L’auteur rappelle qu’au moment où le livre était publié, en janvier 2021, huit membres de la famille des coronavirus avaient été identifiés comme pouvant contaminer l’homme. Cinq, considérés comme anodins, seraient néanmoins responsables de 15 à 30% des rhumes courants ; trois (SARS-CoV, MERS-CoV et SARS-Co-V-2 [=Covid-19]) se sont révélés comme affectant gravement le système respiratoire (p. 10).
La question métaphysique soulevée par le livre de Jean-Claude Larchet est la suivante : Dieu est-il l’auteur des épidémies pour châtier ou pour éduquer (p.18) ? Semblent aller dans ce sens un certain nombre de références vétéro-testamentaires (notamment 2 S 24.13-15 = 1Ch 21.11-14), patristiques (notamment Augustin d’Hippone, PL 39,54) et liturgiques (cf. Office d’intercession en cas d’épidémies du Grand Euchologe).
Cette conception présente cependant un certain nombre de limites d’un point de vue rationnel (p. 29) :
-La référence à une cause supérieure pour expliquer des phénomènes physiques était classique dans toutes les sociétés du passé, mais sa justification se trouve réduite par nos connaissances en virologie.
-Les différentes religions ou sectes attribuent l’une à l’autre la responsabilité de ce qui advient. Les païens attribuaient les épidémies à l’impiété des chrétiens qui refusaient d’adorer les idoles, et ainsi de suite.
-Les épidémies ne sont pas spirituellement ciblées. À propos de la peste noire de 1347, qui frappa durement l’Empire byzantin, « il est difficile de concevoir, d’un point de vue chrétien, que Dieu ait châtié l’empire chrétien byzantin jusqu’à le réduire à rien, pour lui substituer l’empire ottoman et soutenir l’expansion de l’islam… » (p. 33).
-Au sein des différents pays, les épidémies frappent les personnes en fonction de facteurs de comorbidité, et non en fonction de leur appartenance religieuse ou de leur moralité.
-Les épidémies n’éduquent que ceux qui sont déjà éduqués. Michel Houellebecq : « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un autre monde ; ce sera le même, en un peu pire » (p. 38).
-Si l’on prend au sérieux l’oraison dominicale (« Notre Père… »), il parait difficile d’imaginer un père, qui, pour éduquer ses enfants, leur inoculerait un virus.
Du point de vue spirituel, cette conception se heurte au fait que les chrétiens ont toujours estimé la profession de médecin (qui fut exercée par l’évangéliste Luc) et fondé des hôpitaux (la Constantinople byzantine restant une référence en la matière). Or, si les épidémies étaient le fruit de la volonté de Dieu, on ne devrait ni les fuir, ni s’en protéger, ni les soigner…
Du point de vue théologique, cette conception est déjà condamnée dans le livre de Job (Jb 21.7-34), et plus encore dans le Nouveau Testament (Jn 9.1-3). C’est à Anastase le Sinaïte (630-701) que l’on doit la réflexion la plus longue sur l’origine des épidémies et leur rapport à Dieu et aux péchés des hommes (p. 57). L’essentiel de sa position est que la maladie ou la santé, la mort immédiate ou différée, ne sont pas, sauf dans de rares cas, le résultat d’une intervention directe de Dieu à titre de châtiment ou de récompense, mais dépendent de l’état physique et des conditions de vie de chacun (p.69). Les développements d’Anastase doivent être complétés par la distinction essentielle entre la nature originelle et la nature déchue (p.76). Ainsi, en toute rigueur, Dieu a créé les bactéries et les virus en créant le monde, mais leur caractère pathogène et mortifère résulte du péché et de la chute, lesquels ont d’abord affecté la nature humaine, puis l’ensemble de la nature (p. 80). Les appels à la pénitence qui se trouvent dans les offices liturgiques orthodoxes en cas d’épidémie signifient une reconnaissance de la responsabilité de l’homme en général dans l’état déchu de la nature, mais nullement que les épidémies seraient des châtiments divins ou même « des modalités de la pédagogie divine » (p. 86).
La deuxième partie du livre est consacrée à une appréciation spirituelle des mesures de prophylaxie dans les périodes de confinement et de déconfinement. Il appartient à tout État démocratique de trouver un compromis préservant à la fois le maximum de sécurité et le maximum de liberté (p. 98). Le libre cours laissé aux conduites individuelles se fait au profit des plus forts et au détriment des plus faibles, et le rôle d’un État est de protéger les plus faibles contre les plus forts (p. 108). En outre, un des principes de base de la vie chrétienne est que l’amour du prochain n’est possible que par le sacrifice d’une partie de sa volonté propre ; cela vaut dans la vie de couple, la vie monastique, la vie ecclésiale, mais aussi la vie sociale. Au contraire, le refus de toute contrainte est l’expression d’une société hédoniste et individualiste (p. 109).
Les Églises locales ont d’ailleurs adhéré aux mesures de confinement (cf. la Déclaration du Saint-Synode de l’Église de Grèce du 1er avril 2020, ou le confinement strict appliqué par la république monastique du Mont-Athos où aucun des 2'000 moines n’a été touché – p. 115). Est particulièrement intéressant à cet égard le témoignage de l’évêque Pierre Mansourov de Kalatchinsk (Sibérie occidentale), lui-même docteur en médecine et ancien chercheur en virologie (et aujourd’hui métropolite d’Orenbourg) : croire que les églises sont des endroits magiques, à l’abri du monde environnant, ce n’est pas de la foi, mais du fidéisme, et, dans une certaine mesure, c’est tenter Dieu (cf. Mt 4.6-7) (p. 112).
La troisième partie du livre est consacrée à la question de la communion eucharistique, qui s’est posée d’une manière radicalement différente dans l’Église orthodoxe, où, depuis le XIIIe siècle (p. 182), les fidèles communient sous les deux espèces à la même cuiller, que dans l’Église catholique romaine où la communion se fait seulement sous l’espèce du pain. Onze pratiques alternatives ont été adoptées pendant la pandémie (pp. 160-166), y compris l’usage de cuillers individuelles désinfectées après chaque célébration. Dès le 17 mars 2020, l’Église orthodoxe russe, par exemple, avait recommandé de conserver la cuiller unique, mais, avant chaque communion, de l’essuyer avec un linge imbibé d’alcool, puis de la rincer dans de l’eau. En revanche, les Églises d’Antioche, de Serbie, de Bulgarie, de Géorgie et d’Albanie ont été hostiles à toutes les pratiques alternatives (pp. 166-167).
Ceci conduit le lecteur à des questions plus fondamentales encore : peut-on craindre d’être contaminé par le contenu du calice (p. 196) ? On peut établir les points suivants comme exprimant la position orthodoxe (p. 215) : (a) nous communions « au corps et au sang du Christ », c’est-à-dire à Sa nature humaine indissociable de Sa personne, mais non à Son hypostase même ; (b) du fait de l’union hypostatique, la nature humaine du Christ est divinisée par les énergies de la nature divine (périchorèse) ; (c) en recevant le corps et le sang du Christ, qui appartiennent à Sa nature humaine, nous recevons Sa nature humaine divinisée, pénétrée par les énergies de Sa nature divine, qui est aussi la nature du Père et du Saint-Esprit.
Contrairement à une idée reçue, le mot « transsubstantiation » n’est pas incompatible avec la foi orthodoxe, du moins dans son acception basique (les substances du pain et du vin sont changées en la substance du Corps et la substance du Sang du Christ, mais les accidents du pain et du vin qui apparaissent aux sens restent inchangés). Sans que soient admis les développements que lui ont donnés Thomas d’Aquin et la scolastique, le mot transsubstantiation, sous sa forme grecque μετουσίωσις (metousiôsis), a été reçu par l’Église orthodoxe au cours des conciles de Jassy (1642), de Jérusalem (1672) et de Constantinople (1727). En d’autres termes, l’idée et le vocabulaire ont été acceptés, mais pas la théorie (p. 225). À la question de savoir pourquoi le Corps et le Sang du Christ gardent les apparences du pain et du vin, Théophylacte d’Ohrid (PG 123, 308) et Pierre Movilă de Kiev (Confession orthodoxe de 1640) répondent que ce n’est pour ne pas nous dégoûter de l’absorber (p. 230). Mais, du point de vue orthodoxe, cela reste un mystère, irréductible à toute explication rationnelle et étranger à toute approche scientifique, comme du reste beaucoup d’éléments fondamentaux du christianisme qui sont incompréhensibles rationnellement (trois Personnes = un seul Dieu ; les deux natures du Christ ; Sa naissance virginale, etc.). En d’autres termes, on n’est pas ici dans le domaine de la raison ou de la science. La science ne s’applique qu’aux phénomènes (c’est-à-dire à ce qui apparaît aux sens ou à des instruments d’observation et de mesure), et le mode supra-phénoménal lui échappe totalement (p. 234). Restent les raisons tirées de la foi et de l’expérience.
En effet, on ne connaît personne qui ait été contaminé par le contenu du calice. L’évêque de Gortyne et Mégalopolis, parmi tant d’autres, témoignait en 1911 : « (…) j’ai administré l’eucharistie à six malades atteints de tuberculose, à sept enfants qui se mouraient de diphtérie, et à onze malades atteints de petite vérole ; à chaque fois, sans trembler mais avec foi, j’ai, après la communion, léché la cuiller » (p. 239). Comme l’a écrit l’évêque Irénée Bulović de Bačka, des ecclésiastiques sont morts de la peste, du choléra, de la grippe espagnole, du SARS et d’autres maladies contagieuses, mais aucun n’est mort parce qu’il a communié du même Calice et de la même façon que les malades alors incurables (p. 245).
La dernière partie du livre est consacrée à la lutte contre le « virus de la peur ». On peut considérer qu’un clergé qui a lui-même été terrifié par les procès que les fidèles pourraient lui intenter en cas de violation des règles sanitaires (en particulier aux États-Unis d’Amérique) n’a pas donné l’exemple de la sérénité. L’application aveugle du principe de précaution n’est pas de nature à nous rendre confiance, et Larchet constate avec humour que notre société raisonne déjà comme les Shadoks du célèbre dessin animé (p. 253). La peur est une passion, selon la définition de Jean Climaque : « La crainte est une fausse prévoyance et une vaine appréhension de périls imaginaires » (p. 262). L’auteur indique des moyens de s’en prémunir, comme la prière de Jésus, ou la mémoire de la mort (Memento mori) commune aux stoïciens et aux chrétiens.
Notre extraordinaire capacité d’amnésie fait que, cinq ans après, nous n’avons tiré aucune leçon de l’expérience du confinement et que nous avons tout oublié. De ce fait, la lecture du livre de Jean-Claude Larchet est salutaire, car il contient, en peu de pages, les enseignements que l’on peut tirer de la pandémie de Covid-19 et de toutes les pandémies qui lui succèderont.
Jean-Claude Larchet, Petite théologie pour les temps de pandémie, Éditions des Syrtes, Genève 2021, 282 pages.
Recension: Petite théologie pour les temps de pandémie
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