Église et Tradition
Publié : sam. 12 nov. 2005 23:50
Il y a une Église. l’Église existe bien. Il n’y a qu’une seule Église, car elle est le Corps unique du “Verbe et Fils unique de Dieu”, mais continué à travers les siècles et répandu sur toute la surface de la Terre.
L’Église orthodoxe a la convistion d’être l’héritière, non seulement du texte des Écritures, mais aussi de toute une Tradition extrêmement forte et riche. Mais s’agit-il seulement d’éléments contingents liés à l’Histoire ? Comment l’Église a-t-elle pris conscience d’elle-même, de son originalité, de sa réalité concrète ? La création des structures que l’Église connaît aujourd’hui est-elle le fruit des nécessités de l’époque ? Lorsqu’on essaye de comprendre comment les premiers chrétiens ont été amenés à formuler leur foi, on pense généralement qu’ils sont partis de convictions fortes et émouvantes, mais qu’ils ne pouvaient ni clairement exprimer, ni définir, ni analyser. Les fortes déterminations tant dogmatiques que structurelles que nous lui connaissons aujourd’hui auraient donc été élaborées sous le poids d’une évolution historique.
Ce ne serait donc que sous la pression des faits qu’ils auraient dû transcrire, tant les événements qu’ils avaient vécus que les enseignements reçus, et ce serait encore plus tard qu’ils songèrent à créer des structures pour leurs communautés, parce que la Venue du Royaume tardait. Et le Nouveau Testament serait la transmission écrite, codifiée au début du IIème siècle, des souvenirs de la Communauté primitive à la lumière de cette expérience difficilement exprimable, cependant que c’est seulement au IVème siècle que serait apparue la codification de la foi dans le Symbole de Nicée, ainsi que la codification des structures. Il s’agirait donc de textes encore plus tardifs que le Nouveau Testament.
Or l'Église dy Christ doi-ellese laisser circonscrire à la seule Ecruture ? À l’époque moderne, telle qu’elle a été inaugurée par la Réforme, tout l’effort de la pensée religieuse est de faire découler toute affirmation théologique de l’Écriture, et de l’Écriture seule (Sola Scriptura), en remontant le plus loin possible au-delà de ces codifications. On se fixe donc comme but de retrouver les intuitions initiales et informulables de la Communauté primitive.
L’Église se présente comme la communion d’une multiplicité de personnes. Ces personnes apportent leur libre acquiescement au Salut apporté par le Verbe incarné, le Dieu homme, vrai Dieu et vrai homme et qui ont reçu le Baptême de l’eau et de l’Esprit. Pour les constituer en Église le Verbe incarné, le Dieu-homme, leur confie une Révélation. De cette Révélation, l’Écriture sainte n’est que la partie émergée de l’iceberg, c’est la Tradition écrite, et les Évangiles en sont le sommet. Il existe aussi toute une Tradition non-écrite, qui enveloppe la Tradition écrite et même nous la transmet et fixe le canon des Écritures, mais qui comprend bien d’autres éléments, de révélations et de prescriptions.
Plus que de notions conceptuelles, la Tradition non-écrite comprend un noyau central de prescriptions liturgiques concernant les saints Mystères de l’Église, et un certain nombre de prescriptions canoniques, réglant le comportement des membres de l’Église. Ce sont ces prescriptions précises qui ont amené l’Église a expliciter des implications dogmatiques, comme l’a fait par exemple saint Basile en affirmant la divinité du saint Esprit en se fondany sur la formule de la doxologie trinitaire : Gloire au Père, et au Fils, et au Saint Esprit.
L’ensemble de Tradition non-écrite a été remise par le Seigneur Lui-même à ses Apôtres, en plus de la proclamation publique de la Bonne Nouvelle, telle que les Évangélistes devaient la transcrire dans les quatre Évangiles, et ce sont ces Apôtres qui l’ont transmise aux premiers évêques des Églises locales qu’ils avaient fondées, qui l’ont à leur tour remise à leurs successeurs, par la voie de la succession des synodes épiscopaux. (Les évêques sont légitimes non pas en vertu d'une "succession apostolique", mais en raison de leur appartenance à un Synode provincial qui est lui-même en communion avec les autres synodes épiscopaux orthodoxes)
Selon l’enseignement de l’Église orthodoxe cependant, l’Écriture doit être comprise à la lumière de la Tradition. Mais que faut-il donc entendre par Tradition ? Il s’agit d’un enseignement conservé à l’intérieur de l’Église (c’est le véritable sens du mot “ésotérique”), différent de la proclamation des Paraboles et des Béatitudes destinée à la totalité des hommes.
Dès la fin du IIème siècle, vers 190, le disciple des disciples du Christ, saint Irénée, évêque de Lyon, s’était déjà exprimé sur ce sujet dans les termes que voici : « Ainsi donc la Tradition des Apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer tous les évêques qui furent établis par les Apôtres dans les Églises, et leurs successeurs jusqu’à nous. » pour lui donc, qui vivait en Gaule, la Tradition remontait aux Apôtres et était transmise par la hiérarchie épiscopale.
Et un peu plus loin il poursuit : « S’il s’élevait une controverse sur quelque question de faible importance, ne faudrait-il pas recourir aux Églises les plus anciennes, celles où les Apôtres ont vécu, pour recevoir d’elles sur la question en cause la doctrine exacte ? Et à supposer même que les Apôtres ne nous eussent pas laissé d’Écriture, ne faudrait-il pas alors suivre l’ordre de la Tradition qu’ils ont transmise à ceux à qui ils confiaient ces Églises ? » Or saint Irénée venait de la région de Smyrne, où il avait connu saint Polycarpe et les Églises les plus anciennes de l’histoire (c’est dans cette province d’Asie que l’Église s’est organisée le plus solidement dès le IIème siècle).
Citons également un récit que nous rapporte Jean Moschus, dans lequel on voit des enfants “jouer au Baptême” sur la plage d’Alexandrie, vers 310. L’évêque Alexandre s’étant approché vit « qu’ils imitaient certaines parties secrètes des saints Mystères… et qu’ils avaient tout fait selon l’usage de nos rites. » (S’ils les connaissaient c’était probablement parce que certains d’entre eux étaient fils de prêtres). Ils s’agissait donc de rites bien précis.
Bien d’autres éléments encore constituent la Tradition apostolique telle qu’elle nous sera transmise par la succession des Conciles de l’Église. Elles les a explicités progressivement, à mesure que se posaient des questions dogmatiques ou pratiques. On remarquera que la forme la plus ancienne de la Tradition non-écrite consiste en des prescriptions concrètes et précises, des manières d’agir et de faire concernant la célébration des saints Mystères et les modes de fonctionnement internes et les rapports entre les différents ordres de l’Église. Ce qui est plus tardif c’est l’explicitation des implications dogmatiques de ces manières de faire et d’agir.
Une difficulté naquit rapidement de la multiplication des formes locales de la Tradition. Par exemple un certain nombre de formules locales existaient pour le Symbole de la foi que le catéchumène devait réciter au Baptême. De même les règles de fonctionnement de l’Église, c’est-à-dire les Canons, subissaient des additions non inspirées par la Tradition. Un effort d’unification et d’authentification était nécessaire. Un bienheureux anonyme nous a laissé une transcription des règles transmises par les Apôtres, les Canons apostoliques, tels qu’ils avaient été transmis par la Tradition orale.
C’est en 325, à l’initiative de l’empereur Constantin qui venait de reconnaître officiellement le Christianisme, qu’un Concile œcuménique, le Ier Concile œcuménique, qui se réunit à Nicée, adopta un texte unique de la foi dit Symbole de Nicée, créant un néologisme essentiel à l’explicitation de la foi trinitaire, l’épithète "consubstantiel”, et c’est également lors de ce Concile qu’on reconnut l’authenticité de cette rédaction des “Canons apostoliques” qui avait été transcrite peu auparavant.
Vers 340, le canon 21 du Concile local de Gangres (réunissant les évêques du diocèse civil du Pont) déclare : « nous demandons que l’on fasse dans l’Église tout ce qui nous est transmis par les saintes Écritures et les traditions apostoliques », plaçant donc l’autorité de la Tradition à égalité avec celle de la Sainte Écriture. Ce n'est qu'un exemple.
Ces efforts d’unification et de codification comportaient-ils une altération de la Tradition ? Saint Basile le Grand confirmait vers 375 qu’il existe deux formes de la Tradition : la “Tradition écrite” (c’est-à-dire l’Écriture sainte, Ancien et Nouveau Testaments) et la “Tradition non-écrite”, toutes deux remontant aux Apôtres. Sous ce nom de "Tradition non-écrite", il entendait, non pas des enseignements secrets et supérieurs, réservés à quelques initiés, mais une série d’éléments très concrets, s’imposant à la pratique de l’Église, et exprimant sous forme de textes liturgiques et canoniques une part considérable de la Révélation dogmatique.
C’est en se référant à la Tradition, dont il a cherché la confirmation en s’adressant à l’autorité des plus anciennes Églises (les Églises d’Asie mineure), comme l'avait déjà conseillé saint Irénée, que saint Basile tranche un délicat problème concernant la manière de recevoir dans l’Église les membres des groupes qui s’en sont écartés. Il est le premier à expliciter cette règle, en se référant à la Tradition apostolique, selon laquelle on doit respecter le geste du Baptême qu’ont conféré certains non-orthodoxes, ceux qui ont administré le Baptême en observant les règles traditionnelles. Certes leur Baptême n’a pas pu apporter la Grâce, mais l’Église orthodoxe pourra et devra ajouter cette Grâce baptismale à un Baptême nul, en donnant directement la Chrismation, c’est-à-dire l’onction du saint Chrême conférant simultanément avac la grâce baptisma les dons du Saint Esprit, normalement donnée après le Baptême. C’est une explicitation de la Tradition apostolique, que saint Basile préfère aux dispositions prises par saint Cyprien de Carthage dans le seul cadre de sa jurudiction
Dans son canon 91 (tiré de son livre Sur le Saint Esprit) nous pouvons trouver ce commentaire très significatif sur l’importance de la Tradition : « Parmi les dogmes et les kérygmes que nous conservons dans l’Église, une partie d’entre eux nous sont parvenus par l’intermédiaire de la Tradition écrite, mais pour le reste nous les avons reçus dans le mystère de la Tradition qui nous a été transmise depuis les Apôtres. Pour notre piété elles jouissent, tant l’une que l’autre, d’une force égale et personne n’osera s’y opposer pour autant qu’il ait un minimum d’expérience des affaires ecclésiastiques. Si en effet nous entreprenions de rejeter les traditions non-écrites, sous prétexte qu’elles seraient sans valeur, nous porterions atteinte, même si c’était sans nous en apercevoir, à des points essentiels de l’Évangile, et plus même nous viderions de tout contenu le nom même de la prédication catéchétique. » Et dans le canon 92 du même Basile, toujours sur cette question, nous lisons ceci : « J’estime d’ailleurs qu’il est également conforme au précepte de l’Apôtre de rester fidèle aussi aux traditions non-écrites. Je vous loue, dit-il, de ce qu’en tout vous vous souvenez de moi et que vous gardiez les traditions telles que je vous les ai transmises. » Et de même : « Gardez les traditions que vous avez reçues, soit par parole, soit par écrit. »
Autrement dit l’affirmation de saint Basile implique que, dès le début l’Église s’est transmis une foi fortement structurée par les formules précises, les rites exacts qu’elle devait employer dans ses actions sacrées, les saints Mystères de l’Église. C’est ainsi que saint Basile donnait pour exemple de traditions non-écrites : le signe de Croix, la prière eucharistique faite tournée vers l’Orient en signe d’attente eschatologique, les rites du Baptême et de la Chrismation, et la conclusion de toutes les prières par une louange adressée aux trois Personnes de la Trinité (ce qui lui permettra d’écrire un ouvrage pour affirmer que la divinité su Saint Esprit fait partie de la Révélation ; or il s’agit d’une Révélation non-écrite) : il cite aussi l’invocation de l’Esprit-saint faite sur le pain et le vin offerts, c’est-à-dire le texte de l’Eucharistie, dont saint Basile nous a d’ailleurs laissé une transcription, que nous appelons la Liturgie de saint Basile.
Et pour saint Basile la Tradition non-écrite est même plus vaste que la Tradition écrite (l’Écriture sainte), car elle la contient puisque c’est la première, la Tradition écrite, qui a fixé la liste des livres figurant dans l’Écriture sainte, le Canon des Écritures. C’est en effet la Tradition non-écrite de l’Église qui confirme pour notre usage, nous certifie et nous définit, le texte même de la Sainte Écriture.
Sous le nom de Tradition, il faut également comprendre la réception dans l’Église des principes fondamentaux de sa structure, principes qui ont été posés par le Fondateur de l’Église Lui-même, remis aux Apôtres dans un enseignement intérieur qui n’est pas l’objet du Nouveau Testament, et transmis par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils ont créées : ce sont eux qui ont organisé l’Église et qui ont indiqué sur des points précis comment l’Église doit être gouvernée, et le Concile de Nicée a justement reconnu dans le texte appelé les Canons apostoliques l’expression exacte des consignes transmises par les Apôtres aux tout premiers évêques.
Le Seigneur avait en effet remis à des Apôtres un noyau central, fondamental et essentiel, d’enseignements et de prescriptions, de gestes et de rites, de règles et de normes. Il laissait aux évêques pasteurs des Églises locales réunis en synodes, en Conciles le soin d’en découvrir, d’en expliciter et d’en développer les implications. Il y avait donc dans l’Église, dès les origines, à côté du texte de l’Écriture sainte, un ensemble précis de doctrines, de préceptes et de textes liturgiques qui constituaient la Tradition non-écrite, transmise par voie orale d’évêque en évêque.
C’est alors que s’éclairent pour nous les multiples allusions aux consignes orales laissées aux Apôtres qui se trouvent déjà dans le Nouveau Testament. C’est ainsi que l’apôtre Paul écrit à Timothée pour lui rappeler les paroles par lesquelles il lui a dit comment bien exercer son gouvernement; et qu’en lui rappelant ce qu’il lui a indiqué, il lui recommande de le transmettre de même à des hommes fidèles qui soient capables d’en instruire encore d’autres. Dans leurs Épîtres, les Apôtres disent aux premiers évêques qu’ils ont eux-mêmes institués comment ils doivent gouverner les Églises. C’est ainsi que les plus importantes des institutions qui régissent la structure et de la vie de l’Église y ont été gardées par une tradition ininterrompue, d’un évêque à l’autre. C’est ce qu’Irénée évoquait lorsqu’il parlait de la Tradition de l’Église
Revenons donc à saint Basile, qui nous définit l’importance de la Tradition : « Parmi les dogmes que nous conservons dans l’Église, une partie d’entre eux nous sont parvenus par l’intermédiaire de la Tradition écrite, mais pour le reste nous les avons reçus dans le mystère de la Tradition qui nous a été transmise depuis les Apôtres. […] Si en effet nous entreprenions de rejeter les traditions non-écrites, sous prétexte qu’elles seraient sans valeur, nous porterions atteinte, même si c’était sans nous en apercevoir, à des points essentiels de l’Évangile, et plus même nous viderions de tout contenu le nom même de la prédication catéchétique (qui se fonde, elle sur la Tradition écrite). […] J’estime d’ailleurs que rester fidèle aux traditions non-écrites est également conforme au précepte de l’Apôtre, car il dit : « Je vous loue de ce qu’en tout vous vous souvenez de moi et que vous gardiez les traditions telles que je vous les ai transmises. »
Ce n’est là qu’un exemple des préceptes que la Tradition transmet aux pasteurs des Églises, c’est-à-dire les évêques. Dans l’Église, la transmission de la foi est toujours assurée, garantie, confirmée par les saints Mystères que l’Église distribue, dont le centre est l’Autel de la célébration eucharistique, c’est-à-dire par l’évêque au centre de l’Église locale, et par la communion des évêques réunis en synode. Toute la Tradition tourne autour des saints Mystères que distribue l’Église, c’est autour d’eux que la foi s’affirme.
Constamment les Conciles œcuméniques souligneront cette importance de la Tradition dans leurs canons, prescrivant que personne n’ose introduire quoi que ce soit de nouveau contre l’enseignement traditionnel de l’Église, afin que l’enseignement fondamental ne soit pas corrompu de cette manière. Dans son canon 7, le VIIème Concile œcuménique ordonne, après l’agitation qui avait été introduite dans l’Église par les tentatives de réforme des iconoclastes, que tout ce qui avait été supprimé par eux dans l’Église doive être restauré et remis en vigueur selon la Tradition écrite et orale, et qu’il faut déposer tout évêque qui enfreindrait la Tradition ecclésiastique.
C’est donc de la Tradition non-écrite qui a été remise par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils avaient fondées, que l’Église tient cette dimension sacramentelle qui la distingue radicalement de toutes les institutions humaines, même de celles qui sont pieuses. C’est la Tradition non-écrite qui enseigne à l’Église comment elle doit baptiser, comment elle doit oindre les nouveaux baptisés du don du saint Esprit, célébrer l’Eucharistie, ordonner les évêques et les prêtres, et la Tradition détermine aussi les paroles de ces saints Mystères -- qui ont joué un rôle capital dans la formulation de la foi, -- et c’est encore cette Tradition qui fixe les règles de fonctionnement de l’institution ecclésiale.
L’Église orthodoxe a la convistion d’être l’héritière, non seulement du texte des Écritures, mais aussi de toute une Tradition extrêmement forte et riche. Mais s’agit-il seulement d’éléments contingents liés à l’Histoire ? Comment l’Église a-t-elle pris conscience d’elle-même, de son originalité, de sa réalité concrète ? La création des structures que l’Église connaît aujourd’hui est-elle le fruit des nécessités de l’époque ? Lorsqu’on essaye de comprendre comment les premiers chrétiens ont été amenés à formuler leur foi, on pense généralement qu’ils sont partis de convictions fortes et émouvantes, mais qu’ils ne pouvaient ni clairement exprimer, ni définir, ni analyser. Les fortes déterminations tant dogmatiques que structurelles que nous lui connaissons aujourd’hui auraient donc été élaborées sous le poids d’une évolution historique.
Ce ne serait donc que sous la pression des faits qu’ils auraient dû transcrire, tant les événements qu’ils avaient vécus que les enseignements reçus, et ce serait encore plus tard qu’ils songèrent à créer des structures pour leurs communautés, parce que la Venue du Royaume tardait. Et le Nouveau Testament serait la transmission écrite, codifiée au début du IIème siècle, des souvenirs de la Communauté primitive à la lumière de cette expérience difficilement exprimable, cependant que c’est seulement au IVème siècle que serait apparue la codification de la foi dans le Symbole de Nicée, ainsi que la codification des structures. Il s’agirait donc de textes encore plus tardifs que le Nouveau Testament.
Or l'Église dy Christ doi-ellese laisser circonscrire à la seule Ecruture ? À l’époque moderne, telle qu’elle a été inaugurée par la Réforme, tout l’effort de la pensée religieuse est de faire découler toute affirmation théologique de l’Écriture, et de l’Écriture seule (Sola Scriptura), en remontant le plus loin possible au-delà de ces codifications. On se fixe donc comme but de retrouver les intuitions initiales et informulables de la Communauté primitive.
L’Église se présente comme la communion d’une multiplicité de personnes. Ces personnes apportent leur libre acquiescement au Salut apporté par le Verbe incarné, le Dieu homme, vrai Dieu et vrai homme et qui ont reçu le Baptême de l’eau et de l’Esprit. Pour les constituer en Église le Verbe incarné, le Dieu-homme, leur confie une Révélation. De cette Révélation, l’Écriture sainte n’est que la partie émergée de l’iceberg, c’est la Tradition écrite, et les Évangiles en sont le sommet. Il existe aussi toute une Tradition non-écrite, qui enveloppe la Tradition écrite et même nous la transmet et fixe le canon des Écritures, mais qui comprend bien d’autres éléments, de révélations et de prescriptions.
Plus que de notions conceptuelles, la Tradition non-écrite comprend un noyau central de prescriptions liturgiques concernant les saints Mystères de l’Église, et un certain nombre de prescriptions canoniques, réglant le comportement des membres de l’Église. Ce sont ces prescriptions précises qui ont amené l’Église a expliciter des implications dogmatiques, comme l’a fait par exemple saint Basile en affirmant la divinité du saint Esprit en se fondany sur la formule de la doxologie trinitaire : Gloire au Père, et au Fils, et au Saint Esprit.
L’ensemble de Tradition non-écrite a été remise par le Seigneur Lui-même à ses Apôtres, en plus de la proclamation publique de la Bonne Nouvelle, telle que les Évangélistes devaient la transcrire dans les quatre Évangiles, et ce sont ces Apôtres qui l’ont transmise aux premiers évêques des Églises locales qu’ils avaient fondées, qui l’ont à leur tour remise à leurs successeurs, par la voie de la succession des synodes épiscopaux. (Les évêques sont légitimes non pas en vertu d'une "succession apostolique", mais en raison de leur appartenance à un Synode provincial qui est lui-même en communion avec les autres synodes épiscopaux orthodoxes)
Selon l’enseignement de l’Église orthodoxe cependant, l’Écriture doit être comprise à la lumière de la Tradition. Mais que faut-il donc entendre par Tradition ? Il s’agit d’un enseignement conservé à l’intérieur de l’Église (c’est le véritable sens du mot “ésotérique”), différent de la proclamation des Paraboles et des Béatitudes destinée à la totalité des hommes.
Dès la fin du IIème siècle, vers 190, le disciple des disciples du Christ, saint Irénée, évêque de Lyon, s’était déjà exprimé sur ce sujet dans les termes que voici : « Ainsi donc la Tradition des Apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer tous les évêques qui furent établis par les Apôtres dans les Églises, et leurs successeurs jusqu’à nous. » pour lui donc, qui vivait en Gaule, la Tradition remontait aux Apôtres et était transmise par la hiérarchie épiscopale.
Et un peu plus loin il poursuit : « S’il s’élevait une controverse sur quelque question de faible importance, ne faudrait-il pas recourir aux Églises les plus anciennes, celles où les Apôtres ont vécu, pour recevoir d’elles sur la question en cause la doctrine exacte ? Et à supposer même que les Apôtres ne nous eussent pas laissé d’Écriture, ne faudrait-il pas alors suivre l’ordre de la Tradition qu’ils ont transmise à ceux à qui ils confiaient ces Églises ? » Or saint Irénée venait de la région de Smyrne, où il avait connu saint Polycarpe et les Églises les plus anciennes de l’histoire (c’est dans cette province d’Asie que l’Église s’est organisée le plus solidement dès le IIème siècle).
Citons également un récit que nous rapporte Jean Moschus, dans lequel on voit des enfants “jouer au Baptême” sur la plage d’Alexandrie, vers 310. L’évêque Alexandre s’étant approché vit « qu’ils imitaient certaines parties secrètes des saints Mystères… et qu’ils avaient tout fait selon l’usage de nos rites. » (S’ils les connaissaient c’était probablement parce que certains d’entre eux étaient fils de prêtres). Ils s’agissait donc de rites bien précis.
Bien d’autres éléments encore constituent la Tradition apostolique telle qu’elle nous sera transmise par la succession des Conciles de l’Église. Elles les a explicités progressivement, à mesure que se posaient des questions dogmatiques ou pratiques. On remarquera que la forme la plus ancienne de la Tradition non-écrite consiste en des prescriptions concrètes et précises, des manières d’agir et de faire concernant la célébration des saints Mystères et les modes de fonctionnement internes et les rapports entre les différents ordres de l’Église. Ce qui est plus tardif c’est l’explicitation des implications dogmatiques de ces manières de faire et d’agir.
Une difficulté naquit rapidement de la multiplication des formes locales de la Tradition. Par exemple un certain nombre de formules locales existaient pour le Symbole de la foi que le catéchumène devait réciter au Baptême. De même les règles de fonctionnement de l’Église, c’est-à-dire les Canons, subissaient des additions non inspirées par la Tradition. Un effort d’unification et d’authentification était nécessaire. Un bienheureux anonyme nous a laissé une transcription des règles transmises par les Apôtres, les Canons apostoliques, tels qu’ils avaient été transmis par la Tradition orale.
C’est en 325, à l’initiative de l’empereur Constantin qui venait de reconnaître officiellement le Christianisme, qu’un Concile œcuménique, le Ier Concile œcuménique, qui se réunit à Nicée, adopta un texte unique de la foi dit Symbole de Nicée, créant un néologisme essentiel à l’explicitation de la foi trinitaire, l’épithète "consubstantiel”, et c’est également lors de ce Concile qu’on reconnut l’authenticité de cette rédaction des “Canons apostoliques” qui avait été transcrite peu auparavant.
Vers 340, le canon 21 du Concile local de Gangres (réunissant les évêques du diocèse civil du Pont) déclare : « nous demandons que l’on fasse dans l’Église tout ce qui nous est transmis par les saintes Écritures et les traditions apostoliques », plaçant donc l’autorité de la Tradition à égalité avec celle de la Sainte Écriture. Ce n'est qu'un exemple.
Ces efforts d’unification et de codification comportaient-ils une altération de la Tradition ? Saint Basile le Grand confirmait vers 375 qu’il existe deux formes de la Tradition : la “Tradition écrite” (c’est-à-dire l’Écriture sainte, Ancien et Nouveau Testaments) et la “Tradition non-écrite”, toutes deux remontant aux Apôtres. Sous ce nom de "Tradition non-écrite", il entendait, non pas des enseignements secrets et supérieurs, réservés à quelques initiés, mais une série d’éléments très concrets, s’imposant à la pratique de l’Église, et exprimant sous forme de textes liturgiques et canoniques une part considérable de la Révélation dogmatique.
C’est en se référant à la Tradition, dont il a cherché la confirmation en s’adressant à l’autorité des plus anciennes Églises (les Églises d’Asie mineure), comme l'avait déjà conseillé saint Irénée, que saint Basile tranche un délicat problème concernant la manière de recevoir dans l’Église les membres des groupes qui s’en sont écartés. Il est le premier à expliciter cette règle, en se référant à la Tradition apostolique, selon laquelle on doit respecter le geste du Baptême qu’ont conféré certains non-orthodoxes, ceux qui ont administré le Baptême en observant les règles traditionnelles. Certes leur Baptême n’a pas pu apporter la Grâce, mais l’Église orthodoxe pourra et devra ajouter cette Grâce baptismale à un Baptême nul, en donnant directement la Chrismation, c’est-à-dire l’onction du saint Chrême conférant simultanément avac la grâce baptisma les dons du Saint Esprit, normalement donnée après le Baptême. C’est une explicitation de la Tradition apostolique, que saint Basile préfère aux dispositions prises par saint Cyprien de Carthage dans le seul cadre de sa jurudiction
Dans son canon 91 (tiré de son livre Sur le Saint Esprit) nous pouvons trouver ce commentaire très significatif sur l’importance de la Tradition : « Parmi les dogmes et les kérygmes que nous conservons dans l’Église, une partie d’entre eux nous sont parvenus par l’intermédiaire de la Tradition écrite, mais pour le reste nous les avons reçus dans le mystère de la Tradition qui nous a été transmise depuis les Apôtres. Pour notre piété elles jouissent, tant l’une que l’autre, d’une force égale et personne n’osera s’y opposer pour autant qu’il ait un minimum d’expérience des affaires ecclésiastiques. Si en effet nous entreprenions de rejeter les traditions non-écrites, sous prétexte qu’elles seraient sans valeur, nous porterions atteinte, même si c’était sans nous en apercevoir, à des points essentiels de l’Évangile, et plus même nous viderions de tout contenu le nom même de la prédication catéchétique. » Et dans le canon 92 du même Basile, toujours sur cette question, nous lisons ceci : « J’estime d’ailleurs qu’il est également conforme au précepte de l’Apôtre de rester fidèle aussi aux traditions non-écrites. Je vous loue, dit-il, de ce qu’en tout vous vous souvenez de moi et que vous gardiez les traditions telles que je vous les ai transmises. » Et de même : « Gardez les traditions que vous avez reçues, soit par parole, soit par écrit. »
Autrement dit l’affirmation de saint Basile implique que, dès le début l’Église s’est transmis une foi fortement structurée par les formules précises, les rites exacts qu’elle devait employer dans ses actions sacrées, les saints Mystères de l’Église. C’est ainsi que saint Basile donnait pour exemple de traditions non-écrites : le signe de Croix, la prière eucharistique faite tournée vers l’Orient en signe d’attente eschatologique, les rites du Baptême et de la Chrismation, et la conclusion de toutes les prières par une louange adressée aux trois Personnes de la Trinité (ce qui lui permettra d’écrire un ouvrage pour affirmer que la divinité su Saint Esprit fait partie de la Révélation ; or il s’agit d’une Révélation non-écrite) : il cite aussi l’invocation de l’Esprit-saint faite sur le pain et le vin offerts, c’est-à-dire le texte de l’Eucharistie, dont saint Basile nous a d’ailleurs laissé une transcription, que nous appelons la Liturgie de saint Basile.
Et pour saint Basile la Tradition non-écrite est même plus vaste que la Tradition écrite (l’Écriture sainte), car elle la contient puisque c’est la première, la Tradition écrite, qui a fixé la liste des livres figurant dans l’Écriture sainte, le Canon des Écritures. C’est en effet la Tradition non-écrite de l’Église qui confirme pour notre usage, nous certifie et nous définit, le texte même de la Sainte Écriture.
Sous le nom de Tradition, il faut également comprendre la réception dans l’Église des principes fondamentaux de sa structure, principes qui ont été posés par le Fondateur de l’Église Lui-même, remis aux Apôtres dans un enseignement intérieur qui n’est pas l’objet du Nouveau Testament, et transmis par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils ont créées : ce sont eux qui ont organisé l’Église et qui ont indiqué sur des points précis comment l’Église doit être gouvernée, et le Concile de Nicée a justement reconnu dans le texte appelé les Canons apostoliques l’expression exacte des consignes transmises par les Apôtres aux tout premiers évêques.
Le Seigneur avait en effet remis à des Apôtres un noyau central, fondamental et essentiel, d’enseignements et de prescriptions, de gestes et de rites, de règles et de normes. Il laissait aux évêques pasteurs des Églises locales réunis en synodes, en Conciles le soin d’en découvrir, d’en expliciter et d’en développer les implications. Il y avait donc dans l’Église, dès les origines, à côté du texte de l’Écriture sainte, un ensemble précis de doctrines, de préceptes et de textes liturgiques qui constituaient la Tradition non-écrite, transmise par voie orale d’évêque en évêque.
C’est alors que s’éclairent pour nous les multiples allusions aux consignes orales laissées aux Apôtres qui se trouvent déjà dans le Nouveau Testament. C’est ainsi que l’apôtre Paul écrit à Timothée pour lui rappeler les paroles par lesquelles il lui a dit comment bien exercer son gouvernement; et qu’en lui rappelant ce qu’il lui a indiqué, il lui recommande de le transmettre de même à des hommes fidèles qui soient capables d’en instruire encore d’autres. Dans leurs Épîtres, les Apôtres disent aux premiers évêques qu’ils ont eux-mêmes institués comment ils doivent gouverner les Églises. C’est ainsi que les plus importantes des institutions qui régissent la structure et de la vie de l’Église y ont été gardées par une tradition ininterrompue, d’un évêque à l’autre. C’est ce qu’Irénée évoquait lorsqu’il parlait de la Tradition de l’Église
Revenons donc à saint Basile, qui nous définit l’importance de la Tradition : « Parmi les dogmes que nous conservons dans l’Église, une partie d’entre eux nous sont parvenus par l’intermédiaire de la Tradition écrite, mais pour le reste nous les avons reçus dans le mystère de la Tradition qui nous a été transmise depuis les Apôtres. […] Si en effet nous entreprenions de rejeter les traditions non-écrites, sous prétexte qu’elles seraient sans valeur, nous porterions atteinte, même si c’était sans nous en apercevoir, à des points essentiels de l’Évangile, et plus même nous viderions de tout contenu le nom même de la prédication catéchétique (qui se fonde, elle sur la Tradition écrite). […] J’estime d’ailleurs que rester fidèle aux traditions non-écrites est également conforme au précepte de l’Apôtre, car il dit : « Je vous loue de ce qu’en tout vous vous souvenez de moi et que vous gardiez les traditions telles que je vous les ai transmises. »
Ce n’est là qu’un exemple des préceptes que la Tradition transmet aux pasteurs des Églises, c’est-à-dire les évêques. Dans l’Église, la transmission de la foi est toujours assurée, garantie, confirmée par les saints Mystères que l’Église distribue, dont le centre est l’Autel de la célébration eucharistique, c’est-à-dire par l’évêque au centre de l’Église locale, et par la communion des évêques réunis en synode. Toute la Tradition tourne autour des saints Mystères que distribue l’Église, c’est autour d’eux que la foi s’affirme.
Constamment les Conciles œcuméniques souligneront cette importance de la Tradition dans leurs canons, prescrivant que personne n’ose introduire quoi que ce soit de nouveau contre l’enseignement traditionnel de l’Église, afin que l’enseignement fondamental ne soit pas corrompu de cette manière. Dans son canon 7, le VIIème Concile œcuménique ordonne, après l’agitation qui avait été introduite dans l’Église par les tentatives de réforme des iconoclastes, que tout ce qui avait été supprimé par eux dans l’Église doive être restauré et remis en vigueur selon la Tradition écrite et orale, et qu’il faut déposer tout évêque qui enfreindrait la Tradition ecclésiastique.
C’est donc de la Tradition non-écrite qui a été remise par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils avaient fondées, que l’Église tient cette dimension sacramentelle qui la distingue radicalement de toutes les institutions humaines, même de celles qui sont pieuses. C’est la Tradition non-écrite qui enseigne à l’Église comment elle doit baptiser, comment elle doit oindre les nouveaux baptisés du don du saint Esprit, célébrer l’Eucharistie, ordonner les évêques et les prêtres, et la Tradition détermine aussi les paroles de ces saints Mystères -- qui ont joué un rôle capital dans la formulation de la foi, -- et c’est encore cette Tradition qui fixe les règles de fonctionnement de l’institution ecclésiale.