Mes réflexions sur le mariage canonique et le mariage civil

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Claude le Liseur
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Mes réflexions sur le mariage canonique et le mariage civil

Message par Claude le Liseur »

Mariage canonique et mariage civil, miroir des rapports entre l’État et l’Église

Le mariage, le divorce, la fondation d’une famille, la morale sexuelle sont des questions capitales dans la vie de quiconque n’a pas de vocation monastique. L’Église orthodoxe a développé une très riche pratique dans le domaine du mariage, qui repose sur des bases dogmatiques et canoniques.

À partir de Constantin le Grand, l’État a d’abord progressivement christianisé sa législation, avant de transférer à l’Église toutes ses compétences en matière de mariage et de divorce. Dans un tel contexte, il n’y avait pas de mariage civil et la question de la validité du mariage canonique ne se posait pas.

Le contrôle de la religion sur des questions liées au mariage (mariage canonique obligatoire) et à la reproduction (prohibition de l’avortement) était inacceptable pour de nouveaux régimes qui ont rompu avec l’idéal chrétien et entendu substituer César à Dieu. La Révolution française, comme la Révolution russe, ont donc imposé le mariage civil. D’autres pays ont imité le système français sans volonté anticléricale marquée, soit par admiration pour le Code Napoléon, soit par souci de réglementer les relations entre protestants et catholiques romains dans des pays mixtes.
Toutefois, un certain nombre de pays européens donnent encore une pleine valeur légale au mariage religieux, de telle sorte que le mariage civil est optionnel.

J'entends ici rappeler les règles du mariage orthodoxe, les points de convergence avec la tradition du droit romain, et dérouler le fil d’une histoire qui a vu la christianisation de l’Europe se manifester à travers le triomphe du mariage canonique, et sa sécularisation se manifester par la montée du mariage civil.

Les évolutions actuelles montrent que l’État, après s’être attaqué au pouvoir de l’Église, commence à se déliter, et que ce délitement est apparent à travers la question du mariage.
Claude le Liseur
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Message par Claude le Liseur »

1. Le mariage orthodoxe : rappel des règles

Le document important le plus récent publié sur le mariage orthodoxe est sans doute la déclaration du Grand et Saint Concile de Crète de 2016, publié en français sur le site Internet du concile https://www.holycouncil.org/marriage_fr .
Le premier paragraphe, qui précède un certain nombre de références à l’Écriture et aux Pères, souligne déjà un élément de nature canonique :

« L’institution de la famille est aujourd’hui menacée par le phénomène de la sécularisation, ainsi que par le relativisme moral. L’Église orthodoxe enseigne la sacralité du mariage comme sa doctrine fondamentale et indubitable. L’union librement consentie entre un homme et une femme en est une condition indispensable. »
Le mariage est donc l’union d’un homme et d’une femme, mais cette union doit être librement consentie. Ce point paraît banal, mais il a provoqué de nombreux conflits au cours de l’Histoire lorsque l’Église a défendu cette liberté contre les pressions qui s’exerçaient sur les époux.

Le deuxième paragraphe rappelle que le mariage orthodoxe est une institution, qui plus est d’origine divine :

« Dans l’Église orthodoxe, le mariage est considéré comme l’institution la plus ancienne de droit divin, car il fut institué en même temps que furent créés les premiers êtres humains, Adam et Ève (cf. Ge 2, 23). »

Le sixième paragraphe évoque d’autres règles de nature canonique, c’est-à-dire l’âge légal du mariage et les obstacles au mariage que constituent la parenté de naissance, d’alliance, ou sacramentelle :

« C’est toujours avec la rigueur nécessaire et la sensibilité pastorale convenable, suivant le modèle de la clémence de l’Apôtre des nations, Paul, (cf. Rm 7, 2-3 ; I Co 7, 12-15 ; 39) que l’Église traite aussi bien les présupposés positifs (différence de sexe, âge légal, etc.) que les conditions négatives (parenté de sang et d’alliance, parenté spirituelle, mariage existant, différence de religion, etc.) pour bénir un mariage. La sensibilité pastorale est nécessaire parce que, si la tradition biblique souligne le lien du mariage au mystère de l’Église, la pratique ecclésiale n’exclue pas non plus de recourir à certains principes du droit naturel gréco-romain sur le mariage comme « une communion de droit divin et humain » (Modestin) qui sont compatibles avec la sacralité attribuée par l’Église au mystère du mariage. »

Un point doit être noté ici : le saint Concile de 2016 cite ici non pas un Père de l’Église, mais un juriste romain du IIIe siècle, et reprend ici un passage du droit romain positif.

Modestin, Digeste, 23, 2,1 : Nuptiae sunt conjunctio maris et feminae, et consortium omnis vitae divini et humani iuris communicatio.
Ma traduction : Le mariage est l’union du mâle et de la femme, un partage de toute la vie, une mise en commun de droit divin et de droit humain.
Il me semble qu’il est préférable de donner une traduction lourde, mais littérale, pour montrer à quel point Modestin utilise des termes largement redondants, voire synonymes, pour montrer que le mariage est un partage, la création d’une communauté, qui concerne tous les aspects de la vie.

Il ne paraît pas anodin que le Grand et Saint Concile ait cité le Digeste au milieu de considérations patristiques et scripturaires. Il peut se réclamer d’une longue tradition : la définition de Modestin a été introduite pratiquement telle quelle dans les recueils canoniques de l’Eglise orthodoxe, en particulier dans le Nomokanon du patriarche Photius (IXe siècle), dans le Syntagma de Mathieu Blastarès (XIVe siècle) et dans le Procheron de Basile de Macédoine (IXe siècle), intégré également dans le livre slave Kormtchaïa Kniga .

La deuxième partie de l’acte conciliaire est consacrée à ces empêchements au mariage et constitue un rappel d’un certain nombre de canons ou de traditions qui concernent le mariage :
• Prohibition des mariages entre les parrains et les mères de leurs filleuls, devenues veuves, et donc plus largement prohibition des mariages entre personnes que lie une parenté spirituelle (Canon 53 du Concile Quinisexte ).
• Prohibition des mariages entre cousins issus de germain, ou du mariage de deux frères qui épousent deux sœurs, et donc plus largement prohibition des mariages entre personnes que lie une parenté de sang ou d’alliance (Canon 54 du Concile Quinisexte).
• Prohibition de la bigamie (lorsque le précédent mariage n’a pas été valablement dissous ou annulé) et du quatrième mariage (lorsque trois mariages précédents ont été valablement dissous et annulés).
• Prohibition du mariage après la tonsure monastique (Canon 16 du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine pour les moniales, et Canon 44 du Concile Quinisexte pour les moines).
• Prohibition du mariage après l’ordination sacerdotale ou diaconale (Canon 3 du Concile Quinisexte), l’ordination d’hommes déjà mariés demeurant la règle, puisque le sacerdoce en soi n’est pas un empêchement au mariage. Le Concile de Crète ne le rappelle pas, mais le Canon 4 du Concile de Gangres jette l’anathème sur celui qui refuse de communier de la main d’un prêtre marié.
• Prohibition des mariages entre chrétiens orthodoxes et chrétiens hétérodoxes ; toutefois, un mariage antérieur reste valide en cas de conversion d’un des époux à l’Orthodoxie (Canon 72 du Concile Quinisexte).
Le concile n’évoque pas d’autres canons qui sont, eux, relatifs à la liberté des époux – « un choix et une décision libres constituent la première condition d’un vrai mariage chrétien » (Meyendorff, p. 66) :
• Prohibition du mariage avec une femme qui a été enlevée (Canon 22 de saint Basile de Césarée).
• Excommunication des ravisseurs et de leurs complices (Canon 30 de saint Basile de Césarée, Canon 27 du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine).
• Excommunication des femmes qui ont consenti à leur rapt (Canon 38 de saint Basile de Césarée).
• Inversement, la chrétienne réduite en esclavage par les Barbares n’est coupable de rien si elle n’a fait que subir la contrainte (Canon 1 de saint Grégoire de Néocésarée).
Ces règles sont donc peu nombreuses, mais d’une portée considérable.
Claude le Liseur
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2. Au commencement était le droit romain

Le droit romain est la première législation civile à laquelle la primitive Église ait été confrontée.

Les spécialistes du droit romain ont, à mon avis, tendance à exagérer les différences entre les règles du mariage romain et celles du mariage canonique :

« De toute façon, les Romains n’eurent jamais l’intention de transformer le mariage en une institution de droit. Tout au contraire, ils se bornèrent à régler les points touchant directement à la vie sociale qui exigeaient un règlement juridique. Ce règlement n’est d’ailleurs nullement exhaustif. Il lui manque avant tout la tendance à assimiler le mariage à la forme d’un contrat consensuel qui fut l’intention du droit canon, puis du droit naturel du XVIIIe siècle dans le but de favoriser le libre choix des partenaires, contrairement à la coutume ancestrale selon laquelle le père mariait sa fille. Les juristes romains quant à eux ne parlent ni de contrat ni d’échange de consentement pour caractériser cette forme d’union conclue pour la vie. Ils se fondent sur l’affectio maritalis, sur la volonté durable de vivre comme mari et femme pour créer l’union conjugale, à la différence des liaisons passagères et extraconjugales. » (Schmidlin / Cannata, p. 85)

Ulpien, Digeste 24, I, 32,13 : Non enim coitus matrimonium fecit, sed maritalis affectio.
Ma traduction : Ce n’est pas l’accouplement, mais l’amour conjugal qui fait le mariage.
Là encore, je préfère une traduction littérale, et je ne vois pas pourquoi il faudrait recourir à une traduction édulcorée du type « cohabitation ». L’idée d’Ulpien, c’est bien une opposition entre le mariage et des relations sexuelles passagères.
Or, cette maritalis affectio ne s’éloignait pas tant que ça, en pratique, de l’idée canonique du consentement. De telle sorte que les conditions de validité du mariage romain étaient les suivantes :
• Les deux partenaires devaient être pubères et capables de discernement.
• Les deux partenaires devaient jouir du ius conubii, du droit de contracter mariage… précisément sous l’empire du droit romain, qui ne prétendait pas régir le statut matrimonial de la terre entière. Il faut donc, à mes yeux, nuancer l’affirmation selon laquelle les esclaves ne pouvaient pas se marier : ils ne le pouvaient pas sous l’empire de la loi, puisqu’ils étaient privés du ius conubii, mais leur mariage existait dans une large mesure en tant qu’union de fait (contubernium).
• Le mariage était prohibé jusqu’au troisième degré de parenté, c’est-à-dire entre cousins, oncle et nièce, tante et neveu. Sous Justinien, l’Empire chrétien étendit cette interdiction jusqu’au quatrième degré de parenté.
• Tant que durait le premier mariage, un deuxième mariage était exclu et nul. Le bigame était déchu de ses droits civiques. Les Romains païens étaient donc strictement monogames.
• Le consentement au mariage des deux partenaires était requis.
Le RP Meyendorff a donc raison de dire que les principes du droit romain en matière de mariage sont « les vrais fondements des lois civiles de tous les pays civilisés modernes »(Meyendorff, p. 17) .
On peut gloser à l’infini sur l’opposition entre le mariage-contrat du droit romain et le mariage-institution du droit canonique, il n’en reste pas moins que les points d’accord sont importants :
• Prohibition du mariage en cas de parenté de sang.
• Prohibition de la bigamie.
• Exigence du consentement libre des deux époux.
Les premiers chrétiens ne se sentaient donc pas vraiment en désaccord avec les lois de l’Empire sur la question du mariage. Le RP Meyendorff cite ainsi Athénagoras, qui écrivait au IIe siècle dans son Apologie « Chacun d’entre nous considère comme sienne la femme avec laquelle il se marie selon vos lois », ainsi que saint Jean Chrysostome, qui, dans on homélie 56 sur la Genèse, se réfère à « la loi civile » lorsqu’il définit le mariage comme n’étant « rien d’autre qu’un rapprochement ou une affinité » (Meyendorff, p. 18) .
Claude le Liseur
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3. La christianisation de l’État, ou le triomphe du mariage canonique

Dans un premier temps, les empereurs chrétiens prendront des mesures pour infléchir la législation civile en matière de mariage dans un sens qui se rapproche le plus possible de l’idéal chrétien d’une union durable et indissoluble.

« Abolir le divorce, comme l’exigeait la discipline ecclésiastique ; il ne saurait en être question, il était depuis des siècles trop profondément ancré dans les mœurs ; mais bien le rendre plus difficile, en le limitant aux seuls crimes capitaux ; quant au chef d’accusation le plus fréquent pour obtenir le divorce, l’adultère de la femme, Constantin en délimite bien la possibilité, protégeant ainsi contre les calomnies « la sainteté du mariage » et admettant même le pardon de la coupable ; l’adultère par ailleurs ne sera admis que sur l’aveu de la coupable ou sur des preuves. » (Joannou, p. 29)
Dans cet esprit, Constantin édicte en 331 que la luxure ou l’ébriété du mari ne suffisant pas pour obtenir le divorce (Code Théodosien III, 16.1) .
Le divorce par consentement mutuel, aboli en 449 par Théodose II, fut rétabli en 556 par Justin II, et de nouveau interdit au VIIIe siècle. « Aucun Père de l’Église ne dénonça ces lois comme contraires au christianisme. » (Meyendorff, p. 80)

Diverses mesures seront prises en faveur des femmes et des enfants : dès le 13 mai 315 , Constantin dispose que l’exposition des nouveau-nés pour cause de pauvreté, auparavant largement admise dans le monde grec et romain, où elle était une source importante d’esclaves, est un infanticide et qu’elle doit être évitée, ; les parents seront aidés par le fisc ou par la caisse privée de l’empereur (Code Théodosien XI 27,1). Ce souci envers les êtres les plus faibles de la société (les nourrissons) est quelque chose de nouveau et dont on est entièrement redevable à la christianisation de l’Empire romain.

La législation civile s’inspirait de plus en plus du christianisme, mais le mariage civil n’avait pas encore été absorbé par le mariage religieux. Toutefois, dès 538 , la Novelle 74 de Justinien donne une valeur légale au mariage religieux : un mariage légal peut être conclu soit devant le notaire ecclésiastique, soit devant le prêtre. La condition première du mariage restait dans tous les cas le consentement mutuel de l’homme et de la femme, certifié devant témoins. L’Église n’a pas protesté devant cette pratique. Ce n’est qu’en 893, selon la Novelle 89 de l’empereur Léon VI le Sage, que les personnes libres furent mises dans l’obligation de conclure leur mariage selon le rite ecclésiastique. En 1095, l’empereur Alexis Ier Comnène étendit cette règle aux esclaves, faisant disparaître la dernière trace de l’ancienne notion romaine de ius conubii : désormais, tout le monde sera apte à se marier selon la loi de l’Empire… c’est-à-dire selon la loi de l’Église.

Tous les États chrétiens d’Europe auront donc, jusqu’à la Révolution française, délégué à l’Église leur compétence en matière de mariage.
La question du mariage sera d’ailleurs une terrible pierre d’achoppement en France après l’édit de Fontainebleau signé par Louis XIV le 18 octobre 1685 et qui mettait fin à la reconnaissance de la religion protestante (sauf dans les territoires où elle était protégée par les engagements internationaux de la France, comme l’Alsace). Le mariage des protestants deviendra, pour un siècle, un monopole du clergé catholique romain. Il faudra attendre Louis XVI et l’Édit de Versailles du 7 novembre 1787 pour rendre une existence légale aux protestants, en instituant pour les non-catholiques un état civil laïc tenu par des juges royaux, et non plus par le clergé.
Claude le Liseur
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4. Le retour du mariage civil, ou la difficile cohabitation des États et des Églises

Après un millénaire de triomphe du mariage canonique, la Révolution française va amorcer le mouvement de laïcisation du mariage et de la famille. Cette évolution va aboutir à deux situations : a) le modèle français où seul le mariage civil a une valeur juridique ; b) le modèle scandinave (et grec) où le mariage civil coexiste avec un mariage religieux qui a également une valeur juridique.

a) Pays qui ne reconnaissent que le mariage civil

Dans certains cas, le mariage civil est au départ une revendication révolutionnaire qui procède d’une volonté d’affaiblir la religion en réduisant son emprise sur la vie intime de la population. La Révolution française impose ainsi le mariage civil, et ceci avant même le début des persécutions religieuses ouvertes : l’article 7 de la Constitution du 3 septembre 1791 proclame ainsi que « la loi ne considère le mariage que comme contrat civil ». L’état civil laïc, déjà instauré par Louis XVI pour les non-catholiques en 1787, est étendu à toute la population. Le divorce est autorisé par la loi du 20 septembre 1792. Aboli en 1816, le divorce sera rétabli en 1884.
Mais la primauté du mariage civil sur le mariage religieux survivra à la Ire République française, et, dans le contexte français, l’Église catholique romaine devra s’incliner. Le 54e des Articles organiques du 8 avril 1802 prévoit que le mariage civil devra obligatoirement précéder le mariage religieux. L’article 199 du Code pénal de 1810 punit d’une amende le ministre du culte qui célèbre un mariage religieux avant le mariage civil. Cette interdiction figure toujours à l’article 433-21 du Code pénal français de 1992.
Sans surprise, la Russie bolchévique ira beaucoup plus vite que la Révolution française. Les communistes prennent le pouvoir le 7 novembre 1917. Dès le 18 décembre 1917, un décret retire toute valeur juridique au mariage religieux et ne reconnaît plus que le mariage civil – et ceci avant même le célèbre décret du 2 février 1918 sur la séparation de l’Église et de l’État. La Russie sera aussi le premier pays au monde à légaliser l’avortement, dès le 16 novembre 1920. La chute de l’URSS n’a rien changé à l’obligation du mariage civil (cf. article 10 du Code de la famille de la Fédération de Russie du 29 décembre 1995 [Семейный кодекс Российской Федерации]: « Брак заключается в органах записи актов гражданского состояния. » [« Le mariage s’accomplit devant les organes de l’état civil. »]) . Le système adopté en Russie bolchévique a ensuite été étendu aux pays passés sous influence soviétique après la deuxième Guerre mondiale.

La reconnaissance du mariage civil comme seul légal n’est pas toujours liée à une volonté révolutionnaire. Deux autres cas de figure se présentent :

• En Belgique (1831), aux Pays-Bas (1838) et en Roumanie (1865 -cf. aussi article 287 de l'actuel Code civil roumain de 2011) , il s’agissait d’une copie « technique » du Code civil français, sans que ces pays se réclamassent d’une idéologie antireligieuse. À tel point qu’en Roumanie, de 1866 à 1923, la Constitution imposait le mariage religieux après le mariage civil – seul cas, à ma connaissance, où les deux formes de mariage aient été simultanément obligatoires. (Article 22 de la Constitution du 30 juin 1866 : „Actele Statului civil sînt de atributiunea autorităţii civile. Întocmirea acestor acte va trebui sa proceda în tot-dăuna benedictiunea religiosa care pentru căsătorii va fi obligatore, afară de casurile ce se vor prevedea prin anume lege ”.)

• En Suisse et en Allemagne, il s’agissait de garantir le droit au divorce des citoyens protestants, majoritaires au niveau fédéral, mais minoritaires dans certaines régions. L’article 53 du Code civil du très catholique canton de Fribourg, par exemple, se bornait à renvoyer aux dispositions du droit canonique pour toutes les questions relatives au mariage. Se fondant sur l’article 44 alinéa 2 de la Constitution fédérale de 1848, le législateur suisse édicta la loi fédérale du 3 décembre 1850 sur les mariages mixtes, complétée par une loi fédérale du 3 février 1862 réglant le divorce de ces mariages. Les articles 53, 54 et 58 de la Constitution fédérale de 1874 prévoyaient la laïcisation de l’état civil et du mariage, ainsi que l’abolition de la juridiction ecclésiastique. En foi de quoi la loi fédérale du 24 décembre 1874 sur l’état civil, la tenue des registres qui s’y rapportent et le mariage réglementait déjà une partie importante du droit du mariage, avant même que le droit civil devînt une compétence fédérale en 1898 et que le Code civil suisse fût voté le 10 décembre 1907, pour une entrée en vigueur le 1er janvier 1912. L’article 97 alinéa 3 de ce code interdit le mariage religieux avant le mariage civil. En Allemagne, une loi de 1875 imposa l’obligation du mariage civil et généralisa le divorce. Cette législation fut ensuite imposée à l’Autriche lors de l’Anschluss en 1938, et conservée par la suite.

b) Pays où le mariage civil est optionnel
Il s’agit d’un ensemble de pays où le mariage civil a été introduit en plus du mariage religieux (souvent dans le but de tenir compte de minorités religieuses), mais n’est pas obligatoire. En d’autres termes, le mariage religieux – en tout cas celui dans la confession dominante – conserve une pleine valeur juridique.
En Grèce, le mariage civil a été introduit en 1982. L’article 1367 du Code civil du 15 mars 1940 (Ελληνικός Αστικός Κώδικας) ainsi révisé dispose : « Le mariage est célébré, soit par déclaration simultanée des futurs époux exprimant leur accord (mariage civil), soit par cérémonie religieuse célébrée par un prêtre de l’Église orthodoxe orientale ou un officiant d’un autre dogme ou d’une autre religion connue en Grèce. » (« Ο γάμος τελείται είτε με τη σύγχρονη δήλωση των μελλονύμφων ότι συμφωνούν σ' αυτό (πολιτικός γάμος) είτε με ιερολογία από ιερέα της ανατολικής ορθόδοξης εκκλησίας ή από λειτουργό άλλου δόγματος ή θρησκεύματος γνωστού στην Ελλάδα. » Traduction de Mitsa Tsiteklis-Souriadakis dans la troisième édition française du Code civil hellénique, Editions Ant. N. Sakkoulas, Athènes 2000, p. 260.) Il est impossible de savoir quel est le véritable impact du mariage civil en Grèce. Selon les statistiques de 2022, il y aurait eu 21'381 mariages religieux pour 21'974 mariages civils … mais beaucoup de mariages civils sont en fait suivis d’un mariage religieux optionnel à l’église orthodoxe .
Dans les pays protestants du Nord de l’Europe, le mariage religieux a conservé une valeur civile, dans un contexte où le divorce est reconnu depuis la Réforme et où il n’existe pratiquement pas d’anticléricalisme ou de conflit entre la religion (anglicane ou luthérienne) et l’État. L’Angleterre a instauré le mariage civil optionnel en 1836, la Suède en 1915, la Finlande en 1917, la Norvège en 1918, le Danemark en 1922. Le mariage religieux est resté très longtemps dominant, même en Scandinavie .
En revanche, dans les pays catholiques romains, la cohabitation entre mariage religieux et mariage civil a toujours été conflictuelle, dans un contexte où, au contraire des pays protestants, l’anticléricalisme est très présent. En Italie, le Code civil de 1865 avait imposé l’obligation du mariage civil ; Mussolini a réintroduit le mariage canonique suite aux Accords du Latran de 1929. La situation est régie par un nouveau concordat, dit Accords de Villa Madama du 18 février 1984, entérinés par la loi du 25 mars 1985, dont l’article 8 reconnaît la validité du mariage canonique, à condition qu’il soit ensuite transcrit dans les actes de l’état civil . Le divorce a été introduit en 1970. Au Portugal, les républicains de 1910 avaient imposé l’obligation du mariage civil. Salazar, de fortes convictions catholiques mais trop prudent pour remettre en cause la séparation de l’Église et de l’État, avait rendu sa valeur légale au mariage canonique dès 1928, sans pour autant interdire le mariage civil. En revanche, les citoyens qui avaient choisi le mariage religieux se voyaient privés de la possibilité de divorcer. L’article 36 alinéa 2 de la Constitution du 2 avril 1976 garantit désormais le droit au divorce, quelle que soit la forme du mariage. En Espagne, une loi de 1932 avait rendu le mariage civil obligatoire et instauré le divorce. En 1939, Franco rétablit la situation antérieure, celle du Code civil de 1888-1889 : mariage religieux obligatoire pour les catholiques ; mariage civil réservé aux non catholiques ; interdiction du divorce. Suite à un nouveau concordat conclu en 1978 avec le Vatican, le divorce fut rétabli par une loi de 1981, qui fit aussi du mariage civil une option, même pour les catholiques, et permit le mariage religieux dans d’autres cultes.
En Pologne, le Concordat de 1993 a rendu sa valeur légale au mariage canonique, alors que le mariage civil était obligatoire pendant la période communiste. La législation polonaise a ensuite donné valeur légale au mariage célébré par un certain nombre d’autres confessions, dont l’Église orthodoxe.
Claude le Liseur
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5. Mariage religieux et mariage civil, un cas de conscience

L’Église rappelle que le mariage religieux est le seul à avoir une valeur sacramentelle et spirituelle.

Ainsi, le 9e paragraphe de la déclaration du Concile de 2016 rappelle que le mariage religieux est obligatoire pour des époux orthodoxes :
« N’ayant pas de caractère sacramentel, le mariage civil d’un homme et d’une femme enregistré légalement constitue un simple acte juridique de cohabitation validé par l’État, différent du mariage béni par Dieu et son Église. Les membres de l’Église qui contractent un mariage civil doivent être traités avec la responsabilité pastorale qui s’impose pour leur faire comprendre la valeur du sacrement du mariage et les bénédictions qui en découlent. »

La situation est particulièrement difficile dans des pays qui ont connu une déchristianisation totale et où les chrétiens ne sont plus qu’une petite minorité, comme la Russie :
« Le Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe remarquait avec regret le 28 décembre 1998 que « quelques confesseurs regardent comme non valides les mariages civils ou exigent la dissolution du mariage d’époux ayant vécu ensemble de nombreuses années mais n’ayant pu pour différentes raisons célébrer leur union à l’église… Certains pasteurs et confesseurs ne délivrent pas la communion aux personnes mariées civilement, assimilant semblable union à la fornication ». L’arrêt adopté par le Saint-Synode déclare : « tout en soulignant la nécessité du mariage sacramentel, rappeler aux pasteurs que l’Église orthodoxe regarde avec respect le mariage civil ». » (Église orthodoxe russe (traduit par Claire Jounievy), Les fondements de la conception sociale de l’Église orthodoxe russe. Document du Concile de l’Église orthodoxe russe, Moscou, 13 – 16 août 2000, in Europaica. Bulletin de la Représentation de lÉglise Orthodoxe Russe près les Institutions Européennes, No 9-21 (europaica@orthodoxeurope.org ), p. 40.)

Et l'on verra que l'Église orthodoxe russe a d'autant plus raison d'appeler au respect du mariage civil, qu'il s'agit ici aussi d'une barrière civilisationnelle qui s'effondre.
Claude le Liseur
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Message par Claude le Liseur »

Conclusion

Le christianisme s’est développé dans le cadre d’un Empire romain dont la conception du mariage présentait des points de rencontre importants avec la conception canonique. La christianisation de cet Empire s’est traduite par certains infléchissements de la législation civile, puis par le transfert à l’Église des compétences en matière de mariage.

À partir de la Révolution française, et plus encore de la Révolution russe, l’État a voulu manifester sa sécularisation en intervenant de plus en plus dans le champ du mariage. Selon le caractère plus ou moins conflictuel des rapports avec la religion, ceci s’est traduit par l’obligation du mariage civil ou par le maintien du mariage religieux optionnel à côté du mariage civil.

Or, le système est en crise. Le mariage civil est profondément dévalorisé, et ceci sur deux plans.

Le nombre de mariages civils est en chute verticale dans toute l’Europe. En France, le nombre de mariages hétérosexuels est passé de 393'686 en 1970 à 228'349 en 2018. Même le mariage homosexuel, révolution anthropologique promue à grands cris au risque de déchirer la société, ne fait pas recette.

En outre, l’Europe accueille maintenant des populations musulmanes qui viennent de pays où le mariage civil n’existe pas. De ce fait, l’obligation du mariage civil est de plus en plus contournée. À tel point qu’en Allemagne, l'interdiction de célébrer un mariage religieux avant le mariage civil, abolie au 1er janvier 2009, a été réintroduite pour les mineurs le 22 juillet 2017, au vu de l’augmentation du nombre des réfugiés mineurs mariés religieusement . N’importe quel praticien du droit sait qu’un imam qui célèbre un mariage musulman sans certificat de mariage civil ne risque guère d’être poursuivi. (Motion Pierre-André Page du 20 septembre 2017 demandant la fin de l’obligation du mariage civil avant le mariage religieux et réponse du Conseil fédéral, https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb ... d=20173693 . Le motionnaire est un élu UDC peu suspect de sympathies exagérées pour l’immigration extra-européenne, et pourtant...)

Il ne faut pas se réjouir de ce déclin d’un mariage civil qui avait été conçu comme le remplaçant du mariage canonique. Cette évolution marque aussi le délitement d’États qui furent parfois garants du bien commun, et l’effondrement du mariage civil risque aussi de se traduire par l’oubli de pans entiers du droit romain qui ont été considérés comme légitimes par la tradition canonique, de même que la philosophie grecque avait en partie préparé les esprits à recevoir le christianisme.
Claude le Liseur
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Bibliographie

Henri Deschenaux, Pierre Tercier et Franz Werro, Le mariage et le divorce, Staempfli, Berne 1995, 241 pages.
Alfred Dittgen, « Les mariages civils en Europe : histoires, contextes, chiffres » in : Droit et société, n°36-37, 1997, pp. 309-329.
Église orthodoxe russe (traduit par Claire Jounievy), Les fondements de la conception sociale de l’Église orthodoxe russe. Document du Concile de l’Église orthodoxe russe, Moscou, 13 – 16 août 2000, in Europaica. Bulletin de la Représentation de l'Eglise Orthodoxe Russe près les Institutions Européennes, No 9-21 (europaica@orthodoxeurope.org )
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