pose cette question peut vous sembler un peu abrupte et je m’en excuse, mais je vous promets que vous allez comprendre par la suite, et humblement je vous remercie pour une éventuelle réponse.
-
- Messages : 4369
- Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
Bonne question. Je vous avoue que je ne me doutais pas que cela posait problème. Je serais reconnaissant si vous pouviez me corriger là où j'ai erré.J-Gabriel a écrit :A Claude
A voir l’énonciation de vos vœux en bas du second message il ne s’avère donc pas que le dit Eric Rohmer appartienne à l’Eglise. Toutefois il semble que vous priez pour son âme et je trouve ça très louable et tout à fait normal. Mais est-ce que le « 3x mémoire éternelle » est une formulation correct pour un non-orthodoxe ?
La façon dont je pose cette question peut vous sembler un peu abrupte et je m’en excuse, mais je vous promets que vous allez comprendre par la suite, et humblement je vous remercie pour une éventuelle réponse.
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
Cela ne pose pas de problème, au contraire. Ayant un proche qui, très vraisemblablement selon diagnostique médical, va quitter cette vie terrestre ces prochains jours ; je pensais que vous saviez quelque chose sur des concessions faites par l’Eglise à ce sujet…Claude le Liseur a écrit :Bonne question. Je vous avoue que je ne me doutais pas que cela posait problème. Je serais reconnaissant si vous pouviez me corriger là où j'ai erré.
Pardonnez-moi
Précision : c’est parce que je vais m’occuper du faire-part, et que cette personne, qui n’a jamais jugé, jamais blasphémé, toujours pardonné; même s’il avait été baptisé orthodoxe n’aurait pas pu se rendre dans une paroisse de par son handicape physique. Et donc j’aurai le souhait d’écrire cette prière pour l’âme sur le faire-part.
-
- Messages : 4369
- Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
J-Gabriel a écrit :Cela ne pose pas de problème, au contraire. Ayant un proche qui, très vraisemblablement selon diagnostique médical, va quitter cette vie terrestre ces prochains jours ; je pensais que vous saviez quelque chose sur des concessions faites par l’Eglise à ce sujet…Claude le Liseur a écrit :Bonne question. Je vous avoue que je ne me doutais pas que cela posait problème. Je serais reconnaissant si vous pouviez me corriger là où j'ai erré.
Pardonnez-moi
Précision : c’est parce que je vais m’occuper du faire-part, et que cette personne, qui n’a jamais jugé, jamais blasphémé, toujours pardonné; même s’il avait été baptisé orthodoxe n’aurait pas pu se rendre dans une paroisse de par son handicape physique. Et donc j’aurai le souhait d’écrire cette prière pour l’âme sur le faire-part.
J'ai toujours fait dire des pannnychides à l'église pour les défunts hétérodoxes de ma famille et pour certains hétérodoxes qui n'étaient pas de ma famille, sans que cela ait jamais posé de problèmes. En revanche, ce que l'on ne peut pas faire, c'est de faire préparer pour des défunts hétérodoxes une parcelle lors de la prothèse avant la liturgie.
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
Oh merci Claude ça me soulage tellement.Claude le Liseur a écrit : J'ai toujours fait dire des pannnychides à l'église pour les défunts hétérodoxes de ma famille et pour certains hétérodoxes qui n'étaient pas de ma famille, sans que cela ait jamais posé de problèmes. [...]
A voilà, j’ai peux faire des recherches sur le forum avec ce mot "pannychides", par-contre, l'expression je ne la trouve pas dans le Typikon décrypté de l’archimandrite Job Getcha…
-
- Messages : 4369
- Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
J-Gabriel a écrit :Oh merci Claude ça me soulage tellement.Claude le Liseur a écrit : J'ai toujours fait dire des pannnychides à l'église pour les défunts hétérodoxes de ma famille et pour certains hétérodoxes qui n'étaient pas de ma famille, sans que cela ait jamais posé de problèmes. [...]
A voilà, j’ai peux faire des recherches sur le forum avec ce mot "pannychides", par-contre, l'expression je ne la trouve pas dans le Typikon décrypté de l’archimandrite Job Getcha…
Probablement parce que la pannychide n'a pas un caractère très solennel. Il ne s'agit pas du rite des funérailles, réservé aux orthodoxes, mais d'un office de requiem que l'on demande au prêtre de lire.
NB: en slavon, панихида .Le mot «Pannychide» vient du grec παννυχίδα (accusatif de παννυχίς) qui signifie célébration «de toute la nuit» ou, plus communément, veillée nocturne. Passé dans le slave ecclésiastique sous la forme de panikhida, il y est devenu synonyme d'office pour les défunts.
(P. Denis Guillaume, Grande et petite pannychide (offices de requiem), Diaconie apostolique, Rome 1982, p. 7.)
-
- Messages : 4369
- Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
J'ai revu ce merveilleux film il y a une dizaine de jours.Claude le Liseur a écrit :
Enfin, il faudrait dire quelques mots des Amours d'Astrée et de Céladon, film tourné en 2007 qui constitue le testament d'Éric Rohmer. Ce film, adaptation très condensée de l'Astrée d'Honoré d'Urfé, contient à la fois une mise en abîme des plus séduisantes (les acteurs jouent dans les costumes antiques tels que les imaginait le théâtre du XVIIe siècle français, car le but est de montrer les Gallo-Romains du Ve siècle tels que les imaginaient les Français du XVIIe siècle...), des thèmes traditionnels des contes moraux de Rohmer (les mille et un détours de la carte du Tendre) et une réflexion extraordinaire - et jamais pesante - sur l'ethnogenèse des peuples francophones (deux des rôles principaux sont d'ailleurs tenus par une Belge et une Suissesse) à travers le discours d'un druide expliquant aux jeunes gens les tendances monothéistes de la religion celtique par rapport au paganisme idolâtre de la religion du conquérant romain. Ce thème serait d'ailleurs plus universel qu'il y paraît: bien loin d'être limitée aux peuples francophones, cette question de la préparation au christianisme par une ancienne religion préexistante concerne peuples aussi divers que les Irlandais (dont beaucoup sont convaincus que les druides d'Irlande se sont ralliés au christianisme dès qu'ils ont entendu la prédication de saint Patrick que leur sagesse les avait préparés à entendre) ou les Roumains (dont beaucoup sont convaincus que l'ancien culte dace de Zamoxis avait des tendances monothéistes qui expliquent le succès rapide et définitif - pour autant qu'on puisse en juger - du christianisme dans l'ancienne Dacie).
Je crois bon de citer in extenso le passage d'Honoré d'Urfé (L'Astrée, 2e partie, livre VIII) où se trouve la tirade du druide Adamas qui explique à Céladon que les Gaulois (comprendre les peuples francophones - d'Urfé lui-même, bien que né en Forez, province du royaume de France, passa une grande partie de sa vie au service de la maison de Savoie et en résidence à Turin; il n'était pas forcément axé sur la France, mais plutôt sur les Gaules) étaient en fait monothéistes, pré-chrétiens, par opposition au paganisme idolâtre des envahisseurs romains. Sur le fond, c'est presque du Eugène Sue des Mystères du peuple (même fond de nationalisme), mais dans une version positive, lumineuse (religiosité, poésie et désir d'unité, contre déchristianisation, naturalisme et volonté de division). De ce passage, Rohmer avait su tirer la quintessence pour en faire une brève, mais marquante, séquence de son film, Serge Renko jouant le rôle d'Adamas. Il faut noter que ce discours, pourtant ô combien évocateur des idées d'Honoré d'Urfé, ne figure pas dans l'édition abrégée de l'Astrée que j'ai en ma possession (Honoré d'Urfé, L'Astrée, édition et choix de Jean Lafond, Folio n° 1523, Gallimard, Paris 2007 [1re édition Paris 1984; édition originale non expurgée de L'Astrée, Paris 1607-1628]). J'ai donc dû aller le chercher sur le site de l'université de Paris-Sorbonne http://www.astree.paris-sorbonne.fr/Partie2_1610.php . Avant de vous moquer de la naïveté et des extravagances d'un auteur de romans pastoraux de l'époque baroque, lisez attentivement ce texte et demandez-vous si l'esprit en est vraiment différent de celui d'une étude contemporaine - Comment notre monde est devenu chrétien - de Paul Veyne qui montre la facilité avec laquelle le monde gréco-romain (y compris ses marges celtiques) est passé au christianisme. Il fallait bien que les esprits y eussent été préparés, et d'Urfé n'était sans doute pas si loin de la réalité.
En même temps, le lecteur orthodoxe sera frappé de voir, jusque dans un texte aussi anodin, l'influence des erreurs du bienheureux Augustin (la réduction du Saint-Esprit à l'Amour, ou la réduction de la Personne à l'acte).
Sçachez donc mon enfant, que ce grand Dis Samothes incontinent apres la division des hommes, à cause de la confusion des langues estant bien instruit par son ayeul, fust en la Religion du vray Dieu, fust aux sciences plus cachées, s'en vint descendre par l'ocean Armorique en cette terre que jusques à cette heure nous nommons Gaule, & qui peu à peu changeant ce nom, semble prendre celuy de France pour l'avenir : & depuis s'avançant & la peuplant y planta heureusement son Sceptre, ensemble y mit la Religion de ses peres, & donna la cognoissance des sciences à ceux qui plus familiers & de meilleur esprit sceurent mieux entendre & retenir ses enseignemens, & qui depuis de son nom furent appellez Samothées : Et celuy cy fut le premier Roy des Gaules, qui fut tant agreable à Dieu & aux hommes, qu'il regna longuement en paix, & apres luy sa posterité avec tant d'heur, qu'il n'y a eu endroit de la terre qui n'ayt cogneu le nom, & la valeur des Gaulois. Que si ce peuple, que nous nommons Romain, s'est usurpé la domination des Gaulois, ce n'a point esté par les armes, mais plustost par chastiment de nos dissensions, qui estant pleines d'animosité entre nous, ont esté cause de nous le faire appeller & demander secours à ceux de qui l'ambition nous a depuis devorez, nous apprenant mais trop tard, qu'il ne faut jamais esperer que les estrangers nous affectionnent plus, que nous ne nous aymons nous mesmes. Mais le grand Dieu, que Samotes nous enseigna d'adorer en pureté de cœur, ne voulant estendre son ire à l'infini, nous ayant fait passer une demie lune de siecles, sous cette domination estrangere, montre qu'il nous en veut retirer par les armes des Francs qui se vantent d'estre issus des anciens Gaulois. Or pour reprendre nostre discours, le quatriesme Roy qui domina en Gaule, des descendans de ce grand & sainct Samothes, fut le sage & sçavant Dryus, de qui quelques uns pensent, que, pour avoir esté instituteur des Druydes, ils ayent pris leur nom, mais ceux là se trompent autant que ces Grecs outrecuidez qui se vantent que c'est de leur mot Drys, qui signifie chesne : car avant que les lettres eussent esté portées en Grece, nous estions appellez Druydes, & les sciences estoient en Gaule avant que ces peuples vains sceussent seulement lire, comme le nom de Druyde nous enseigne qui au langage de l'ayeul de Samothes signifie contemplateur, du mot Drissim, parce que comme vous sçavez, mon enfant, nostre principale vacation consiste en la contemplation des œuvres de Dieu.
Or ce grand Dis Samothes, & depuis nostre saint instituteur Dryus, nous ordonnerent d'adorer Dieu, non pas selon l'erreur des gens, mais ainsi qu'ils l'avoient apris de leurs peres. Et parce que l'ignorance du peuple grossier estoit telle qu'il ne pouvoit comprendre ceste supréme bonté, & toute-puissance, qu'ils nommoient Thau, c'est à dire Dieu, sans en apprendre quelques effets, ils luy donnerent trois noms, JEHUS, qui signifie FORT, BEELENOS, c'est à dire DIEU HOMME, & THAHARAMIS, qui signifie REPURGEANT, nous voulant enseigner par ces trois noms, que Dieu est tout puissant, Createur & conservateur des hommes, mais depuis par les changements que le temps & l'ignorance du peuple apporte en toutes choses, mais principalement aux noms, au lieu de THAU, ils dirent THAUTA, & en fin THAUTATES, & THEUTATES. Au lieu de JEHUS, BELENOS & THAHARAMIS, desquels l'aspiration sur le milieu estoit un peu mal-aysée, ils dirent HESUS, BELENOS & THARAMIS, & le peuple a eu tant de pouvoir sur les plus sçavants, que chascun pour estre entendu, a esté contrainct de dire comme eux, & consentir à leur erreur. Et quoy mon pere respondit le Berger, Tautates, Hesus, Tharamis, & Belenus, ne sont ce pas les Dieux que l'on nous dit, à sçavoir, Mercure, Mars, Jupiter & Appollon, mais un Dieu seulement ? Pleust à Dieu mon enfant, dit le Druyde, que je vous peusse bien faire entendre ce que vous me demandez : mais où vostre intelligence ne peut monter, il faut que la croyance que vous avez en moy vous porte & vous retienne. Sçachez donc que les estrangers voyant que les Gaulois adoroient, & reclamoient THAUTATES en toutes leurs affaires, & au commencement de tous leurs voyages, & de toutes leurs actions: & de plus considerant, que naturellement ils sont eloquans & qu'ils se plaisent à bien dire, ils jugerent que c'estoit Mercure qu'ils disent estre Dieu, non seulement de l'eloquence, mais presidant aux chemins, inventeur des arts & le protecteur des marchants & de ceux qui traffiquent. Et apres remarquant qu'en nos guerres nous reclamons HESUS, ils creurent que c'estoit Mars, qui pour eux est tenu le Dieu des armées. Et parce que quand nous demandons d'estre nettoyez de nos fautes ils nous oyoient appeller THARAMIS, ils penserent que c'estoit Juppiter, duquel ils redoutent sur tous les chastimens à cause de la foudre qu'ils luy attribuent : outre que leur semblant que le pardon des fautes, se doit attendre du plus grand de tous les Dieux, ils disoient que c'estoit Juppiter, qu'ils croyent estre le premier, & plus puissant de tous. Et parce qu'ils nous voyoient recourre à BELENUS quand nous estions en doute de nostre santé ou de nos amys, ou que nous desirions d'avoir des enfans, ils se persuaderent que c'estoit leur Apollon, qu'ils croyent estre l'inventeur de la Medecine, outre que luy donnant la conduitte du Soleil, voire prenant mesme bien souvent l'un pour l'autre, & sçachant que le Soleil est la cause de la vie de tous les animaux, & de plus que l'homme & luy engendrent l'homme, ils eurent quelque raison de penser que c'estoit nostre BELENUS. Mais il est certain mon cher enfant, qu'il n'y peut avoir qu'un Dieu ; car s'il n'est tout puissant, il n'est point Dieu : Que s'il y avoit deux Tout-puissans, la puissance seroit divisée, outre qu'il faudroit qu'ils fussent ou semblables ou differents ; s'ils estoient semblables du tout, ils seroient les mesmes, & ainsi ne seroient qu'une chose : s'ils estoient differens, il faudroit que le bon fust different du bon, ce qui ne peut estre. Je vous dis ces raisons familieres, pour ne vous aporter les autres qui sont plus fortes & plus pressantes, mais plus obscures aussi, & plus difficiles à estre comprises. J'ay bien tousjours creu mon pere, dit Celadon, qu'il n'y a qu'un Dieu, Roy & Seigneur de tous les autres, mais je pensois aussi que comme entre les hommes nous voyons des Roys qui ont des officiers sous eux, de mesme il y eut de petits Dieux, sous celuy qui estoit le principal, & ce grand Dieu je le nommois Teutates, & les autres, Hesus, Taramis, & Belenus que j'adorois apres luy. En cela mon enfant, respondit le Druyde, vous aviez quelque raison, & toutefois vous faisiez une grande erreur : car ceux que vous nommez ainsi ne sont proprement que surnoms de ce grand Teutates : & quoy que je vous avouë qu'il ait des officiers sous lui comme les Roys que vous dites, si devez vous entendre qu'ils ne meritent point l'adoration qui n'est duë qu'à un Dieu. Et pourquoy mon pere, repliqua Celadon, les vois-je dans les Temples aupres de nostre grand Teutates ? Mon enfant, respondit Adamas, je vous ay des-ja dit que les Romains ont meslé leur religion parmi la nostre : il faut que vous sçachiez que par nos loix il nous est deffendu de faire image de Dieu parce que l'image n'estant que la representation de quelque chose, & estant necessaire qu'il y ait quelque proportion, entre la chose representée & celle qui represente, nostre grand Dryus ne jugeant pas qu'il y eust rien entre les hommes qui en pust avoir avec Dieu nous deffendit tres expressément d'en faire, non plus que des Temples, luy semblant que c'estoit une grande ignorance de penser de pouvoir enclorre l'immense deïté dans des murailles, & une tres-grande outrecuidance de luy pouvoir faire une maison digne d'elle. Cela est cause qu'à la façon de ces anciens, pere & ayeul du grand Samothes il nous fut commandé d'adorer Dieu dans des Bocages en campagne ; Bocages toutesfois qui luy estoient consacrez par la devotion du peuple, de peur qu'ils ne fussent profanez, & en ces lieux-là on choisissoit de grands chesnes, comme nous faisons encores, sous lesquels Dieu estoit adoré. Et de là est avenu que les Romains entrant en nos contrées, & voyant nos saincts Bocages, & la façon de nos sacrifices, ont dit tous estonnez, Que nous estions seuls entre les hommes, qui ne cognoissions point Dieu, ou les seuls qui le cognoissions : & toutesfois, quoy qu'ils ayent voulu ravaler la gloire, non seulement des Gaulois, mais de tous les peuples, qui comme loups affamez en ont esté engloutis, si ne se sont-ils peu empescher de dire en parlant de nous que les Gaulois sur tout sont tres-religieux & plains de devotion envers les Dieux. Mais d'autant que le vaincueur donne les loix qu'il luy plaist au vaincu, ils en firent de mesme en Gaule, ou s'usurpant avec une extreme Tyrannie, non seulement nos biens, mais nos ames aussi, ils voulurent changer nos ceremonies, & nous faire prendre leurs Dieux, nous contraignant de leur bastir des Temples, de recevoir leurs Idoles, & de representer Theutates, Hesus, Belenus & Tharamis, avec des figures de leur Mercure, Mars, Appollon, & Juppiter. Et parce que les Druydes s'opposerent vertueusement à leurs abus, Il y eut un de leurs Empereurs, qui par Edict du Senat voulut abolir toute nostre religion, chassant & bannissant les Druydes, hors de l'Empire. Mais ce grand Thautates a permis que les bons ayent esté persecutez pour espreuver leur vertu, & non pas abolis, à fin de donner cognoissance que jamais ils ne sont entierement abandonnez. Et ainsi parmy la Tyrannie de ces estrangers, nous avons tousjours conservé quelque pureté en nos sacrifices, & avons adoré Dieu comme il faut, & mesmes en ceste contrée, où nous n'avons jamais recogneu la puissance de ces usurpateurs pour le respect qu'ils ont tousjours porté à Diane, de laquelle ils ont pensé que nostre grande Nymphe representoit la personne. Et maintenant que les Francs ont amené avec eux leurs Druydes, faisant bien paroistre qu'ils ont esté autrefois Gaulois, il semble que nostre authorité & nos sainctes coustumes reviennent en leur splendeur. Mais mon pere, respondit Celadon, si ay-je bien veu dans nos bocages sacrez, lors que vous faictes des sacrifices qu'il y a des Statuës, & des images, quelquefois du grand Dis, & quelquefois d'Hercule. C'est parce respondit Adamas, que Dis & Hercule sont des hommes, & non pas des Dieux, & qu'estant hommes on les peut representer. Mais repliqua Celadon, si ce ne sont pas des Dieux, pourquoy les mettez-vous sur l'Autel ? Pour faire entendre dit-il, qu'ils ont esté entre les hommes comme des Dieux pour leurs vertus, & que comme tels nous les devons honorer, & en conserver la memoire, à fin que les autres hommes, en les voyant dressent leurs actions sur le patron qu'ils nous ont laissé, & les estrangers qui ne sçavoient pas nostre intention ont creu que nous les adorions, & ont dit que Dis estoit Pluton duquel nous nous vantions d'estre yssus, & ont donné à Hercule le surnom de Gaulois, parce que nous en honorions beaucoup la memoire, tant pour avoir esté plain de toutes vertus Heroïques, que pour avoir espousé la belle Galathée, nostre Princesse & fille de Celte nostre Roy. Vous me racontez, dit Celadon tout estonné, des choses qui me ravissent, & vous supplie mon pere de continuer, & de me dire comment il faut que je fasse quand j'entre dans ces Temples où je trouve des images de Jupiter, de Mars, de Pallas, de Venus, & de semblables Dieux & Déesses. Mon enfant, respondit Adamas, il faut que vous y alliez fort retenu, & que sur tout vous ne preniez pas cela pour des Dieux separez, mais pour les vertus, puissances, & effets d'un seul Dieu, & qu'ainsi vous adoriez Juppiter comme la grandeur & Majesté de Dieu, Mars, comme sa puissance : Pallas comme sa sapience, Venus comme sa beauté, & ainsi des autres. Par ce moyen les adorant comme je dis, vous refererez tout à nostre grand Teutates, & honorant les grands Heros pour leur vertu, vous vous montrerez juste de rendre à ces vertueuses personnes, apres leur mort, l'honneur que vous n'avez peu leur faire durant leur vie. Et que cela vous suffise pour ceste fois, attendant que la frequentation que vous aurez avec moy vous en apprenne peu à peu d'avantage.
Or mon enfant laissant donc tous ces discours à part, nous ferons icy une forme de Temple dans ce Boccage qui de long temps a esté consacré à Teutates, c'est à dire à Dieu : entant que ce sera dans un Boccage nous observerons nos anciennes ordonnances, & pour ce qu'il y aura un Temple, nous obeïrons a ces estrangers. Et pour l'intelligence de ce que je viens de vous dire, j'escriray au Tronc de ce chesne merveilleux, le saint nom de Teutates : puis en ces trois branches qui s'en separent, à la droitte je mettray Hesus, au milieu Tharamis, & à l'autre costé Belenus ; & en ce tronc d'en haut où ces trois branches se viennent reünir, nous graverons encores le sacré nom de Tautates, pour montrer que nous n'entendons qu'un Dieu, sous ces autres trois paroles. Que si j'osois vous descouvrir la profondité de nos saints misteres & les secrets plus cachez de nostre religion, je vous dirois, une interpretation que Samothes, le plus sçavant de tous les hommes nous a laissée, & qui de pere en fils est venuë jusques à nous : C'est que ces trois noms signifient trois personnes qui ne sont qu'un Dieu, LE DIEU FORT, le DIEU HOMME, & le Dieu REPURGEANT, le Dieu fort est le Pere, le Dieu homme, est le Fils, & le Dieu Repurgeant c'est l'Amour de tous les deux ; & tous trois ne font qu'un Teutates, c'est à dire un Dieu, & c'est à la mere de ce Dieu homme à qui nos Druydes ont dedié dans l'antre des Carnutes, il y a plus de vingt siecles, un Autel avec une statuë d'une pucelle tenant un enfant entre les bras, avec ces mots. A LA VIERGE QUI ENFANTERA. Mais mon enfant vous n'estes pas capable de ces hauts misteres, & vaut mieux pour ne les profaner, que je m'en taise, peut estre adviendra-t'il que quelque sçavant Druyde venant en ce Boccage sacré, adorera Teutates en pureté de cœur comme nous, & loüera nostre ouvrage, en approuvant nostre bonne intention.
Re: In memoriam Éric Rohmer (1920-2010)
Il paraît qu'il aurait une pensée assez janséniste. Il faudrait que je vois ces films.